L’Europe est un roman franco-turc

, par Samuel Touron

L'Europe est un roman franco-turc
Création : Sophia Berrada

Place ! Place à la littérature européenne ! Le Taurillon a entrepris, moyennant une nouvelle rubrique nommée L’Europe est un roman, de s’intéresser au monde littéraire européen sous tous ses aspects. Chaque mois nous vous proposerons de découvrir des œuvres d’auteurs et d’autrices, européens et européennes, des interviews de personnalités du monde du livre, actrices de son écriture à sa commercialisation, en accordant une attention particulière à sa traduction - démarche si cruciale à la vie démocratique de ce Vieux Continent, ainsi que des articles portant sur l’actualité du milieu littéraire européen.

Fille de l’une des dernières princesses ottomanes, Kenizé Mourad nous donne à voir dans l’excellent, De la part de la princesse morte (2019), les derniers moments de l’une des plus grandes dynasties impériales au monde : celle des Ottomans. Dans les près de 600 pages de cet imposant roman, le lecteur est plongé dans la beauté des palais d’Istanbul en passant par Beyrouth et Paris, dans l’exode d’Hatidjé Sultane et sa fille Selma, la mère et la grand-mère de l’auteure. Page après page, on assiste, consterné, à l’extinction d’un Empire qui, durant plus de 500 ans, fut l’une des plus grandes puissances au monde et régna sur tout le quart sud-est de l’Europe.

Trois personnages principaux accompagnent notre lecture : Selma Raouf, la mère de Kenizé Mourad dont celle-ci imagine la vie et l’exode ; Hatidje Sultane, la grand-mère de l’auteure et Zeynel, un eunuque au service d’Hatidje Sultane. Nous vivons les derniers moments d’un Empire, qui, des frontières de l’Iran aux portes de Vienne en passant par les monts du Caucase et les étendues désertiques du Sahara, a durant un demi-millénaire constitué une puissance mondiale majeure rassemblant une mosaïque de peuples et de religions jamais égalée depuis l’Empire Romain.

Des palais du Bosphore à la route de l’exode

Méconnue des Européens, l’histoire de « l’Empire éternel » est pourtant fascinante. La civilisation ottomane, héritière d’une partie de la civilisation byzantine qu’elle a islamisée comme le symbolise parfaitement Sainte-Sophie, est d’une singularité et d’une richesse qui méritent qu’on s’y intéresse davantage. L’ouvrage de Kenizé Mourad nous plonge dans ce monde ottoman, complexe, singulier et si riche. Elle nous fait découvrir la beauté des palais stambouliotes ainsi que le raffinement des habitudes et de l’étiquette ottomane. Du palais de Topkapı au palais de Beylerbeyi, la puissance de la dynastie est inscrite dans la pierre, ancrée solidement siècle après siècle dans l’ancienne Constantinople, capitale des empereurs romains d’Orient dont les sultans sont par le prestige et le raffinement les héritiers illégitimes. Rien ne semble pouvoir basculer, pourtant, la fin de la Première Guerre mondiale et la défaite de l’Empire Ottoman va provoquer un véritable séisme et un effondrement qui résonne encore sur toute l’Europe.

C’est à ce moment que débute le roman, la petite Selma découvre l’Empire dont ses ancêtres sont les fondateurs et les héritiers, celui-ci est alors en pleine débâcle face aux puissances alliées (France, Royaume-Uni, Italie et Grèce) qui rêvent de démanteler l’Empire pour se tailler de larges parts de territoires coloniaux. La reconquête d’Istanbul et d’Izmir, (Constantinople et Smyrne pour les Grecs) doit venir concrétiser le projet ultra-nationaliste d’une « Grande Grèce » qui n’a finalement jamais existé que dans une mémoire fantasmée. Toujours est-il qu’avec les accords Sykes-Picot puis surtout avec le traité de Sèvres de 1920, l’Empire Ottoman doit être démantelé et laisser place à une République de Turquie fantoche, État-client des puissances occidentales situé essentiellement sur l’arrière-pays anatolien.

Pendant ce temps, la petite Selma s’ennuie dans son palais, elle rejette la lourde étiquette ottomane et a soif de liberté, elle ne peut tolérer la disparition de l’Empire, elle rêve d’un sultanat courageux qui ne se soumet pas et qui répond aux attentes du peuple et du siècle en poursuivant et en accélérant sa modernisation. L’annonce de la soumission du sultan Mehmed VI aux conditions de paix des occidentaux traumatise la petite Selma qui comprend que sa famille a trahi l’Empire et les Turcs. C’est à ce moment que s’accélère la guerre d’indépendance turque menée par le futur homme fort du pays et « amoureux » secret de Selma : Mustapha Kemal Pacha, bientôt « Atatürk ». Elle provoque l’effondrement des structures politiques et religieuses du pays et entraîne ainsi la chute du sultanat. Afin de sauver sa vie, Selma doit alors quitter son pays, seule avec sa mère et le fidèle Zeynel. En effet, elles sont prises au piège, en étant de la famille du sultan, elles sont responsables du pire crime qui soit : la trahison.

L’inexorable marche de l’histoire : invisible guillotine

Ici, apparaît un premier point nodal du livre qui, en nous plongeant dans la Turquie des années 1920, nous fait découvrir ce paradoxe de la pensée turque, à la fois attirée par l’Occident, son mode de vie, ses libertés et sa pensée mais aussi profondément attachée à des valeurs séculières, à sa terre, à l’Islam et à un ensemble de codes communs qui font l’identité turque. Tout comme sa géographie, la mentalité turque est prise entre Orient et Occident. On est ici également profondément touché par cette dichotomie propre aux familles dynastiques : d’une part, Selma et sa mère sont un symbole du pouvoir et représentent des décisions politiques, dont en tant que femmes, elles ne sont pas responsables, elles subissent les conséquences de phénomènes qu’elles ne contrôlent pas. D’autre part, en tant qu’individus, elles ont une pensée et un regard qui leur est propre. Selma rêve de pouvoir sentir le vent du Bosphore sur ses cheveux, de guider les troupes sur le champ de bataille face aux soldats britanniques, de se promener librement dans les rues d’Istanbul, d’aller à l’université et de devenir ce qu’elle a envie d’être. Or, la vie de Selma va lui être volée par une condition qui lui est donnée de par sa naissance et de par des événements sur lesquels elle ne peut rien. C’est ce tragique que Kenizé Mourad exploite avec habileté.

Le départ de Turquie a lieu dans l’indifférence générale, elle témoigne de la violence de la marche de l’histoire, inexorable et douloureuse pour ceux dont le nom et l’avenir est balayé soudainement. Selma ne connaîtra plus jamais la vie dans les palais ottomans, elle ne reverra jamais son pays, ne sentira plus jamais l’odeur des glycines qui grimpent et retombent sur les façades des maisons et immeubles d’Istanbul, n’admirera plus les couleurs roses et dorées des couchers du soleil du Bosphore. L’exode au Liban voisin, tout juste indépendant de l’Empire et sous protectorat français est violent, la haine des musulmans farouche dans un pays où les élites sont désormais chrétiennes. En tant que princesse ottomane désargentée, le train de vie devient modeste et Zeynel, l’eunuque albanais de sa mère, vestige d’une époque révolue, devient progressivement le seul soutien de Selma et sa mère. Selma découvre cependant la vie mondaine beyrouthine, pour s’assurer un avenir et pour sauvegarder son honneur et celui de sa famille, elle doit faire un bon mariage. Ce mariage conduira Selma en Inde où, mariée à un prince musulman indien, et confrontée à des traditions d’un autre âge dans un contexte délétère d’appauvrissement massif de l’Inde par l’exploitation britannique, elle se retrouve contrainte de fuir ce pays d’adoption.

Ici, intervient le second enseignement de l’oeuvre, Selma est une partie d’un monde qui s’effondre : son éducation, sa pensée, ses relations, son être, sont inadaptés au monde qui s’affirme : celui des nations, des nationalismes, des Etats tout-puissant, du libéralisme et du rationalisme à l’excès. Au sein de ce monde où « Dieu est mort » pour parler comme Nietzsche, la tradition, de même qu’une dynastie impériale liée au religieux n’a plus sa place. La guillotine est parfois invisible.

De la lumière vers l’ombre : comment meurt un Empire ?

Arrivée à Paris, Selma ne peut plus compter que sur ce brave Zeynel, lui aussi descendant d’un monde qui n’existe plus, disparu le temps où la « Sublime Porte » allait dans les Balkans réclamer le « devchirmé » durant lequel les enfants chrétiens, souvent le plus doué, étaient pris à leur famille et réduits en esclavage pour faire carrière dans l’armée, dans l’administration ou plus rarement comme servant. Disparu le temps où l’Albanie était une province ottomane, disparu le temps où l’eunuque avait une existence sociale. La disparition d’un monde, remplacé par un autre, dans lequel certains Hommes n’ont plus de raisons d’exister est un leitmotiv de cet ouvrage.

La chute de l’Empire Ottoman est un séisme dont les secousses font encore trembler l’Europe. La guerre en Yougoslavie et les conflits qui y sont latents en sont les conséquences directes. La colonisation de l’Afrique du nord et la naissance de la plupart des Etats du Maghreb (sauf le Maroc) est la conséquence directe de l’affaiblissement de la puissance ottomane durant tout le XIXe siècle. Plus récemment, l’accession au pouvoir d’Erdoğan et certaines de ses décisions politiques, ainsi que le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan nous rappellent qu’aujourd’hui encore, le spectre de l’Empire Ottoman et la violence inouïe de sa chute posent à l’Europe des questions structurelles profondes.

C’est à Paris que le livre s’arrête, au début du XXe siècle, la capitale française est alors encore la capitale mondiale de l’asile politique. Elle accueille les familles nobles rescapées de l’effondrement des empires : russes surtout, autrichiennes, hongroises et turques aussi, et, comme un symbole, c’est dans la ville-lumière d’un monde naissant que Selma termine sa vie alors qu’Istanbul, autrefois « la deuxième Rome » quitte définitivement son rang de « ville-monde ». Dans un même mouvement, le parcours de Selma suit une trajectoire identique : de la lumière vers l’ombre. Elle garde cependant en elle, une chose, la seule que même le plus miséreux des Hommes possède : l’orgueil.

Vos commentaires
modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom