Pour certains, la Suisse est une énigme. Une énigme politique en premier lieu, le système fédéral de gouvernance suisse peut paraître des plus abscons pour un esprit français habitué au centralisme à outrance. Une énigme historique ensuite, l’histoire de ce pays alpin, central en Europe occidentale, n’est que très rarement abordée dans les livres d’histoire français. Tout au plus sait-on que la Suisse est une nation qui défend encore farouchement sa neutralité.
Pourtant, l’histoire helvétique est riche de sa complexité et s’inscrit pleinement dans le contexte belliqueux européen, du moins à la fin du Moyen-Âge et durant la Renaissance. L’une des caractéristiques du pays est l’émergence très tardive d’une identité qui transcende réellement l’appartenance cantonale. Le drapeau suisse présente donc des caractéristiques quelque peu paradoxales, puisqu’il a été adopté très récemment, mais dont l’origine remonte aux premiers siècles de l’ère chrétienne.
La croix suisse remonterait à l’antiquité tardive
Selon le site du dictionnaire historique de la Suisse, le symbole helvétique le plus reconnaissable remonterait aux derniers siècles de l’Antiquité. Une légende rapportée vers le milieu du Vème siècle évoque le martyr dans la région du Valais actuel d’une légion de soldats romains originaires de Thébaïde (en Égypte) qui avait refusé de massacrer des populations chrétiennes vers l’an 300. Le culte qui en a résulté et le symbole de la croix utilisé étaient particulièrement vénérés dans le Royaume de Bourgogne (dont faisait partie la moitié occidentale de la Suisse) au milieu du Moyen-Âge.
Deux autres pistes sont envisagées par les historiens : une croix ornait par exemple la bannière du Saint Empire dès le XIIème siècle, ou alors celle-ci faisait référence à l’Arma Christi, les « instruments de la Passion », particulièrement vénéré en Suisse centrale et que les cantons primitifs ont mis sur leurs bannières rouges (dites « bannières de sang ») dès la fin du XIIIème siècle. Ainsi, l’un des cantons fondateurs de la Confédération, la vallée de Schwytz, ornait son étendard rouge d’une croix blanche. Ce paisible canton de Suisse centrale serait ainsi à l’origine du nom comme du drapeau de la Suisse moderne.
Symbole de la cohésion des confédérés dès la fin du Moyen-Âge
Les premiers siècles de l’histoire helvétique peuvent être résumés en une succession de traités d’alliances entre des petites entités campagnardes ou des villes, parfois villes libres d’Empire. Ces « Stätten » ou « Stände », en français « cantons », ont compris dès la fin du XIIIème siècle l’intérêt de s’unir pour défendre leurs intérêts propres vis-à-vis de la puissance grandissante de la famille des Habsbourg, dont l’un de ses représentants avait déjà été couronné Empereur du Saint Empire en 1273. Aussi les vallées d’Uri, de Schwytz et d’Unterwald, autour du Lac des Quatre-Cantons, se sont-elles unies selon la tradition le 1er août 1291 (« Pacte fédéral »), un pacte renouvelé en 1307 (« Serment du Grütli ») et renforcé en 1315 (« Pacte de Brunnen ») après la reconnaissance de leur union par l’Empereur du Saint Empire en 1309.
Durant tout le XIVème siècle, un certain nombre de villes s’est joint aux Confédérés, à l’instar de Lucerne, Zurich, Zoug et Berne entre 1332 et 1353. Lors de la bataille de Laupen en 1339, les Bernois se sont parés d’une croix composée de deux bandes blanches à longueur identique pour les différentier des Autrichiens et des Bourguignons. Cela peut être considéré comme une première preuve de l’utilisation de la croix suisse comme facteur de cohésion entre les cantons, puisque dès le XVème siècle, celle-ci a été utilisée sur le fanion fédéral des mercenaires suisses. A partir du XVIème siècle, son utilisation a été généralisée à des usages civils.
Illustration de la chronique Luzerner Schilling montrant les Suisses à la bataille de Nancy en 1477. Des croix sont reconnaissables parmi les fanions cantonaux (comme celui de Glaris à gauche).
Dans son ouvrage de référence sur l’histoire de la Suisse, l’historien Thomas Maissen évoque ainsi le « Bundesthaler » de l’orfèvre zurichois Jakob Stampfer et son caractère exceptionnel : cette médaille en argent de 1560 représentait l’ensemble des 13 cantons souverains de l’époque ainsi que les pays alliés (comme par exemple la ville de Mulhouse), avec en son centre la croix suisse telle que nous la connaissons aujourd’hui. Un symbole d’unité d’autant plus intéressant que les Confédérés étaient en proie à l’époque à de graves dissensions provoquées par la Réforme, allant parfois jusqu’à des scissions à l’intérieur même de cantons (Appenzell s’est séparée en deux entités sur des bases religieuses en 1597).
Drapeau suisse arboré sur les champs de batailles dès le XVème siècle. La croix blanche est plus fine que sur le drapeau actuel.
Drapeau fédéral depuis 1848
Durant toute la période dite « moderne » (1492-1789), la Suisse n’était qu’une vague confédération de cantons entièrement souverains, dont les représentants se retrouvaient à intervalles réguliers dans la ville de Baden, en Argovie actuelle, afin de discuter du budget intercantonal et de la gestion des baillages (territoires) communs, notamment en Thurgovie et dans le Tessin italophone. Le drapeau suisse n’avait donc aucune espèce de fonction identitaire.
Les choses se sont brusquement accélérées à la faveur de la Révolution française et de ses conséquences. En 1798, un régime très centralisé a été imposé aux Suisses par le Premier Consul Bonaparte : la République helvétique. Cette Suisse de 19 cantons arborait un drapeau entièrement différent : un carré de trois bandes horizontales verte, rouge et jaune, avec en son centre l’inscription « République Helvétique ». L’Acte de Médiation de 1803 a mis fin à l’expérience centralisatrice, mais il a fallu attendre 1815 pour que la Confédération des 22 cantons utilisât de nouveau le drapeau rouge à la croix blanche.
Drapeau de la République helvétique voulue par Napoléon Bonaparte.
Néanmoins, l’influence politique française avait essaimé, et le besoin de construction d’un État moderne en Suisse s’est fait de plus en plus sentir tout au long de la première moitié du XIXème siècle. Le drapeau suisse aux proportions actuelles a été créé en 1840 à l’initiative du Général Dufour : la croix multiséculaire a été apposée sur un fond rouge, symbolisant pour certains le sang du Christ (en écho à la forte religiosité d’un pays à la fois catholique et protestant), pour d’autres la tenue des soldats bernois qui ont été les premiers à l’arborer en signe de reconnaissance sur les champs de batailles du XIVème siècle.
Après la guerre du « Sonderbund » entre 1846 et 1848, la Suisse s’est dotée de sa première constitution d’essence fédérale en 1848 et a officialisé l’usage du drapeau comme symbole national et sur la scène internationale. En 1889, le Conseil fédéral en a précisé les derniers détails d’ordre esthétique.
Aujourd’hui, les citoyens suisses se sont largement appropriés leur drapeau, il suffit de se promener dans les villes ou dans les alpages pour voir quantité de bâtiments ou de chalets arborer fièrement des drapeaux suisses au milieu des différents drapeaux cantonaux qui n’ont pas été relégués à la faveur de la centralisation (somme toute assez modeste en comparaison à d’autres États, même fédéraux).
Mais pourquoi le drapeau suisse est-il carré ?
Le drapeau suisse est l’un des deux seuls à être officiellement carrés, avec celui de la Cité du Vatican. Cette particularité est à retrouver dans les racines profondément martiales de la Suisse : les étendards de guerre étaient traditionnellement carrés au Moyen-Âge. Or, la cohésion suisse s’est largement construite sur la réputation de ses mercenaires qui ont remporté de grandes batailles contre les Habsbourg et les Bourguignons durant les derniers siècles du Moyen-Âge. La tradition a perpétré la forme caractéristique du drapeau d’un pays devenu désormais rétif à toute forme d’alliance militaire.
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