« Grignotage de compétences » : le fédéralisme, ce n’est pas plus d’Europe par tous les moyens possibles

, par Juuso Järviniemi, traduit par Julien Piron

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« Grignotage de compétences » : le fédéralisme, ce n'est pas plus d'Europe par tous les moyens possibles
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En études européennes, le « grignotage » des compétences fait référence à une situation où l’Union européenne légifère dans un domaine hors de son champ de compétences. Le traité de Lisbonne a tenté de s’attaquer à la possibilité d’édicter des règlements européens de manière détournée. Pourtant, dans le Journal of Common Market Studies de mars 2019, Sacha Garben dénonce la présence de ce phénomène encore aujourd’hui. Voici un résumé de l’article de Sacha Garben, « Competence Creep Revisited », suivi d’un bref commentaire.

D’où provient ce « grignotage » des compétences ?

Dans son article, Sacha Garben pointe du doigt six sources desquelles provient ce phénomène et analyse les effets de chacune d’entre elles d’un point de vue démocratique. Les six sources sont 1) l’adoption par l’UE de législations qui portent indirectement sur un autre domaine ; 2) les décisions judiciaires qui semblent étendre le champ d’influence de l’UE ; 3) les accords internationaux, comme les accords commerciaux, qui limitent la marge de manœuvre des États membres ; 4) le « droit souple » (soft law) ; 5) différents aspects de la gouvernance économique comme les aides financières liées à certaines conditions ; et 6) les accords intergouvernementaux hors cadre européen, également traités par l’auteure dans son article.

L’arrêt Bosman de 1995 est un cas très médiatisé d’appropriation de compétences étatiques par la Cour de justice de l’UE (à l’époque Cour de justice des Communautés européennes). L’UE avait beau ne pas être compétente en matière de sport, la Cour a qualifié le sport d’activité économique et a notamment invoqué la libre circulation des travailleurs dans certains points de son arrêt. À la suite de cette décision, il n’a plus été possible de limiter le nombre de joueurs citoyens d’un autre État membre présents dans une équipe.

Au sujet des accords commerciaux, Sacha Garben dresse le constat que les États membres ne peuvent légiférer comme bon leur semble étant donné qu’ils sont tenus, au même titre que l’UE, de respecter les engagements contractés, ce qui peut notamment limiter leur marge de manœuvre pour les affaires sociales. En outre, un accord commercial peut parfois avoir des effets dans des domaines dans lesquels l’UE ne devrait normalement pas avoir le pouvoir d’harmoniser les politiques nationales.

Les gouvernements nationaux ont également leur part de responsabilité

Bien que les problèmes évoqués dans les exemples ci-dessus soient le fait d’institutions européennes, les gouvernements nationaux endossent également une part de responsabilité dans le transfert de compétences. Ainsi, bon nombre de mesures « européennes » prises pour résoudre la crise de l’euro ont été adoptées par les États membres eux-mêmes. Prenons l’exemple du mécanisme européen de stabilité. Certes, tous les membres de la zone euro en font partie, mais il a, dans les faits, été créé par les gouvernements en tant que nouvelle organisation intergouvernementale à part entière. Reposant sur le stigma lié au non-respect d’un engagement non contraignant, le « droit souple » dérive quant à lui souvent de la « méthode ouverte de coordination » entre États membres, et peut conduire à des changements profonds dans le fonctionnement national des États.

Les pouvoirs exécutifs aux niveaux national et européen, au même titre que les cours et tribunaux, sortent vainqueurs de cette dérive, qui se fait au détriment des parlements nationaux et du Parlement européen. Sacha Garben considère dès lors que ce phénomène menace la démocratie.

Comme mentionné en introduction, les modifications apportées par le traité de Lisbonne n’ont pas permis de résoudre ce problème. Délimiter plus précisément les compétences de l’UE semblait être la bonne solution, mais Sacha Garben souligne que les textes législatifs portent habituellement sur de nombreux domaines à la fois, ce qui rend une telle délimitation difficile. En effet, l’auteure écrit que « tout régime fédéral caractérisé par une stricte démarcation des compétences entre les différents niveaux de gouvernance est voué à l’échec ». Au contraire, ce phénomène de « grignotage » des compétences pourrait être un argument en faveur d’un « fédéralisme coopératif », où différents niveaux collaborent pour aborder des questions communes plutôt que de s’isoler sur leurs propres attributions. Pour aborder ce problème, Sacha Garben propose de s’attaquer simultanément aux diverses sources d’ « érosion » de compétences étatiques. Dans le même temps, en raison de la mise à l’écart du Parlement européen, elle préconise de renforcer le rôle de la procédure législative ordinaire.

Analyse personnelle : Le fédéralisme, ce n’est pas seulement « plus d’Europe »

La question de la dérive des compétences représente un exemple parfait pour démontrer que l’objectif principal du fédéralisme européen et la motivation de ses partisans ne sont pas de donner plus de pouvoirs à l’UE. En effet, la dérive des compétences entraine une coordination accrue au niveau européen et, d’une certaine manière, un pouvoir plus important accordé aux institutions de l’UE. Or, un fédéraliste attaché à la théorie devrait s’alarmer face à un tel phénomène.

Loin d’une centralisation à tous crins, le fédéralisme cherche à mettre en place une gouvernance efficace et efficiente, ainsi qu’à promouvoir la démocratie et la transparence. Ceux qui s’inquiètent de l’apparition de règles européennes par des portes dérobées, derrière le dos des citoyens, préfèreraient que les décisions soient prises en toute transparence. La doctrine fédéraliste est tout à fait compatible avec ce point de vue : le renforcement du Parlement européen est l’un des sujets les plus débattus au sein des cercles fédéralistes et l’objectif est précisément de remplacer les accords conclus en coulisses par des décisions ouvertes et transparentes. « Européen » n’est pas toujours synonyme de fédéraliste.

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