Il y a 30 ans, le 25 décembre 1991, l’URSS s’effondrait, l’impossible se produisait, le rêve communiste disparaissait soudainement avec son Empire. Quinze nouveaux Etats voyaient le jour et la Russie qui n’avait jamais cessé de n’être autre chose qu’un Empire, qu’il soit tsariste ou communiste, devenait une Fédération. Le passage à l’économie capitaliste se fit d’une manière très violente : les inégalités explosent, la misère aussi, avec la fin de l’Etat providence soviétique dans lequel tout était pris en charge par l’Etat. La production de richesses chute de moitié en l’espace de cinq ans et, passé la découverte de quelques biens de consommation, la plupart des anciens Soviétiques se sont adonnés à une certaine forme de nostalgie pour l’ancien régime ou du moins pour les rêves et utopies qu’ils avaient perdus. Montrer la complexité de l’Homme rouge et la foi perdue en l’avenir des anciens soviétiques, voilà le dessein difficile que se donne, à travers les témoignages d’anonymes, Svetlana Alexievitch, elle-même ancienne citoyenne soviétique.
Un monde désenchanté
Pour l’autrice, le travail de l’écrivain consiste à montrer le monde dans ses détails, cela lui permet d’être juste et de remplir son rôle de thérapeute ou de rapporteur de la réalité. Cette soif du détail, Svetlana Alexievitch l’apporte par la finesse des témoignages qu’elle prélève et l’analyse qu’elle en tire au fil de la progression du livre. Des espoirs mis dans l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev - quasi-prophète d’un socialisme à visage humain renaissant, d’une société toujours aussi égalitaire mais plus libre - à la désillusion profonde des réformes économiques et de la dislocation soviétique, on ressent l’humiliation et le déclassement ressentis par les Russes et bien d’autres peuples de l’Union soviétique.
Les mémoires individuelles permettent de construire une mémoire collective de cette période trouble durant laquelle les champs du pouvoir étaient en recomposition, où les futurs oligarques ont pris le contrôle des outils de production du « peuple » contre une bouchée de pain et où la quête de l’argent ainsi que l’exode vers l’Occident deviennent la norme pour la jeunesse. Alors qu’on faisait autrefois la queue pour acquérir des ouvrages de Dostojevski, d’Akhmatova ou autres recueils de poésie, on fait désormais, à Moscou, la queue devant le premier McDonald’s à ouvrir ses portes tout en gardant religieusement l’emballage du premier Big Mac consommé. C’est ce changement de paradigme que cet ouvrage cherche à nous montrer. Comment est-on passé de l’Homme rouge à l’Homme globalisé ? Quelles violences cela a-t-il impliqué ? À quel degré furent-elles insurmontables ? Beaucoup de témoignages nous marquent comme celui-ci : « A présent, le monde n’est plus divisé en ceux qui ont fait de la prison et ceux qui les y ont envoyés, ou en ceux qui ont lus Soljénitsyne et ceux qui ne l’ont pas lu, mais en ceux qui peuvent acheter, et ceux qui ne le peuvent pas ».
La description de ce climat de violence, l’arrivée du grand banditisme, des violences quotidiennes inexistantes en Union soviétique, puisque personne ne possédait rien, ainsi, que l’évocation des suicides, nombreux notamment chez les membres du parti communiste, sont autant de pages noires oubliées des récits officiels ou communément admises sur la dislocation de l’URSS. Le mépris de l’argent et du matérialisme, la difficulté à accepter la fin de l’accessibilité à tous de la culture intellectuelle, le retour de la misère extrême sont autant d’éléments récurrents dans les témoignages prouvant la difficile acceptation de la fin du paradigme du communisme soviétique. Comme le rappelle l’une des personnes interrogées : « La plupart des gens n’étaient pas antisoviétiques, tout ce qu’ils voulaient, c’était avoir une vie meilleure ».
Une clé de compréhension de la Russie contemporaine
La lecture de La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement ne nous laisse pas plus avancé sur le rôle de chacun dans la dislocation de l’URSS. Au diable, les visions étriquées et manichéennes, il n’y a eu ni méchants, ni gentils, ni profiteurs, ni grands lésés, tous ont souffert et tous sont voisins de mémoire. L’Homo Sovieticus est le produit de la souffrance, par la grande guerre patriotique, les goulags, les privations de liberté et sa fin, logiquement, se fait dans la souffrance. Exilés de leur époque, les Soviétiques d’hier se sont construit des utopies nouvelles : la Biélorussie de Loukatchenko, les Républiques populaires de Donetsk et Lougansk ou la Transnistrie sont autant de palliatifs pour éviter de se confronter à une réalité qui reste tout de même bien là, celle de la pauvreté, des inégalités et des normes que l’on ne comprend pas et que l’on rejette. Beaucoup de témoignages reviennent sur la spécificité de l’âme russe ou soviétique et sur son rapport au pouvoir : « Par sa mentalité, dans son inconscient, notre pays est un pays de tsars. C’est dans nos gènes. On veut tous un Tsar (...) Un Vaclav Havel, ça peut marcher chez les Tchèques, mais nous, nous n’avons pas besoin d’un Sakharov. Ce qu’il nous faut, c’est un tsar, un père ! Qu’on appelle ça un secrétaire général ou un président, peu importe, pour nous, c’est un tsar ».
Le passé communiste, instrumentalisé par des politiques habiles, permet de nourrir le néopatriotisme et le conservatisme d’une partie importante des électeurs russes et des républiques du « voisinage proche ». L’absence d’un travail de mémoire, que cet essai parvient tout de même à esquisser, empêche tout apaisement de la mémoire et donc des conflits. Il en résulte une meilleure compréhension de la quête russe pour l’Homme providentiel et fort, comme le déclare l’autrice dans l’ouvrage : « De cette souffrance-là, nous ne savons pas quoi faire. On fantasme un passé glorieux au lieu de comprendre ce qui s’est passé. Ceux qui ont pillé la Russie et qui cherchent une autorité qui puisse rassembler le peuple n’ont plus qu’à réhabiliter Staline. Les esprits sont prêts ». Contrairement à une vision occidentale qui voudrait que Vladimir Poutine soit le seul problème de la Russie, La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement, nous montre que les maux de la Russie et de l’espace post-soviétique, marqué par les autoritarismes, sont plus profonds. Comme le dit l’un des témoins : « Seul un soviétique peut comprendre un soviétique » Svetlana Alexievitch prévenant en préface : « Je veux montrer ce qui bouillonne dans la marmite russe ».
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