Investissements étrangers : la Chine dans le viseur de l’UE

, par Nathan Receveur

Investissements étrangers : la Chine dans le viseur de l'UE

« Le document que nous discutons aujourd’hui ne porte pas uniquement sur la Chine ». On pourrait presque penser que cette déclaration de l’eurodéputée lituanienne Liucija Andrikiene (PPE) est ironique, tant le géant chinois a focalisé les critiques cette semaine dans le bâtiment Louise Weiss du Parlement européen. Défense, protection des infrastructures stratégiques, sécurité des télécoms ou encore espionnage industriel. Voici quelques-uns des thèmes débattus dans l’hémicycle strasbourgeois lors de la séance plénière du mois de février. Quelle origine attribuer à cette fièvre anti-chinoise que d’aucuns qualifient de poussée protectionniste ?

L’amorce d’une politique européenne de souveraineté économique ?

Les investissements chinois au sein de l’Union européenne ont certes péniblement atteint les 30 milliards d’euros en 2017, en recul et toujours loin derrière la Suisse ou les États-Unis. Néanmoins, la prise de participation chinoise dans les entreprises et autres infrastructures stratégiques semble plus que jamais obéir à une logique de conquête plutôt qu’aux lois du Marché. En témoigne la CEFC China Energy qui, pas plus tard qu’en 2017 tentait de faire main basse sur le tentaculaire J&T Finance Group. Cette opération a finalement été annulée par veto de la Banque nationale tchèque, mais tous les États membres de l’Union européenne ne sont pas à cette date dotés de l’arsenal juridique nécessaire pour se protéger.

La prise de conscience de cette réalité a été lente, mais le 14 février dernier s’est peut-être joué dans l’hémicycle strasbourgeois le début de la fin d’une grande naïveté européenne. Le Parlement a en effet adopté à une unanimité rare de 500 voix pour, et 49 contre le rapport de l’eurodéputé Franck Proust (PPE, France) portant sur la mise en place d’un cadre européen pour le filtrage des Investissements Directs Étrangers (IDE).

Concrètement, le texte voté par les députés européens incite chaque État membre à se doter d’un mécanisme d’évaluation et de filtrage des IDE. Il confère également à la Commission un droit de regard sur la gestion de chaque cas. L’exécutif européen pourra ainsi rendre public des avis non-contraignants concernant les prises de participation inquiétantes. À l’heure actuelle, seule la moitié des 28 États de l’Union est dotée d’un tel instrument, ce qui permet à certains investisseurs étrangers de prendre le contrôle de pans stratégiques de l’économie européenne.

En la matière le cas du Pirée est aussi édifiant que chargé de symbole. Ce port grec millénaire est le neuvième en Europe en termes de fret, et constitue le débouché naturel de l’Union européenne en Méditerranée orientale. Pourtant, depuis 2016 il est géré par la China Ocean Shipping Company (COSCO), une entreprise appartenant à l’État chinois. De même, l’aéroport de Toulouse-Blagnac a été racheté par CASIL Europe en 2015, filiale de deux entreprises publiques chinoises.

« Ne soyons plus naïfs, on ne vole pas que des technologies, on vole aussi des opinions publiques » - Roberts Zile, eurodéputé letton (ECR)

Les infrastructures de transport à vocation internationales semblent particulièrement visées par les investissements chinois. Est-il légitime pour l’usine de monde de vouloir contrôler l’acheminement des produits après les avoir fabriqués ? Sans doute.

Mais le désintérêt des gouvernements européens et de l’Union en matière d’infrastructure publique se devait de prendre fin. Les politiques d’austérité imposées à la Grèce par la Troïka lors de la crise de l’euro entre 2010 et 2015 sont la cause directe de la vente du principal terminal maritime des Balkans à COSCO. La solidarité européenne d’alors était en effet conditionnée par une cure d’amaigrissement du secteur public. On sait aujourd’hui que quand un État européen lâche le secteur public, c’est l’État chinois qui l’investit. Il serait bienvenu que l’Europe cesse de pousser au désengagement de l’État, pour ensuite déplorer à cor et à cri qu’un autre acteur est venu combler le vide laissé. Ce que la doctrine néo-libérale estime devoir relever du secteur privé, comme le transport par le rail ou le fret maritime, c’est paradoxalement le secteur public chinois qui s’en empare une fois privatisé.

L’eurodéputé suédois Aleksander Gabelic (S&D) résume bien la situation, « tous les investisseurs n’agissent pas à des fins uniquement économiques ». Investir, c’est aussi se créer une clientèle, cela permet d’acheter une opinion publique au-delà d’une entreprise. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le grec Sotiros Zarianopoulos (NI) a été l’un des rares députés à faire entendre sa voix afin de défendre les investisseurs chinois. Pour les salariés du port du Pirée abandonnés par l’État grec et l’Europe, les investisseurs chinois ne représentent pas une menace. Ils sont des sauveurs.

« La question la plus épineuse pour la Chine en Europe est celle de la 5G. » - Reinhard Butikofer (Verts/ALE, Allemagne)

Plus que la perte des infrastructures publiques vitales pour la souveraineté nationale et européenne, c’est le rapt des entreprises du domaine des télécoms et de l’informatique qui a fait office d’électrochoc. Lors d’un débat intitulé « Menaces pour la sécurité liées à la présence technologique croissante de la Chine dans l’UE », l’eurodéputé Reinhard Butikofer estime que « la question la plus épineuse pour la Chine en Europe est celle de la 5G ». L’investissement des télécoms chinois dans le futur réseau européen de 5G inquiète. À juste titre, quand on sait que la loi chinoise de 2014 sur le renseignement oblige les entreprises à transmettre les données de leurs clients au Ministère de la Sécurité de l’État à Pékin.

La Hongrie, dont le mécanisme de tri des IDE est entré en application le 1er janvier 2019, a fait savoir sa volonté de protéger les secteurs à la pointe de son industrie. Le pays a bien signé un partenariat avec le fabricant de smartphone chinois Huawei pour construire son futur réseau de 5G. Mais Viktor Orban se méfie des investisseurs chinois depuis l’affaire Kuka. En janvier 2017 le chinois Midea avait racheté une société allemande spécialisée dans la robotique, Kuka, provoquant la sidération en Allemagne. La social-démocrate néerlandaise Agnes Jongerius (S&D) qui dénonçait encore cette vente lors de la plénière de février, temporise. Pour elle, les leçons de la perte de ce pionnier du machine learning ont rapidement été tirées. Il est vrai qu’entre la proposition initiale de la Commission fin 2017, et le vote du texte par le Parlement, moins de deux ans se sont écoulés.

Les IDE chinois, trompe-l’œil de l’offensive financière américaine sur Europe

Le sentiment général est qu’un jalon a été posé avec l’adoption de ce mécanisme de filtrage. Certains peuvent regretter que le dernier mot concernant la censure d’un IDE reste la prérogative des États-membres, et il est vrai que les gouvernements nationaux sont souvent réticents à bloquer une transaction par peur de faire fuir les investisseurs. Mais il faut rappeler que par le passé, les institutions européennes n’ont pas mieux défendu les secteurs stratégiques que les États.

On se souvient par exemple du cas d’Alstom. En 2014, l’administration américaine exerçait des pressions évidentes sur le groupe français hautement stratégique, fabricant à Belfort le TGV, la turbine “Arabelle” indispensable aux centrales nucléaires hexagonales, ou encore les turbo-réducteurs 61-SW du porte-avions Charles de Gaulle. Le Department of Justice détenait alors en prison Frédéric Pierucci ainsi qu’une dizaine d’autres cadres de l’entreprise pour des motifs douteux de corruption en Indonésie. Pour les mêmes raisons, l’entreprise était menacée d’une amende record d’un 1,5 milliard de dollars : chantage impressionnant, même en matière de guerre économique. Entre vendre à son concurrent étasunien General Electric ou couler en payant l’amende, Alstom a vite choisi. Exceptionnellement consultée sur l’affaire, la Commission européenne avait rendu en septembre 2015 un avis favorable pour la cession de cette entreprise pourtant garante de l’indépendance française et européenne. Elle légitimait en cela la décision de vendre du ministre français de l’économie d’alors, Emmanuel Macron.

On le voit, des acteurs économiques étrangers s’adonnent depuis des décennies à une véritable conquête de l’économie européenne avec la complicité de leurs États respectifs. Les États-Unis profitent du principe déloyal de l’extraterritorialité de la justice américaine pour avantager leurs champions mondiaux. Tandis que la Chine utilise ses entreprises d’État et la naïveté européenne pour acquérir les infrastructures et les brevets garants de sa croissance future. La Commission européenne a commis la grave erreur de donner son feu vert à l’absorption d’Alstom en 2015. Le pouvoir exécutif européen doit désormais tirer les leçons de ses échecs et définir des secteurs économiques stratégiques qui soient sanctuarisés, comme l’armement, les transports, l’énergie et la cybersécurité. En attendant, le filtrage des IDE est un instrument utile qu’il ne faut pas hésiter à brandir en cas de besoin.

Il y a peu, le rapporteur Franck Proust (PPE) déclarait que « la course à l’investissement que se livrent les USA et la Chine ne doit pas faire de l’Europe un supermarché. L’Europe doit rester une vitrine ». Pour que l’Europe « reste une vitrine », elle doit désormais jouer selon les mêmes règles que ses concurrents. Reste à intégrer le fait que la Chine n’est pas la seule puissance qui conçoive la sphère économique comme un champ de bataille.

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