Fin de la grande bleue en toile de fond
Au cœur du massif de la Strandja, nous découvrons la Bulgarie sous une trombe d’eau. Les premiers villages ne mentent pas : cette région est bien plus pauvre que les territoires parcourus jusqu’à présent. Alors que Maxime profite d’un bâtiment désaffecté pour dégorger ses affaires trempées, une porte de la ruine s’ouvre et une femme nous interpelle. Elle a l’air jeune – moins de la vingtaine – son châle laisse entrevoir un ventre rond, prêt à donner la vie. Elle nous chasse, une cigarette aux lèvres, en brandissant une bouteille de vodka. Nous reprenons notre chemin, poursuivis par des enfants à la recherche de Lev bulgares.
La traversée de la Bulgarie nous remplit d’une certaine amertume. Alors que nous nous pensions dépouillés de tout superflu, le dénuement de la campagne accentue un décalage important entre nous et les habitants. Les rencontres deviennent rares et nous parcourons des centaines de kilomètres seuls, une pluie incessante comme seule compagne de route.
Maxime décide de ponctuer nos pérégrinations par la découverte d’églises et de monastères orthodoxes. Les sombres icônes apparaissent plus expressives que les visages que nous croisons.
Arrivés à Plovdiv, Maxime refuse de tirer la caravane plus longtemps sous ce déluge et nous établissons notre camp dans une petite chambre, à l’arrière d’une épicerie de quartier. J’ai l’idée de lui proposer un joker : utilisons le train bulgare ! Un vieux coucou nous fera arriver en 4 heures à Sofia, 130 km plus loin.
Une bougie supplémentaire au compteur
Le chemin nous conduit au massif des Rhodopes, jusqu’aux sommets du Rila. Finalement, l’amplitude climatique et les nouvelles vagues de chaleur obligent à bouger les lignes : nous partons de bon matin, la fraîcheur rend les ascensions plus agréables. Rapidement, nous gagnons la Macédoine du Nord.
En quête d’un cadeau insolite pour l’anniversaire de Maxime, j’entreprends une négociation avec le responsable d’un parc régional, qui accepte immédiatement de nous laisser passer la nuit à la belle étoile, nous offrant même une bouteille de Raki. Le lieu est magique : dans le silence, se tiennent de longues cheminées de roche friable, entre lesquelles le chant des fées résonne.
Dans l’ère d’influence de l’aigle noir
Les plaines du Kosovo conservent cette même quiétude. Les villages vétustes sont entourés par des dizaines de cimetières, témoins des heurts du passé. Les noms, aux consonances albanaises, tapissent les tombes. Il nous faudra attendre Pristina pour que la vie reprenne son cours, tenter d’exister à l’ombre du voisin serbe.
Pour passer en Albanie, nous longeons le mont Korab où le poste frontière a été détruit. En contrebas du chemin de pâturage, une escouade de militaires nous attend - prête à cueillir la caravane comme une fleur. Maxime brandit son passeport, qui, sans tampon du poste frontalier, n’est pas en règle. Nous nous préparons à rebrousser chemin et passer la nuit le ventre vide au sommet de la montagne kosovare, lorsque les gardes nous autorisent finalement l’entrée dans un français surprenant : « Voulez-vous coucher avec moi ? ». Je souris, tandis que Maxime fait mine de ne pas comprendre en poursuivant le chemin. La France continue de rayonner.
Le long des routes vers l’Albanie, de hauts talus de foin forment des zones d’ombre, propices au repos des chevaux de calèche et au refroidissement des moteurs de vieilles Mercedes. La paranoïa délirante de l’ancien dictateur Enver Hohxa a laissé quelques funestes vestiges : au prix de la misère et de la faim de la population, 170 000 bunkers quadrillent le territoire. Désormais, la capitale Tirana opère sa mue. Les jeunes générations se sont appropriées Blloku, et toute la nuit, des concerts de musique électro-balkanique agitent les spectres des anciens quartiers privés des apparatchiks de l’ex- République populaire socialiste d’Albanie.
Ni ouest, ni est : plongée dans le passé yougoslave
Quelques kilomètres au nord, nous découvrons le lac de Skadar. Des eaux surgissent des reliefs abrupts, nous empruntons un canoë pour nous faufiler. Ici, la seule préoccupation est la taille des prochaines carpes qui croqueront les hameçons des pêcheurs. Les habitants se font moins nombreux et plus méfiants.
Nous découvrons l’authenticité des Balkans et les souvenirs de la guerre qui nous accompagneront en Croatie, en Bosnie, puis en Serbie. Les années 90 ont marqué la fin d’un monde, d’une fédération de six républiques, celui d’un modèle de cohabitation ethnique et religieuse : la Yougoslavie. Avant ce divorce sanglant, on vivait dans la même maison sans prêter attention à l’appartenance du voisin – qu’il soit Croate, Serbe ou Bosniaque, musulman, catholique ou orthodoxe.
Le sujet est difficile à aborder mais Maxime continue de forcer la discussion. Tout au long de notre traversée, le temps du Maréchal Tito et de celui de la Yougoslavie ravivent des souvenirs émus : « La Yougoslavie, c’est six républiques, cinq nations, quatre langues, trois religions, deux alphabets et un seul parti. C’était bien plus simple de vivre ainsi ». Il nous faudra plonger dans les vestiges de la mémoire collective pour rappeler l’autre facette du pays : disparition des opposants, faim et culte de la personnalité.
Le paradoxe croate
L’été est déjà bien installé ! En Croatie, des hordes de touristes cherchent aussi l’évasion et prennent d’assaut les magnifiques plages de l’Adriatique. Cette année les nouveaux riches russes laissent de l’espace aux serviettes de plage européennes un peu plus modestes. Les prix restent délirants - 40 euros contre un emplacement de tente sans électricité, une bagatelle à Dubrovnik !
Alors que je commence à prendre plaisir au farniente, Maxime décide hâtivement de remettre le cap vers l’intérieur des terres. A nouveau, nous nous heurtons à des dénivelés positifs considérables et aux chaleurs extrêmes.
A la recherche du temps perdu
Au cœur des forêts bosniennes, l’histoire se mêle au présent. Les impacts des balles se confondent aux murs des maisons défoncées par les obus. L’application, installée par Maxime, sonne aux abords des villages désertés : la Bosnie-Herzégovine est recouverte de zones non déminées. Seules les mosquées et les églises continuent à marquer les heures qui s’écoulent.
A Mostar comme à Sarajevo, l’accueil est chaleureux. Les Bosniens s’étonnent de voir des voyageurs continuer à tenter de comprendre l’absurdité de ce conflit. La cuisine traditionnelle revisite les mets des anciens occupants turcs avec des portions de légionnaires : dès l’enfance, on biberonne à la broche d’agneau grillé.
Alors que nous cherchions la tranquillité des montagnes plus au nord, nous atteignons le village de Srebrenica. Des milliers de motards venant de tous les Balkans portent des fleurs. Le 11 juillet 1995, plus de 8 000 adultes et enfants étaient massacrés. Aujourd’hui, bourreaux et victimes se tiennent côte à côte pour honorer la mémoire des suppliciés du pire massacre que l’Europe ait connu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les mécaniques couvrent les longs sanglots de ces peuples fiers et pudiques.
Retour au calme vers les plaines du Danube
Quelques jours plus tard, encore habités par les souvenirs de notre voyage dans les tragiques méandres de l’histoire, nous atteignons Belgrade. Nous renouons avec une grande ville moderne et profitons de quelques jours pour reposer le corps et la tête. Dans les parcs, les vieillards se rassemblent autour des échiquiers pour disputer de longues parties toute la journée. Maxime redescend les hauteurs du quartier historique pour se baigner au point de rencontre entre la Save et le Danube. L’eau est bonne, à hauteur d’épaule. La vie reprend son cours.
Trois jours plus tard, Maxime décide de rejoindre un ami pour assister depuis les tribunes à un match de l’étoile rouge, l’un des mythiques clubs de football des Balkans. Les serbes d’hier à Srebrenica sont déjà loin. Les deux amis s’installent dans les gradins au milieu de milliers de crânes rasés. Certains portent sur leur t-shirt, voire directement sur la peau, quelques messages évocateurs : « VelikaSrbija » (Grande Serbie), englobant le Kosovo et une partie de la Bosnie à la Serbie actuelle. D’autres arborent un Z doré, la lettre symbolique de soutien à l’armée russe en pleine invasion ukrainienne, pourtant absente de l’alphabet cyrillique. Maxime passe plus de temps à regarder ses chaussures, évitant les regards appuyés des ultras de Belgrade.
Le lendemain, nous quittons la région alors que le jour tombe. Avec du recul, l’obscurité nous empêchait de voir l’absurdité de ces territoires. Les Balkans furent une découverte bouleversante. Les cuisses de Maxime semblaient légères en comparaison de nos encombrants souvenirs. Alors que Maxime met le cap vers la Roumanie, la musique de Bregović retentit dans les écouteurs. Dans les Balkans, nous ressentons à la fois un sentiment de grande puissance et d’extrême fragilité. Les chiens continuent d’aboyer et notre caravane passe.
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