L’Europe est un roman tchèque

, par Sophia Berrada

L'Europe est un roman tchèque
(Illustration : Sophia Berrada) Bohumil Hrabal en 1985 (Wikipedia Commons)

Place ! Place à la littérature européenne ! Le Taurillon a entrepris, moyennant une nouvelle rubrique nommée L’Europe est un roman, de s’intéresser au monde littéraire européen sous tous ses aspects. Chaque mois nous vous proposerons de découvrir des œuvres d’auteurs et d’autrices, européens et européennes, des interviews de personnalités du monde du livre, actrices de son écriture à sa commercialisation, en accordant une attention particulière à sa traduction - démarche si cruciale à la vie démocratique de ce Vieux Continent, ainsi que des articles portant sur l’actualité du milieu littéraire européen.

Il faut que le lecteur de cette chronique soit prévenu : Une trop bruyante solitude m’a chamboulée par sa beauté étourdissante, et malgré les efforts que je vais bien évidemment déployer par déontologie, je ne peux promettre de rester sobre dans le choix de mes mots.

“Si je suis venu pour quelque chose au monde, c’est pour écrire Une trop bruyante solitude” lit-on sur la quatrième de couverture qui se fait le relais de la voix de Bohumil Hrabal. Dans ce roman, on fait la rencontre d’Hanta, personnage inoubliable qui peuple sa solitude par la lecture et dont le propos politique est un écho à ce qu’a pu endurer l’auteur, que ses amis qualifiaient de “héros timide”, sous la censure littéraire de la Tchécoslovaquie “normalisatrice”.

Les élucubrations d’un homme seul amoureux de la lecture

“Voilà trente-cinq ans que je travaille dans le vieux papier, et c’est toute ma love story. Voilà trente-cinq ans que je presse des livres et du vieux papier, trente-cinq ans que, lentement, je m’encrasse de lettres, si bien que je ressemble aux encyclopédies dont pendant tout ce temps, j’ai bien comprimé trois tonnes ; je suis une cruche pleine d’eau vive et d’eau morte, je n’ai qu’à me baisser un peu pour qu’un flot de belles pensées se mette à couler de moi ; instruit malgré moi, je ne sais même pas distinguer les idées qui sont miennes de celles que j’ai lues.”

Le monologue intérieur d’Hanta commence avec ces quelques phrases. Par la trappe du plafond de la cave où est renfermée sa presse lui parviennent toutes sortes de papiers : de ceux sanguinolents dont les bouchers se servent pour envelopper la viande aux vieux ouvrages dont les gens veulent se débarrasser, en passant par les livres interdits envoyés au pilon.

Cet ouvrier solitaire va s’investir d’une mission : sauver la culture qu’il est sommé de détruire. Il met de côté chaque trésor littéraire sur lequel il tombe pour le lire puis le rapporter chez lui où les piles de livres manquent de l’assommer tant elles sont chancelantes. Quant à ceux qu’il ne peut sauver, il leur offre une mort toute en cérémonie : chaque paquet écrasé par sa presse est conçu avec soin. Le livre est placé au centre, ouvert à une page d’une beauté singulière, et entouré de reproductions de tableaux trouvées ici et là.

Par la voix d’Hanta, Bohumil Hrabal parle magnifiquement de la lecture et de ses pouvoirs, et je ne résiste pas à l’envie de partager ici deux extraits :

“Je bois des litres de bière, pas pour boire - j’ai la terreur des ivrognes -, mais pour aider la pensée, pour mieux pénétrer au coeur même des textes, parce que lorsque je lis, ce n’est pas pour m’amuser ou faire passer le temps ou encore pour mieux m’endormir ; moi qui vis dans un pays où, depuis quinze générations, on sait lire et écrire, je bois pour que le lire m’empêche à jamais de dormir, pour que le lire me fasse attraper la tremblote”.

“J’ai dans mon cartable des livres dont j’attends ce soir même qu’ils me révèlent sur moi ce que j’ignore encore”.

L’humanité de l’auteur transparaît dans la façon dont il raconte la flopée de personnages que rencontre Hanta. Zdena Škapová, professeure à l’Académie du film de Pragues, estime que pour Hrabal “Chacun, aussi isolé, perdu ou banni soit-il, recèle au plus profond de son âme une partie de Dieu, c’est cette petite “perle au fond”, visible seulement pour celui qui sait écouter et observer attentivement sans conformisme ni préjugé”. Tous ces protagonistes de papier l’illustrent : l’oncle d’Hanta, cheminot à la retraite qui s’est acheté un vieux poste d’aiguillage pour l’installer dans son jardin, les égoutiers qui écrivent sur la société en analysant les cloaques de la ville, ou encore la belle Marinette qui n’échappe à aucune situation où le tragique et le grotesque se confondent. Aucun d’eux ne laisse indifférent.

Une œuvre d’abord interdite sous la Tchécoslovaquie normalisatrice

Si Bohumil Hrabal est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands écrivains tchèques, ses romans ont pourtant connu une vie très mouvementée.

Le succès fulgurant qu’il rencontre en 1963 avec ses premières publications, qui prônent une forme de liberté d’existence, se heurte rapidement à la situation politique tchécoslovaque. En 1968, les troupes du pacte de Varsovie envahissent le pays et mettent fin au Printemps de Prague. Les maisons d’édition passent sous le joug de l’Etat et mettent au ban les auteurs tchèques qui ne sont pas loyaux envers le nouveau régime.

L’œuvre de Hrabal est ainsi interdite de 1968 à 1976 au prétexte qu’elle est “grossière et pornographique”. Cette période, douloureuse, est aussi prolixe pour l’auteur : il couchera sur le papier de nombreux manuscrits parmi lesquels Une trop bruyante solitude, paru cinq fois en samizdat (un circuit littéraire parallèle et clandestin) avant d’être officiellement publié et largement diffusé en 1989.

“Instruit malgré moi, je frémissais en pensant à ce que j’avais appris de Hegel : la seule chose terrifiante au monde, c’est ce qui est figé, pétrifié, moribond, et la seule heureuse, c’est quand l’individu ou, mieux, la société des hommes parvient, grâce à la lutte, à rajeunir, à conquérir le droit à la vie.” lit-on dans Une trop bruyante solitude. Puis plus loin : “Tous les inquisiteurs du monde brûlent vainement les livres : quand ces livres ont consigné quelque chose de valable, on entend encore leur rire silencieux au milieu des flammes, parce qu’un vrai livre renvoie toujours ailleurs, hors de lui-même.”

Dans un court extrait d’une interview, Hrabal raconte combien pour lui rester en Tchécoslovaquie malgré la censure était important. S’il me revenait d’écrire une prescription, je proposerais aux curieux de cette archive de la regarder dans un premier temps sans prêter attention aux sous-titres, pour ne se laisser envahir que par la voix de Bohumil Hrabal, toute en retenue et en sensibilité. Et puisqu’il est question de voix, je recommanderais aussi la lecture de certains passages d’Une trop bruyante solitude à voix haute. L’écriture de Bohumil Hrabal est un fleuve, ou plutôt un torrent, un flux intense de mots d’une simplicité et d’une force telles qu’elle retranscrit avec justesse la violence de la vie. Lui-même qualifiait son style singulier de “réalisme total”. L’expérience de la lecture à voix haute, aussi intimidante soit-elle, permet de se confronter à l’emballement de la pensée de Hanta, à l’oppression ambiante de sa cave praguoise et à la prose à la fois crue et tendre de l’auteur, mais d’une façon encore plus frontale.

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