En octobre 2020, des manifestations massives ont éclaté dans le pays après que la Cour constitutionnelle a interdit les avortements en cas d’anomalies fœtales. Le mercredi 27 février 2021, l’arrêt s’est transformé en loi, ce qui a entraîné une nouvelle vague de protestations.
Depuis 2016, le gouvernement dirigé par le parti Droit et justice (PiS) s’attaque régulièrement à l’indépendance des tribunaux et des juges. Récemment, il a permis à la chambre disciplinaire de la Cour suprême (dont l’indépendance et l’impartialité ne sont pas garanties) de prendre des décisions qui ont un impact direct sur les juges et sur l’exécution de leurs fonctions. La Commission européenne (CE) a considéré qu’il s’agissait d’une violation du droit communautaire. C’est pourquoi, fin janvier de cette année, elle est allée plus loin dans la procédure d’infraction afin de protéger l’indépendance des juges polonais [1].
Ces événements montrent que les droits des femmes et l’indépendance de la justice sont mis en danger par le gouvernement en place. Ces deux domaines ne sont cependant pas les seuls menacés. L’évolution du système éducatif en dit long sur les ambitions gouvernementales et sur les changements en cours dans le pays. Afin de comprendre ces transformations, il est nécessaire de revenir sur le contexte politico-économique.
Le miracle économique polonais et le basculement politique
Depuis 2004
Depuis que le pays a rejoint l’UE en 2004, l’économie polonaise se porte bien. En effet, l’évolution du PIB par habitant est l’une des plus remarquables de l’UE, comme le montre un graphique publié sur le site europa.eu.
2004-2015
Avant que PiS ne remporte les élections de 2015, le pays semblait avoir réussi sa transition démocratique : les Polonais ont ressenti un véritable changement comparé à leur situation durant la période communiste. La Pologne a assez bien survécu à la crise économique de 2008 et c’est le seul pays européen qui n’ait pas connu de récession. Cela est en partie dû aux nombreux investissements étrangers en Pologne et à la création massive d’entreprises dans le pays, contribuant ainsi à l’excellente croissance économique et à l’expansion du commerce international.
Le niveau de vie des Polonais a été positivement influencé par l’adhésion à l’UE. Les salaires bruts moyens ont significativement augmenté (voir le graphique), le pays a développé les routes, les transports, les infrastructures et les villes et les villages ont été rénovés.
Que s’est-il passé en 2015 ?
Le parti de la Plateforme civique (PO), qui dirigeait le pays entre 2007 et 2015, s’est peut-être trop reposé sur son succès et sur la situation socio-économique du pays, si bien qu’il pensait remporter les élections de 2015 (présidentielles et parlementaires). En effet, le président du PO de l’époque, Bronislaw Komorowski, bénéficiait d’un soutien important de la population (plus de 60 %) plusieurs mois avant les élections.
Au même moment, le chef du parti PiS, Jaroslaw Kaczyński, se préparait à reprendre le pouvoir après neuf ans de gouvernement centriste. Lui et son parti sont restés politiquement actifs et ont mené une campagne dans l’ombre et dans les endroits où ils pouvaient obtenir de nouveaux électeurs. Cette campagne ciblait les petites villes et les villages, les zones rurales et les citoyens issus de milieux moins favorisés et moins éduqués. Le parti PO, quant à lui, ne visait pas directement cette partie de la population laissant le champ libre au PiS. On peut ici faire un parallèle avec la victoire de Trump auprès de la classe ouvrière oubliée de la « Rustbelt » et de l’Amérique rurale.
Kaczyński a eu recours à une communication médiatique qui se rapprochait de la propagande, à des slogans populistes tels que "Polska w ruinie" [2] (« La Pologne en ruine ») et à une campagne électorale mensongère. Un autre élément clé était la coopération inattendue avec l’Église catholique qui a encouragé les gens à voter pour PiS. La stratégie de Kaczynski consistait à jouer sur la frustration, la pauvreté, la religion et le nationalisme, ainsi que sur le manque de connaissances politiques et économiques. Comme pour le Brexit et pour l’élection de Trump, la Plateforme Civique ne pouvait pas imaginer que le PiS puisse gagner. PO n’a donc pas anticipé la victoire de l’opposition et n’a pas assez fait campagne pour protéger sa majorité. Cela a conduit à son échec en 2015. Lorsque le PiS a commencé à diriger le pays, une série de réformes anti-démocratiques ont été adoptées. Le parti a changé le système judiciaire et nommé des membres du parti à la tête des entreprises publiques.
L’indépendance et la liberté des médias et de la justice sont en péril
L’indépendance de tous les secteurs est mise en danger par les décisions gouvernementales. On observe une volonté de centraliser le pouvoir et de réduire autant que possible l’influence de l’opposition.
Le contrôle des médias
Le gouvernement nationaliste polonais a pris le contrôle de la télévision, de la radio (qui sont financées par le contribuable et sont censées être neutres) et de la plupart des journaux locaux du pays [3]. En 2015, le PiS a adopté une loi qui donne le contrôle de la radiodiffusion publique au gouvernement. Il a également tenté de faire couler la presse indépendante comme la Gazeta Wyborcza, Polityka et Newsweek Polska en limitant la publicité [4] publique alors que de nombreux médias de droite et ceux liés à l’État restent soutenus par la publicité [5]. Par ailleurs, le PiS renforce son contrôle sur internet [6].
Réformes judiciaires
Le Sejm (chambre basse du parlement) a adopté une loi prévoyant que les quinze membres du Conseil supérieur de la magistrature (KRS, l’institution garante de l’indépendance des juges), soit élue par lui-même et non plus par leurs pairs. Cette loi porte atteinte à l’indépendance de la justice. Le Sejm fait également pression sur les juges en créant une chambre disciplinaire ayant le pouvoir de révoquer les juges ou de réduire leurs salaires. Le parti Droit et justice (le comble !) fait tout pour réduire les possibilités des tribunaux de vérifier et de contrôler les pouvoirs législatif et exécutif. Les tribunaux sont maintenant remplis de personnes nommées par le gouvernement, les règles imposées par le PiS paralysent les tribunaux, et les fonctionnaires du parti refusent même de publier leurs avis. Récemment, le ministre polonais de la Justice a décidé de transférer les procureurs indépendants à des centaines de kilomètres de leur domicile [7], et les juges ont été sanctionnés pour avoir critiqué le gouvernement. Ces derniers sont souvent découragés et même punis pour avoir critiqué les décisions du PiS et s’être référés aux tribunaux européens. Pour couronner le tout, le gouvernement utilise les médias et la publicité pour discréditer les juges. En quelques années, la stabilité judiciaire du pays s’est effondrée.
Réformes de l’éducation : il y a un avant et un après 2015/2016
Comme l’a montré le célèbre Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) dans sa publication de 2018, les élèves polonais de 15 ans font partie des meilleurs de l’UE en matière de compétences de base (voir tableau [8]).
Ces très bons résultats sont liés aux réformes du système éducatif lancées en 1999. Elles se sont concentrées sur les compétences clés et sur la réduction des inégalités, notamment par l’extension de la durée de l’enseignement général et par la création d’écoles secondaires de premier cycle (gimnazja).
Avant les réformes du PiS de 2016, le premier cycle de l’enseignement secondaire offrait un éducation complète axée sur les compétences, et les élèves des zones rurales pouvaient fréquenter des écoles urbaines, plus grandes et mieux équipées. Cela permettait aux élèves de différents milieux d’étudier ensemble et facilitait leur intégration, augmentant de ce fait les performances scolaires des élèves. Ainsi, le système tentait d’augmenter le taux d’étudiants de l’enseignement secondaire et supérieur.
Depuis 2016, le gouvernement PiS se concentre davantage sur l’enseignement technologique et la formation professionnelle, et le système ressemble de plus en plus à ce qui était en place avant 1999. Il semble qu’un pas en arrière ait été fait par rapport aux améliorations de la dernière décennie. L’âge de la scolarité obligatoire a été retardé d’un an (il est passé de 6 à 7 ans), l’enseignement obligatoire est plus court et l’orientation vers les formations professionnelles se fait plus tôt [9].
En 2015/2016, malgré les avertissements des consultations publiques, l’avis négatif des experts et des parents, le point de vue des associations indépendantes et les pétitions en ligne, le gouvernement PiS a tout de même décidé de mettre en œuvre sa réforme scolaire, et ce trop rapidement. Cette réforme a abouti à la mise en place de deux séries de programmes d’études dispensés en parallèle dans les collèges et lycées. Il était extrêmement difficile pour les enseignants de traiter ces deux programmes différents qui contenaient également de nombreuses incohérences [10]. Les élèves ont été négativement affectés. En 2019, la suppression de certains niveaux a entrainé une compétition accrue entre les élèves pour leur entrée au lycée de leur choix. Les élèves étaient frustrés et les lycées ont dû s’adapter à ce changement. Les enseignants et les élèves étaient stressés, et beaucoup d’entre eux ont dû aller dans des établissements plus éloignés de leur domicile.
Les experts ont estimé que les réformes étaient très coûteuses et que les résultats escomptés n’étaient pas clairs et incertains [11]. En affaiblissant l’enseignement général, en modifiant les programmes scolaires et en se concentrant principalement sur la formation professionnelle, le gouvernement souhaite affaiblir la pensée critique des générations futures et faire taire l’opposition pour éviter les protestations.
En outre, le nouveau ministre de l’Éducation et des Sciences Przemysław Czarnek est connu pour être homophobe et misogyne, et il prévoit de modifier les programmes pour y inclure davantage de contenus religieux. En opposition aux études de genre, il propose de développer une nouvelle discipline scientifique : les études familiales. Une pétition appelle au boycott de cet homme politique [12].
Enfin, les résultats mentionnés dans le tableau ci-dessus correspondent à PISA 2018 et ne reflètent pas les conséquences de la dernière réforme scolaire lancée en 2017 par le PiS. Les répercussions de cette réforme et son influence sur les compétences de base des élèves seront reflétées dans la prochaine étude PISA qui sera publiée en 2022.
La Pologne et l’UE
Dans une enquête menée par la Commission européenne en 2003, on lit que près des deux tiers des Polonais interrogées étaient convaincues que l’adhésion était « une bonne chose pour le pays » (61 %) [13]. Une autre enquête publiée en 2019 et menée par le Pew Research Centre dans dix pays de l’UE a montré que 72 % des Polonais interrogés ont une opinion favorable de l’UE, contre 63 % pour les Allemands et les Néerlandais [14].
Les Polonais semblent avoir une bonne opinion de l’UE même si le gouvernement n’entretient pas de bonnes relations avec les autorités européennes (comme le montre le veto au budget de l’UE [15]). Malgré la forte propagande anti-UE menée dans les médias publics, les drapeaux de l’UE et de la Pologne sont brandis ensemble lors des manifestations de rue pro-démocratie et anti-gouvernementales.
Pour conclure, cette dérive autoritaire pourrait conduire aux pires scénarios comme l’histoire peut en témoigner. Le premier rôle de l’UE est d’empêcher que ces scénarios se produisent - c’est la raison pour laquelle l’UE a été créée à l’origine.
L’UE doit prendre des mesures symboliques et puissantes, comme celle du gouvernement américain qui a refusé de céder sa chaîne de télévision en Pologne au gouvernement PiS [16]. Un pays ne devrait pas être en mesure de démanteler progressivement les piliers démocratiques tels que la justice, la liberté d’expression, l’indépendance des médias et la neutralité de l’éducation. Cependant, l’UE ne peut pas être tenue responsable de tout ce qui se passe au niveau national et ne peut pas résoudre toutes les problématiques de ses États membres. Les sociétés doivent également se développer et protéger leurs droits et libertés par le biais de campagnes, de manifestations et élections. Mais tout cela demande du temps et des efforts. Pendant ce temps, le PiS est en train de détruire le tissu social et tous les acquis de la démocratie trentenaire de manière très méthodique et systématique.
Par ailleurs, le manque de connaissance sur l’UE parmi les citoyens et l’euroscepticisme sont liés au manque de visibilité et au manque de relai au niveau national (au niveaux éducatif et médiatique) des avancées de l’Union européenne. Elle devrait être plus accessible, plus proche de ses citoyens et comprise par tous les Européens, et pas seulement par une classe sociale spécifique bien éduquée et disposant d’un capital social international. Par exemple, les échelons territoriaux tels que les régions et les villes devraient être davantage investis par les organes de communication de l’Union. Le fait que la majorité des gens ne connaissent pas les réalisations de l’UE profitent à des États comme la Pologne et la Hongrie : elle est le parfait bouc-émissaire.
Enfin, les Européens ne devraient jamais considérer la démocratie et la liberté comme allant de soi ; un État tout entier peut basculer vers l’autocratie en très peu de temps et ce risque peut toucher chaque État membre. La démocratie est un trésor et tant les citoyens que les hommes politiques devraient la protéger et continuer à se battre pour la préserver.
Il est plus facile de jouer sur la colère des gens, de nourrir leur frustration ou leur peur et de créer du ressentiment que de réaliser toutes les améliorations apportées par un gouvernement, de trouver des solutions à long terme et de reconnaître que ces améliorations ne sont pas acquises. En effet, les discours alarmistes et critiques vis-à-vis de l’UE ont beaucoup plus de résonance que ceux qui sont positifs.
Néanmoins, il reste de l’espoir pour la démocratie polonaise. Les Polonais de toutes les générations protestent malgré les violences policières. Le peuple accepte de moins en moins la violation de la Constitution, les réformes du système judiciaire, l’interdiction de l’avortement, la propagande contre les personnes LGBTQIA+ et la nomination d’un ministre homophobe de l’Éducation et des Sciences. Des médias et associations de juges indépendants continuent de lutter contre la limitation de leur liberté et contre la propagande étatique. Récemment, l’association de juges indépendants « Iustitia » a été nominée pour le prix Nobel de la paix 2020. Les partis d’opposition forment une coalition pour préparer les prochaines élections, plaidant également pour la séparation de l’État et de l’Église.
Le gouvernement actuel survivra-t-il aux prochaines élections ?
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