L’Europe, continent (in)égalitaire ?

Troisième conférence organisée par le Groupe d’Etudes Géopolitiques sur le thème « une certaine idée de l’Europe »

, par Théo Boucart

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L'Europe, continent (in)égalitaire ?
CC - Université PSL - Photos par Daniel Nicolaevsky

À l’heure où la pérennité du projet européen est de plus en plus remise en cause, où le débat public se concentre sur la résurgence des nationalismes, il est plus que jamais nécessaire d’élargir l’analyse de cette construction européenne pour en saisir les fondements, les contradictions et finalement, des clés pour sa survie. Troisième « leçon magistrale » donnée à l’École Normale Supérieure le 19 avril par Thomas Piketty.

Réfléchir sur les inégalités en Europe est absolument fondamental à mesure que l’accroissement de celles-ci, partout dans le monde, devient l’un des plus gros problèmes auxquelles les sociétés doivent faire face. Qui de mieux pour parler des inégalités en Europe que Thomas Piketty, économiste mondialement connu pour ses travaux sur le sujet et auteur de l’ouvrage vulgarisateur Le Capital au XXIe siècle. Inlassable partisan d’un débat européen impliquant toute la société, Thomas Piketty a l’occasion d’exprimer à l’École Normale Supérieure sa vision de l’Europe au XXIe siècle, engluée dans une nouvelle « eurosclérose » mortifère et nécessitant désespérément une relance durable vers une Union européenne réellement démocratique.

Dans l’amphithéâtre Jean Jaurès du 29 rue d’Ulm, plein à craquer, le célèbre économiste prononce une « leçon magistrale » d’une grande limpidité comme seul un intellectuel adepte du débat public peut le faire. Une leçon magistrale comme d’habitude retransmise dans de nombreuses villes d’Europe (dont Rome et Lisbonne, où des débats ont lieu après la retransmission de la conférence) mais aussi à Johannesburg et à New York. Les inégalités sont plus que jamais un débat à l’échelle planétaire.

Tout va si bien que ça en Europe ?

Une fois n’est pas coutume en ces temps de crise, Thomas Piketty débute sa conférence par une note plutôt positive. Dans le rapport sur les inégalités mondiales 2018 (paru en anglais en décembre dernier) auquel Thomas Piketty a contribué, l’Europe semble moins touchée par la hausse des inégalités que d’autres régions comme l’Amérique du Nord, l’Asie ou l’Amérique du Sud. Le niveau de richesse des 10% les plus riches en Europe (de l’Ouest comme de l’Est) n’a que faiblement progressé entre 1980 et 2016, passant de 33% à 37% du PIB. À titre de comparaison, la Russie post-communiste a vu cette proportion passer de 21% à 46% et la Chine encore (politiquement) communiste de 27% à 41%. La région la plus inégalitaire restant de ce point de vue le Moyen-Orient, avec le décile supérieur possédant l’équivalent de 61% du PIB. L’Europe et l’Union européenne ont-elles pour autant des raisons de se reposer sur leurs lauriers ? Ce serait une grave erreur selon Thomas Piketty.

L’Union européenne en particulier, malgré le fait qu’elle soit la construction post-nationale la plus aboutie dans le monde, ne dispose pas de mécanisme de correction des inégalités créées par le marché unique. Pas de politique sociale, environnementale, éducative ou fiscale à l’échelle européenne, cela a forcément des conséquences sur le creusement des inégalités dans l’espace européen. Il ne faut pas non plus oublier le facteur chronologique, et là encore l’Europe n’a pas de quoi bomber le torse. Pendant longtemps, au XIXe siècle et jusqu’en 1945, le continent européen était un lieu aux inégalités exacerbées, surtout par rapport aux États-Unis. Ce sont surtout les destructions liées à la seconde guerre mondiale et l’inflation galopante qui ont détruit les grandes fortunes et les patrimoines épargnés.

Les Trente Glorieuses ne sont-elles qu’un interlude égalitaire dans une tendance à l’accroissement des inégalités ? L’Histoire est un cycle et d’aucuns observent un retour à la sacralisation de la concurrence libre et non faussée ainsi qu’à la propriété privée. Un avertissement à prendre au sérieux pour un pays comme la France qui se targue d’être le pays de l’égalité (mais qui fut par exemple l’un des derniers d’Europe à instaurer l’impôt sur le revenu en 1914). La réduction des inégalités au milieu du XXe siècle n’est pas non plus le fruit d’une politique réfléchie, il serait donc plus que nécessaire de penser à une politique de développement équilibré à l’échelle européenne.

Tordre le cou aux idées reçues : la responsabilité de l’Europe dans le creusement des inégalités mondiales

Cela est d’autant plus souhaitable que les actions de l’Europe dans ce domaine ont des conséquences flagrantes dans le monde entier. Et Thomas Piketty de reprendre pour cela un exemple très récent. La classe politique et les médias européens ont beau critiquer la réforme fiscale de Donald Trump (aussi arbitraire soit-elle) et l’abaissement drastique de l’impôt américain sur les sociétés, celui-ci n’a fait que suivre un mouvement initié par les pays européens dans les années 80-90. À cette époque, le taux d’imposition des entreprises a commencé à baisser régulièrement, engageant une spirale du moins-disant fiscal. L’absence de politique fiscale commune a amplifié la concurrence entre États membres du marché intérieur. Les États-Unis de Donald Trump n’ont fait que répondre à la logique du moins-disant fiscal et il est assez effrayant de penser à jusqu’où cela peut nous mener. La baisse de l’imposition des entreprises entraîne forcément une surtaxation ailleurs, comme sur les salaires. Quelque chose ne tourne décidément pas rond dans la fiscalité du XXIe siècle.

Une Europe démocratique, la solution pour une Union durable

Il est facile de critiquer quand on est un intellectuel mais quid des propositions concrètes pour lutter efficacement contre les problèmes ? Thomas Piketty, de par son expérience académique mais aussi politique, est connu pour ses idées de réformes visant à alimenter le débat public et démocratique. Dernière contribution en date, le « T-Dem », pour un traité de démocratisation de l’Europe, publié juste avant les élections présidentielles françaises. L’Union européenne et la zone euro ne peuvent fonctionner sans véritable démocratie budgétaire. Un parlement de la zone euro peut légitimer démocratiquement la monnaie unique au lieu de concentrer tous les pouvoirs au Conseil Ecofin, « une machine à fabriquer des oppositions identitaires » selon l’économiste, car elle fonctionne comme une confrontation des intérêts nationaux.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser de prime abord, les Parlements nationaux auraient pleinement leur rôle à jouer dans la formation d’une démocratie européenne. Ce qui se passe dans les hémicycles nationaux a des conséquences dans toute l’Europe. Thomas Piketty propose pour cela quelque chose qui sonne comme un retour aux années 60-70 : que les parlementaires européens soient issus des rangs des assemblées nationales. Une façon d’éviter un conflit de légitimité entre démocratie nationale et européenne ? Une façon d’éviter que les parlementaires nationaux ne se dédouanent de ce que fait « Bruxelles » (ou « Strasbourg » dans ce cas-là) ? L’idée est intéressante à méditer, même si elle pourrait accentuer les logiques nationales au Parlement européen…

Rien n’est immuable ! L’éloge de l’audace politique

Mais ce qui est le plus louable dans la démarche de Thomas Piketty, c’est sa prétention à nourrir le débat public tout en admettant que les idées proposées ne sont pas parfaites et ne sont que des pistes de réflexion. En économie, rien n’est naturalisable, il n’y a pas de formule magique et intangible, contrairement à ce qu’une pensée unique et dominante peut nous faire croire. Ce qui compte, c’est de discuter les idées et d’encourager l’audace politique, car l’audace politique serait la clé, notamment dans la réduction de la dette publique. Qu’est ce qui, selon Thomas Piketty, pourrait empêcher le rééchelonnement de la dette grecque, voire son annulation pure et simple ? L’idée a de quoi séduire, mais ne sous-estime-t-elle pas le pouvoir des agences de notation, de la financiarisation de l’économie et du nombre important de créditeurs ? Si on a la volonté politique, on peut le faire, répond l’économiste, les Grecs n’ont pas à payer les inconséquences de leurs gouvernements successifs.

Concernant le discours d’Emmanuel Macron du 17 avril au Parlement européen, Thomas Piketty se montre plus que réservé. Le discours du Président français ne serait qu’une coquille vide, sans proposition de démocratisation concrète. Peut-être oublie-t-il au passage que la simple image d’un Président français volontariste pour relancer la construction européenne est un progrès qu’il faut saluer. L’initiative de Yanis Varoufakis, Diem 25, reçoit plus d’attention de Thomas Piketty, qui regrette néanmoins l’absence là encore de proposition concrète. Plus que jamais, Thomas Piketty se fait le héraut de la démocratisation complète de l’UE, une Europe réellement démocratique étant accessible, à condition de le vouloir.

Thomas Piketty poursuit le cycle de conférences « une certaine idée de l’Europe », un projet du Groupe d’études géopolitiques de l’ENS dont les conférences sont retransmises en direct dans plusieurs villes d’Europe. La diversité des idées exposées, contredites et défendues, doit susciter une réflexion sur les racines du projet européen et sur les conditions de sa survie.

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