L’Europe est-elle une Nation ?

, par Paul Brachet

L'Europe est-elle une Nation ?
Francfort-sur-le-Main, Allemagne, une des nombreuses manifestations en Europe en réaction à la déclaration de guerre de la Russie à l’Ukraine (crédit : HajjiBaba CC BY-SA 4.0)

L’Europe est-elle une Nation ? Cette question peut sembler incongrue, voire invraisemblable, tant le débat de ces dernières années a eu pour objet d’opposer l’Europe des Nations à l’Europe fédérale, à l’Europe en tant qu’unité. Pourtant la pandémie, la guerre en Ukraine et finalement la présence toujours plus importante de l’Union européenne dans la vie quotidienne de ses citoyens ont fait émerger nombre de questions qui doivent trouver en partie réponse dans la Conférence pour l’avenir de l’Europe. Parmi ces questions se trouve celle de l’identité, ou de « l’appartenance » comme l’envisage la Présidence française du Conseil de l’Union européenne (PFUE).

Or l’idée d’identité est particulièrement liée à celle de Nation. En effet, l’essence même de la Nation, ensemble d’individus formant société par leur partage de caractéristiques propres objectives (par la langue, le mode de vie, ou l’origine ethnique) ou subjectives (par une Histoire commune, un désir de futur commun…), se trouve dans l’identité commune partagée par l’ensemble de ses membres, qui le distingue des autres « peuples ». Ces derniers mois, ces éléments, sous le poids des événements, ont connu un développement considérable chez tous les Européens. A tel point qu’il est légitime de se demander concrètement si l’Europe est devenue, par la force des choses, une Nation ?

Un sentiment d’appartenance à la lumière de l’actualité tragique

Les événements de ces deux dernières années ont renforcé le sentiment d’appartenance à l’Union européenne, c’est un fait. Ne serait-ce que par les deux actualités tragiques que sont la pandémie et la guerre en Ukraine. Au début de l’année 2020, la pandémie de la Covid-19 arrive sur le territoire européen, s’en suit un chaos communautaire, entre fermetures sauvages de frontières et détournement de matériel médical sur le tarmac des aéroports. Alors que certains fustigeaient les « égoïsmes nationaux », que d’autres se réjouissaient de la fin de la « nomenclatura européenne », l’Union européenne a fini par réagir. Après la suspension « temporaire » des règles du Pacte de stabilité et de croissance par la Commission européenne et le soutien affirmé par la Banque centrale européenne, l’Union a organisé le transfert des patients entre Etats membres et centralisé les réserves stratégiques de matériel médical. Puis, une fois l’urgence passée, elle a concrétisé la commande groupée de vaccins et de traitements, ce qui a permis à l’ensemble des citoyens de l’Union de disposer équitablement et à un moindre coût d’une vaccination et d’un traitement contre la Covid-19. Enfin, le Conseil européen s’est entendu, après proposition conjointe de certains Etats membres et de la Commission, d’un endettement en commun pour faire face à la crise économique, corollaire de la crise sanitaire, au travers du désormais fameux fond NextGenerationEU. Cette crise, qui n’est pour l’heure pas terminée, a favorisé, malgré certains accrochages, la constitution d’un profond sentiment d’appartenance à une Union européenne qui, désormais, n’est plus seulement vue comme une organisation purement régulatrice mais bel est bien comme un acteur pouvant, en cas de crises, protéger ses citoyens.

En février 2022, alors que l’ensemble des Européens avait les yeux fixés sur la décrue des infections liées au variant Omicron, augurant un retour à une vie plus « normale », une déclaration bouleverse le continent. Le 24 février, à 6 heures du matin, le Président russe, Vladimir Poutine, qui avait reconnu quelques jours auparavant la souveraineté des deux républiques sécessionnistes de Donetsk et de Louhansk, annonce le début d’une « intervention militaire » en Ukraine. La guerre est déclarée. Le Vieux Continent connaît, pour la première fois depuis 1945, une guerre entre Etats sur son territoire. La stupeur se fait alors sentir partout en Europe, de Kyiv à Bruxelles, de Lisbonne à Tallinn. L’Union européenne annonce la mise en place de sanctions économiques et financières, visant comme à son habitude des individus proches du pouvoirs mais également la Russie en tant qu’Etat. L’exclusion des banques russes du système international interbancaire SWIFT, la fermeture de l’espace aérien de l’Union aux appareils russes, l’embargo sur certains secteurs essentiels russes, la saisie des propriétés des oligarques, l’envoi d’armes défensives et létales à l’Ukraine : l’Europe réagit avec fermeté et rapidité. Alors que les images de bombardements, de chars russes s’introduisant sur le territoire ukrainien, de civils fuyant la guerre vers l’Union font le tour des écrans, les populations des différents Etats de l’Union européenne sortent dans la rue, manifestent en faveur de la paix et en soutien au peuple ukrainien. Des récoltes de vêtements, de couvertures, de médicaments, ou de biens de première nécessité sont organisés à travers toute l’Europe. L’Europe renoue également avec l’Humanisme, qui lui avait tant manqué ces dernières années, et ouvre sans distinction ses frontières aux réfugiés ukrainiens, accueillis partout à travers le continent où des logements temporaires sont proposés par les Etats et par les citoyens. Le sentiment d’identité commune est pour beaucoup dans cette générosité vibrante des Européens à l’égard des Ukrainiens. Quelles différences entre Kyiv et Madrid, entre Lviv et Strasbourg, entre Kharkiv et Budapest ? Pour les Européens, visiblement aucune. Ainsi, une majorité claire de citoyens à travers toute l’Europe souhaite la création d’une diplomatie et d’une défense commune à l’UE, pensant que l’Europe peut désormais être à l’initiative de la protection et de la représentation de son peuple. De plus, la proximité géographique, culturelle entre l’Union européenne et l’Ukraine se superpose à une proximité de valeurs. Les manifestations de soutien à l’Ukraine ont lieu à travers toute l’Europe car les Ukrainiens symbolisent la défense des valeurs de l’Union - la paix, la liberté, la démocratie, la souveraineté – face à l’autoritarisme et à l’impérialisme "poutinien" qui menace, de fait, le contient dans son ensemble. Le sentiment d’appartenir à un ensemble plus vaste qu’est l’Europe, qui s’était constitué au fur et à mesure des crises dont l’acmé fut celle de la Covid-19, s’est donc cristallisé dans le conflit opposant militairement des Européens à la Russie de Vladimir Poutine.

Un passé commun, aux racines d’une réelle « communauté de destin »

Toutefois, bien que le sentiment de devoir résoudre les crises ensemble en tant qu’Européen se soit implanté, il n’est pas à lui seul suffisant pour décrire l’Europe comme une nation. La nation, comme nous l’avons rappelé, se fonde, plus que sur une volonté de vivre ensemble, sur une identité commune soit par la langue et l’ethnie, soit par des liens communs que sont le mode de vie, les valeurs ou une histoire communément partagée.

Bien évidemment, il ne vous aura pas échappé que l’Europe n’est pas constituée d’une ethnie, comme l’envisage la conceptualisation allemande de la nation, et n’est pas non plus unie par une même langue, c’est d’ailleurs ce qui, quelque part, la définit. Le meilleur exemple de ceci est la devise de l’Union européenne : In variete concordia (Unie dans la diversité). Elle montre tout d’abord la diversité des peuples composant l’UE « in variete » et donc son manque d’unité ethnique, ainsi que son manque d’unité linguistique par l’usage même du latin, langue morte qui n’est aujourd’hui parlée que par une poignée d’universitaires initiés. Nous pouvons donc d’ores et déjà abandonner l’idée que l’Europe serait une Nation sur le plan purement ethnico-linguistique.

L’unité nationale européenne serait donc plus à chercher du côté des traits communs : un mode de vie semblable, des valeurs partagées et une Histoire fédérant son peuple. Les Européens partagent tous un certain mode de vie. Au point que la Commission Von der Leyen ait accepté de nommer un commissaire « à la préservation de notre mode de vie européen », Margarítis Schinás. Intitulé politique si ce n’est démagogique, mais qui reflète bel et bien une réalité de fond. L’ensemble des habitants de l’Union partagent une économie de marché régulée partiellement par des attentes sociales et environnementales, montrant ainsi un certain mode de vie européen reposant sur l’accumulation de richesses redistribuées dans le but de satisfaire des volontés de réduction des inégalités, de préservation de l’environnement, de fonctionnement d’un Etat protecteur, d’un Etat-providence.

Mais ce qui fait le cœur d’une nation est son Histoire. Une Histoire qui permet à des individus de s’identifier à un récit commun, qui donne à la nation sa raison d’être par des liens indéfectibles, qui permet de comprendre la situation présente par un passé commun, et de pouvoir ainsi s’imaginer un destin en commun. Il serait aisé de succomber aux logiques nationales et étriquées qui contredisent l’existence d’une Histoire commune européenne pour porter des Histoires purement et exclusivement nationales. Ce principe, éminemment politique, défie toute logique scientifique portée par les historiens. En effet, il serait incohérent d’imaginer l’imperméabilité des Histoires et encore plus de nier une Histoire commune à tous les peuples européens.

Il existe des évènements historiques communs à toute l’Europe ou, du moins, qui ont exercé une influence particulière et déterminante sur tout le continent. Il en est ainsi, à mon sens, de l’attachement à la démocratie qui découle d’une part de sa théorisation durant l’Antiquité et des menaces existentielles qu’elle a pu connaître lors des nombreuses guerres et régimes militaro-dictatoriaux, notamment au XXème siècle, d’autre part. Il en va également de l’importance d’une certaine liberté qui ne peut être entendue qu’au sens collectif du terme, de sa conceptualisation par les penseurs des Lumières jusqu’à son affirmation en 1848, où partout en Europe les peuples se sont soulevés contre l’autoritarisme et pour la souveraineté du demos, faisant dire à certains que les « Etats-Unis d’Europe » étaient en marche [1]. Il en va aussi de la culture de la curiosité qui est inscrite au plus profond de chaque Européen et qui prend ses racines dans les mythes d’Homère, les explorations de Magellan ou de Christophe Colomb, les esprits de découvertes de Galilée, d’Erasme, de Pasteur ou de Curie. Bref, il existe un récit commun aux Européens, partagé par toutes les nations mais qui est regardé, pour le moment, comme une somme de récits nationaux indépendants les uns des autres uniquement. Il existe bien évidemment des récits nationaux propres qui permettent la reconnaissance d’identités distinctes, de nations distinctes ; mais l’existence d’un récit européen, d’une identité européenne ne vient pas anéantir ou remettre en question ces dernières. L’identité européenne vient simplement s’additionner aux identités nationales, comme l’identité nationale vient s’ajouter aux identités régionales.

L’Europe : une nation en devenir, une souveraineté en construction

L’Europe possède donc des caractéristiques qui lui sont propres et qui sont partagées par une très grande majorité d’Européens, si ce n’est par tous. Des caractéristiques historiques et culturelles qui forment une identité qui distingue les Européens des autres peuples. Les dernières crises ont permis aux Européens de comprendre que les enjeux du XXIème siècle devaient être surmontés ensemble, en tant qu’Européens, créant, de fait, la « communauté de destin » chère à Schumann. Elles ont aussi fait réaliser aux Européens qu’il existait des liens qui les rassemblent, au-delà de leur propre nation. Mais est-ce simplement suffisant pour dire que l’Europe a, par-là, découvert qu’elle était une nation ?

La Nation est une notion en perpétuelle évolution. Il n’en reste pas moins qu’elle est un processus de construction purement artificielle. En effet, lorsqu’en 1789, la Constituante française se proclame Assemblée nationale et par elle proclame la souveraineté de la Nation, ladite « nation » est inexistante dans les faits, du moins en ce que la conscience nationale est inexistante parmi les Bretons, les Auvergnats ou les Normands. De même, lorsque l’unité italienne est déclarée en 1861, Massimo d’Azeglio, protagoniste du Risorgimento, déclare « Nous avons fait l’Italie, maintenant il nous faut faire les Italiens », concédant ainsi que la nation n’existe pas, du fait de l’absence totale de conscience nationale parmi les Vénitiens, les Toscans ou les Siciliens du XIXème siècle. Pour qu’il puisse y avoir une réelle démocratie à l’échelle européenne, qui est maintenant considérée comme l’échelle adéquate pour la résolution des défis du XXIème siècle, il est nécessaire que le peuple européen se trouve et prennent conscience de son unicité, il faut que la nation européenne se proclame !

Notes

[1Victor Hugo, discours au Congrès international de la paix de Paris, 1849 : « Un jour viendra où vous la France, vous la Russie, vous l’Italie, vous l’Angleterre, vous l’Allemagne, vous toutes nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes provinces, se sont fondues dans la France  »

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