Karl-Heinz Lambertz : « En Belgique, tout le monde se sent d’une certaine manière minoritaire »

Première partie : comprendre les arcanes du fédéralisme en Belgique

, par Théo Boucart

Karl-Heinz Lambertz : « En Belgique, tout le monde se sent d'une certaine manière minoritaire »
Karl-Heinz Lambertz en 2019. Crédits : PES Communications

ENTRETIEN / GRAND ANGLE. Le Taurillon s’est entretenu avec Karl-Heinz Lambertz, figure de la communauté germanophone de Belgique et de la coopération régionale et transfrontalière à l’échelle européenne. L’occasion de revenir, dans cette première partie d’interview, sur les méandres des plus complexes du fédéralisme outre-Quiévrain et sur les perspectives de développement des communautés linguistiques, en particulier celle de langue allemande.

Le Taurillon : Monsieur Lambertz, vous étiez de 1990 à 1999 Ministre et de 1999 à 2014 Ministerpräsident de la Communauté germanophone de Belgique (aussi connu en allemand sous le nom d’Ostbelgien, ou « Belgique de l’Est »). Aujourd’hui, vous êtes le président du Parlement de cette même communauté. La Belgique de l’Est est une des trois communautés linguistiques de Belgique et se situe à l’Est de la Wallonie. Pouvez-vous nous en dire plus sur le partage de compétences entre l’État fédéral, la Wallonie et votre communauté linguistique ? Ce partage est-il pleinement satisfaisant ?

Karl-Heinz Lambertz : Pour comprendre notre positionnement institutionnel, il faut avoir une vue d’ensemble sur le fédéralisme belge tel qu’il a évolué sur les 50 dernières années. C’est une évolution par étape qui a commencé dans les années 1970 et qui a donné lieu à six réformes de l’État, jusqu’en 2014. En ce moment, nous sommes en discussion pour une éventuelle septième réforme, afin de parfaire un modèle en perpétuelle évolution. Avant de préciser ce que nous voulons comme évolution, il faut dire que ce n’est pas la minorité germanophone qui décide de la direction générale de l’État belge. Nous sommes plutôt là pour voir ce qu’il sort des accords entre Flamands et Francophones tout en restant un partenaire à part égale.

Nous voulons exercer toutes les compétences, qu’elles soient régionales ou communautaires, en d’autres termes, tout ce qui n’est plus géré par l’État fédéral. La situation actuelle, le partage des compétences entre notre entité fédérée et la Wallonie ne peut conduire qu’à des imbroglios et des blocages de tout genre. A terme, nous aspirons à devenir une entité avec toutes les compétences octroyées aux autres régions et communautés, en bénéficiant de financements adéquats. Le processus pour y arriver est bien entamé, mais il reste encore beaucoup de chemin à accomplir.

Quand on regarde la Belgique de l’extérieur, on ne peut s’empêcher de trouver le système asymétrique de communautés et de régions bien compliqué. Actuellement, on parle de plus en plus d’une « Belgique à quatre entités » avec la Flandre, la Wallonie, Bruxelles-capitale et la Communauté germanophone. C’est la condition sine qua non pour que le fédéralisme belge arrive à maturité. Nous le demandons depuis le début des années 1990 et j’en parlerai un peu plus tard. Le fédéralisme se caractérise en Belgique par son aspect « dissociatif » et non « coopératif ». La plupart des États fédéraux dans le monde se constituent d’entités antérieurement indépendantes, tandis que la Belgique était autrefois un État unitaire qui souffre depuis son origine de tensions. Après la fin de la deuxième guerre mondiale, nous avons commencé à réfléchir à réorganiser l’État belge principalement pour apaiser les conflits entre Flamands et Francophones, une relation très chargée émotionnellement.

Tout le paradoxe est là : la Suisse compte 26 cantons, l’Allemagne est constituée de 16 Bundesländer tandis que l’Autriche en a 9. La Belgique, avec ses deux principales communautés, montre qu’il est parfois plus difficile de s’entendre à deux, un peu comme dans la vie privée. Tout devient très vite conflictuel.

L’histoire de la Belgique a également évolué et le rapport de force entre communautés s’est inversé : il y a d’abord eu un Etat belge dominé par les Francophones, puis le suffrage universel et la reconnaissance du néerlandais ont fait que les Flamands ont pris progressivement la place qui est la leur aujourd’hui, bien aidés en cela par le déclin de l’industrie sidérurgique en Wallonie.

Je crois qu’en Belgique, tout le monde est d’une certaine manière une minorité. Les Germanophones sont présents en Belgique par un accident de l’histoire, leur territoire ayant été rattaché par le traité de Versailles. Les Flamands ont vécu comme une minorité, surtout lorsque la Flandre était pauvre, et ont toujours gardé ce réflexe de minorité. Les Francophones sont devenus une minorité et n’ont peut-être pas entièrement assimilé ce que cela signifie. Au centre de ces relations, il y a un enjeu fondamental : Bruxelles, vis-à-vis de laquelle les positions sont incompatibles. D’un côté, on dit que la ville est au cœur de la Flandre, « occupée » par les Francophones qui, de surcroît, viennent de plus en plus habiter dans les communes limitrophes flamandes. D’un autre côté, on dit que Bruxelles est un partenaire à part égale et membre avec la Wallonie de la Communauté française, appelée aussi de manière provocante « fédération Wallonie-Bruxelles ».

Pour rénover le fédéralisme belge, il fallait sortir de cet imbroglio. Pour ce faire, nous avons très habilement répondu à une certaine « quadrature du cercle » : nous avons donné raison aux deux, Flamands et Francophones. C’est pour cela que nous avons créé les « communautés » et les « régions » aux prérogatives bien particulières : les compétences que les Flamands veulent continuer de gérer à Bruxelles relèvent du communautaire, alors que les compétences qu’ils veulent bien laisser à Bruxelles relèvent du régional. Ces compétences peuvent également changer de statut, et cela a des conséquences importantes pour les Germanophones.

Un État fédéral résultant d’un compromis très complexe, avec deux types d’entités fédérées – régions et communautés, cela n’existe nulle part ailleurs. Ce système ne pourrait d’ailleurs pas marcher sans correctifs. La Constitution permet en effet de fusionner les organes institutionnels des deux entités, moyennant quelques modalités de vote. Cela a été fait en Flandre, mais pas en Wallonie et c’est pour cela qu’il existe toujours la Wallonie d’une part, la Communauté française d’autre part. Les parlementaires et les ministres ont toutefois plusieurs casquettes et peuvent siéger dans les différentes institutions, si bien que l’on peut parler d’une fusion de facto. En plus, la Constitution permet depuis le début des années 1990 le transfert de compétences de la Communauté française aux Régions wallonne et bruxelloise. Lors de la création de notre statut de Communauté germanophone au début des années 1980, il a été prévu dans la Constitution que des compétences puissent nous être transférées depuis la Wallonie. Un système très complexe !

Au niveau de la nature des compétences, la Belgique se différencie également de par le fait que celles-ci sont exclusives. Il n’existe quasiment pas de compétences partagées et le niveau qui est compétent en matière législative l’est aussi pour l’exécution des normes. En plus, en applique le principe de « l’équipollence des normes », selon lequel il n’existe pas de hiérarchie en faveur d’un niveau de gouvernance par rapport à un autre. Pour la Communauté germanophone, c’est assez favorable car nous avons beaucoup de compétences et de pouvoirs.

Il existe un vrai besoin de simplification de la structure, mais cela se heurte à deux problématiques. Premièrement, tous les Francophones ne sont pas favorables à la suppression de la Communauté française, même s’il existe un mouvement favorable à son abolition. Secondement, la question de Bruxelles reste entière. Les Flamands ont peur qu’une région bruxelloise se fasse à leur détriment et souhaitent garder une certaine mainmise sur les affaires de l’entité. Cela doit faire l’objet d’un compromis et les choses commencent à changer depuis le début des années 2010.

La situation générale est donc favorable pour les Germanophones. Il faut se tenir prêts pour pleinement accompagner ces changements et réfléchir sur des stratégies, tout en regardant ce qu’il se fait ailleurs. Nous savons très bien ce que nous voulons, mais nous ne pouvons rien décider seuls dans une Belgique marquée par la dualité entre Flamands et Francophones. Notre communauté est très petite (850 km² pour 78000 habitants, ndlr) et l’enjeu est de savoir si nous pouvons acquérir un mécanisme de financement permettant de vivre convenablement, d’autant que nous avons beaucoup de frontaliers qui payent leurs impôts en Allemagne ou au Luxembourg. Une autre question est de savoir comment ces réformes vont s’imbriquer avec les autres niveaux de gouvernance que sont la Province de Liège et les communes, d’autant plus que notre communauté a un lien très fort avec ces dernières.

LT : Concernant plus spécifiquement la politique linguistique de la communauté germanophone de Belgique, comment cela fonctionne-t-il sur le terrain notamment avec les communes à facilités ?

KHL : Je formulerai d’abord une remarque générale avant d’entrer dans le détail. Quand on se penche sur la situation des Germanophones en Belgique, il faut le faire selon le prisme de la minorité nationale, de l’entité fédérée et de la région frontalière. Notre autonomie, notre représentation dans les institutions belges et européennes ainsi que la protection de la langue allemande sont donc fondamentales.

Il faut savoir qu’en matière linguistique, la Constitution permet l’utilisation libre des langues, sauf dans certains domaines réglementés par la loi, comme l’armée, la justice, l’élaboration des lois ou l’administration. Pour ce dernier cas, l’équilibre sacralisé est basé sur les quatre régions linguistiques, ce qui n’a pas été sans poser de problèmes lors de la délimitation de ces régions en 1963, d’où la création des communes à facilités. La Communauté germanophone est composée exclusivement de communes à facilités pour les Francophones. A Malmédy et Waimes, des dispositions pour la minorité germanophone sont également prévues. Ces territoires historiquement allemands font partie aujourd’hui des « Cantons de l’Est ».

La compétence en la matière est fédérale, car la loi sur ces régimes linguistiques est valable pour l’ensemble de la Belgique. Toutefois, des dispositions constitutionnelles ont permis aux Germanophones de légiférer dans certains domaines linguistiques, comme l’enseignement. Concrètement, il y a très peu de conflits entre les langues allemande et française, ce qui donne lieu à des coopérations culturelles et linguistiques sur le territoire des Cantons de l’Est. Du point de vue de l’administration fédérale et régionale, la situation est plus compliquée, car la traduction en allemand des lois n’est pas tout le temps assurée (si les lois fédérales ne sont pas forcément traduites immédiatement en allemand, les décrets de la région wallonne le sont obligatoirement, faute de quoi ils ne peuvent pas entrer en vigueur, ndlr). En plus, l’application correcte de la législation linguistique par les services administratifs laisse souvent à désirer. C’est un problème auquel il faut trouver des solutions.

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