« Impossible d’être au milieu, on voudra forcément te mettre dans une case »

la situation des médias polonais racontée par la journaliste Barbara Erling. Un article de la série « la liberté de la presse en Europe en 2020 »

, par Maria Popczyk

« Impossible d'être au milieu, on voudra forcément te mettre dans une case »
Varsovie. Crédit : licence pixabay

Classée 62e en 2020, la Pologne est depuis quelques années en chute dans le Classement mondial de la liberté de la presse de Reporters Sans Frontières. On assiste à une forte polarisation des médias autour de deux camps : les pro- et anti-gouvernementaux, ce qui a un impact sur la qualité de l’information. De profondes divisons se sont créées au sein-même de la société polonaise, entre ceux qui regardent le JT de la télévision publique et ceux qui préfèrent les chaînes privées ainsi que la presse indépendante. Les journalistes, qui se trouvent forcément au milieu de ces tensions, se voient très vite stigmatisés. État des lieux de la liberté des médias en Pologne avec Barbara Erling – journaliste polonaise ayant travaillé pour le quotidien Gazeta Wyborcza en tant que Google News Initiative Fellow, précédemment correspondante de CNN Indonesia, TVP et Thompson Reuters.

Depuis 2016, on parle beaucoup – en Pologne comme en Europe - des tentatives de limiter la liberté des médias par le parti au pouvoir, Droit et Justice (PiS). Tout a commencé avec un remaniement des cadres de la télévision publique (TVP) et la nomination d’un proche du PiS, Jacek Kurski, à la présidence de la chaîne. A quel point la situation des médias publics s’est-elle détériorée au cours des cinq dernières années ? Qu’est-ce qui entrave le plus le fonctionnement normal des médias ?

La situation des médias publics a toujours été imparfaite, car depuis sa création, la chaîne TVP dépend du parti qui est au pouvoir. Le remaniement qui s’est produit en 2016 était selon moi compréhensible d’un point de vue politique, et il découlait d’un défaut des journalistes polonais, à savoir la déclaration de leurs préférences pour tel ou tel parti. Cela me semble également logique dans une perspective commerciale, puisqu’un employé critique envers le fonctionnement de son entreprise est susceptible de se faire licencier. C’est ce qui est arrivé aux journalistes qui affichaient ouvertement leur opposition au parti du gouvernement – ce dernier, ayant en quelque sorte le rôle d’employeur, ne voulait pas garder de salariés potentiellement nocifs. A mon avis, les deux camps ont leur part de responsabilité.

Ces cinq dernières années, c’est la franchise avec laquelle TVP construit la réalité politique qui a évolué. Les procédés utilisés par la chaîne publique sont particulièrement bien adaptés à l’ambiance, aux craintes et aux préjugés des Polonais. La télévision publique et la vision du monde qu’elle présente parvient remarquablement à atteindre ses téléspectateurs, les confortant dans la conviction que la Pologne est un pays idéal, prospère, merveilleusement gouverné, bien meilleur que la société occidentale décadente.

Ce qui m’inquiète, ce sont les coups de propagande auxquels TVP n’hésite pas à recourir. Avant les élections parlementaires de 2019, la télévision publique présentait les gays et les lesbiennes comme des déviants, des pervers guidés par des instincts animaux. Pendant quelques mois, on pouvait voir une succession d’émissions basées sur les mêmes images, qui transmettaient une vision stéréotypée de la communauté LGBT : des drag queens, des hommes qui s’embrassent à moitié nus etc. Ce genre d’opérations consistant à diffuser des images de manière répétitive pour susciter certaines émotions chez les destinataires a été employé par Goebbels, pour ses actions de propagande. Je suis inquiète pour les effets que ça pourrait avoir sur le long terme.

A la mi-avril, la télévision publique a durement critiqué la chaîne privée TVN (une des deux chaînes privées les plus regardées par les Polonais). Quelle en était la raison ?

Tout a commencé lorsque Jarosław Kaczyński (dirigeant du PiS et frère jumeau du président Lech Kaczyński, décédé le 10 avril 2010) a décidé de commémorer le 10e anniversaire de la catastrophe de Smoleńsk. Alors que tous les Polonais suivaient les recommandations du gouvernement en restant confinés chez eux et en évitant de voir leurs proches, le leader du PiS n’a respecté aucune de ces règles. Tout d’abord, entouré de sa famille, de gardes du corps et d’officiels, il a déposé une gerbe de fleurs devant le monument de son frère et celui des victimes de la catastrophe. Ensuite, il s’est rendu au cimetière, actuellement interdit d’accès, pour se recueillir devant la tombe de sa mère. Son comportement, en violation des règles liées à la pandémie du Coronavirus, a été critiqué par TVN.

La télévision publique est immédiatement venue à la rescousse de M. Kaczyński – peu étonnant pour une chaîne qui flatte son parti depuis qu’il arrivé au pouvoir. Un reportage de TVP a visé Justyna Pohanke, une présentatrice du journal télévisé de la chaîne privée, en s’attaquant à son histoire familiale. Il y a également eu des émissions remettant en question l’indépendance de TVN. La télévision publique a aussi accusé cette dernière de manipuler la vérité et de répandre des fake news. Cette série d’attaques s’est terminée avec l’intervention de l’Ambassadeur des Etats-Unis. Elle a pris la défense de TVN, en déclarant que la chaîne appartenait à un groupe américain dont les priorités sont la transparence, la liberté d’expression, et un journalisme indépendant et responsable. L’Ambassadeur a fait comprendre que toute affirmation contraire était fausse, ce qui a fait reculer le gouvernement américanophile.

Tu as récemment écrit un article pour Notes from Poland au sujet des médias polonais au temps du Coronavirus. Tu évoques notamment le fait que le gouvernement aurait volontairement omis Gazeta Wyborcza lors de la diffusion d’une publicité payée contenant des informations sur le virus. Comment la pandémie a-t-elle impacté le travail des médias indépendants ?

Hormis le jeu politique du gouvernement et de Gazeta Wyborcza, les restrictions liées au Coronavirus – surtout celles concernant les rencontres et les déplacement - sont très contraignantes pour de nombreux journalistes. Les reporters souffrent particulièrement en ce moment, puisqu’ils ont l’habitude de travailler sur le terrain, et là ils se retrouvent les mains liées : impossible de quitter son domicile, aller à la rencontre des témoins des événements, voyager. En cette période de pandémie, on a tous envie de voir ce qu’il se passe au front, c’est-à-dire dans les hôpitaux. Toutefois, en raison des restrictions, les journalistes ne peuvent pas accéder aux hôpitaux si facilement pour préparer leurs reportages.

A cela s’ajoute le fait que l’on fasse taire les lanceurs d’alerte, qui normalement informent les médias en cas d’abus ou de négligences. Fin mars, une infirmière de Towy Targ (commune au Sud du pays) a été licenciée après avoir évoqué, dans une publication Facebook, le manque de matériel et des irrégularités de fonctionnement de son hôpital. Les lanceurs d’alerte participent de façon significative à l’activité des médias qui, en tant que quatrième pouvoir, doivent exercer une fonction de contrôle.

Le journal Gazeta Wyborcza est l’ennemi médiatique numéro un du parti au pouvoir. Est-ce que tu t’es sentie sous pression lorsque tu y as travaillé ?

Heureusement non, sans doute parce que j’ai travaillé dans le pôle des données et de la technologie, qui essaye de garder ses distances avec les questions politiques. Cependant, ce qui m’a affectée le plus, c’est la stigmatisation. Si tu travailles pour Gazeta Wyborcza, on te colle l’étiquette de gaucho, anticlérical et antipolonais. Si tu travailles pour TVP, on te qualifie de menteur, nationaliste et antieuropéen. Tous les journalistes polonais sont étiquetés suivant ce type de critères, qui varient en fonction de la rédaction pour laquelle ils travaillent.

En Pologne, impossible d’être au milieu, on voudra forcément te mettre dans une case : soit de gauche, soit de droite. Parce que c’est soit tu votes pour la Plateforme Civique (PO, 1er parti d’opposition), soit pour Droit et Justice (PiS). Personnellement, je suis contre un tel traitement, parce qu’en tant que journaliste je m’efforce de respecter toutes les règles éthiques, telles que l’objectivité, l’impartialité, l’honnêteté et la recherche de la vérité. L’étiquetage est mauvais pas seulement pour moi, mais aussi pour tout l’environnement médiatique qui devrait être perçu comme un pouvoir neutre face aux affrontements politiques.

Un grand merci à Barbara Erling d’avoir pris le temps de répondre à ces quelques questions !

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