L’Europe face au défi du protectionnisme : protéger sans se refermer

, par Le Courrier d’Europe, Mariia Bilokur

L'Europe face au défi du protectionnisme : protéger sans se refermer
L’agriculture est l’un des secteurs les plus concernés par les mesures protectionnistes. ©Unsplash

Face aux défis de la concurrence mondiale et aux tensions économiques, Bruxelles multiplie les mesures protectionnistes pour sauvegarder sa souveraineté. Mais à quel point ces choix s’accordent-ils avec les valeurs fondatrices du libre-échange européen ?

Construite sur le principe du libre-échange, l’Union européenne oeuvre pour la paix et la prospérité entre ses Etats membres. De la CECA au marché unique, cette intégration a encouragé quatre libertés de circulation : des biens, des services, des capitaux et des personnes, stimulant ainsi une croissance économique durable. Les entreprises européennes ont pu, grâce à cette ouverture, se spécialiser et offrir des produits de qualité à un marché exigeant, tout en maîtrisant leurs coûts.Mais la réalité économique mondiale n’est pas sans défis.

Le protectionnisme européen aujourd’hui

Confrontée à la concurrence de pays à faibles coûts de production, l’UE a introduit plusieurs mesures défensives, incluant des mesures antidumping et antisubventions. Par exemple, l’imposition d’une surtaxe de 35,3% sur les véhicules électriques importés de Chine, en plus des droits de douane de 10 % déjà en vigueur. Entrée en vigueur le 30 octobre 2024, cette mesure fait suite à une enquête révélant que les producteurs chinois bénéficient de subventions jugées déloyales. Appliquée pour cinq ans, cette décision laisse cependant la porte ouverte à de futures négociations avec la Chine et d’autres exportateurs. L’objectif reste de garantir des conditions de concurrence équitables sur le marché unique tout en protégeant les entreprises locales des pratiques commerciales considérées comme injustes. Les enjeux climatiques sont également un frein à l’équilibre économique mondial. En octobre 2023, l’UE a instauré le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF), qui impose aux importateurs de déclarer les émissions de gaz à effet de serre (GES) de leurs produits jusqu’en 2025. Au-delà, ils devront acheter des certificats MACF compensatoires dès 2026. L’objectif, aussi ambitieux soit-il, est d’intégrer le coût carbone des importations pour favoriser des pratiques plus vertueuses et éviter le « dumping environnemental » de produits bon marché à forte empreinte carbone. Ces pratiques sont vues néanmoins comme des barrières commerciales dissimulées, qui pourraient provoquer des tensions avec les partenaires commerciaux internationaux.

Entre protectionnisme et préservation du patrimoine

Le protectionnisme est un frein économique qui a donné lieu à de nombreux arrêts au niveau interne aussi, comme celui du Cassis de Dijon, par exemple. Entre respect du libre-échange et défense de produits locaux et nationaux, l’équilibre est précaire, comme en témoigne la récente bataille autour de la feta. Protégée par une Appellation d’Origine Protégée (AOP) réservée aux productions grecques, la feta a été au cœur d’une polémique lorsque le Danemark a continué d’exporter des fromages sous ce nom vers des pays tiers, défiant les règles de l’UE. En 2023, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a statué en faveur d’une protection étendue des AOP hors des frontières européennes, réaffirmant l’engagement de l’Union à préserver l’authenticité de ses produits et à protéger les producteurs locaux.

Si cette décision consolide la position de l’Europe comme gardienne de son patrimoine gastronomique, elle soulève aussi des questions sur la fine ligne entre protection et protectionnisme. Pour l’UE, la défense des AOP fait partie d’une stratégie de "souveraineté économique ouverte", visant à préserver la qualité et l’identité des produits tout en maintenant l’esprit de coopération et d’ouverture commerciale. Les critiques craignent néanmoins que ces pratiques, perçues comme trop restrictives, nuisent aux relations commerciales internationales.

Vers une souveraineté économique équilibrée

Bien que ces mesures protectionnistes préservent des industries stratégiques et des emplois dans l’Union, elles alourdissent aussi les coûts pour les entreprises tributaires des importations de matières premières. Les consommateurs, quant à eux, font face à une hausse des prix, ce qui diminue leur pouvoir d’achat et alimente des tensions internes. Pour l’Union européenne, l’enjeu est crucial : protéger ses intérêts économiques tout en maintenant ses principes de libre-échange et de coopération. La stratégie actuelle, visant une “autonomie stratégique ouverte”, cherche à équilibrer protection et ouverture. L’UE doit s’adapter aux transformations géopolitiques, tout en demeurant fidèle à ses idéaux d’intégration et de solidarité.

En définitive, l’Europe ne cherche pas à se replier sur elle-même, mais à se doter des moyens de résister aux crises et de réduire sa dépendance dans des secteurs stratégiques. Ainsi, la Commission européenne met l’accent sur le développement de technologies de pointe, de l’intelligence artificielle à la production de semi-conducteurs, afin de diminuer la dépendance à l’égard des fournisseurs extérieurs. Cette approche permettrait à l’Europe d’assurer sa souveraineté tout en restant ouverte aux échanges et aux partenariats internationaux.

Une cinquième liberté au service de la compétitivité européenne

Dans son rapport Much More Than Just a Market, Enrico Letta, ancien président du Conseil des ministres italien, souligne que la compétitivité de l’Europe ne peut se limiter aux quatre libertés du marché unique (biens, services, personnes et capitaux). Face aux défis globaux, il propose l’ajout d’une « cinquième liberté » : libre circulation de la recherche, de l’innovation et des données. L’objectif est de construire et de développer un écosystème européen d’innovation capable de rivaliser avec les grandes puissances économiques comme les États-Unis et la Chine, tout en attirant des talents et en favorisant l’innovation technologique.

Cette nouvelle liberté viserait à faciliter la collaboration entre les entreprises, les universités et les centres de recherche européens, grâce au principe du « once-only » : les citoyens et les entreprises ne doivent fournir leurs informations qu’une seule fois, elles seront ensuite partagées entre les administrations. Cette approche simplifierait considérablement les démarches administratives en réduisant la bureaucratie à l’échelle de l’UE, optimisant ainsi l’exploitation des ressources intellectuelles et favorisant l’émergence de nouvelles technologies. Letta propose ici une approche proactive face au protectionnisme : une Europe ouverte et innovante, tournée vers l’avenir, la recherche, et la collaboration numérique, et qui renforce son autonomie sans sacrifier la collaboration et le progrès.

Les défis de la mise en œuvre et la voie à suivre

Bien que l’UE ait tracé une voie ambitieuse, la mise en œuvre de ces stratégies reste complexe. La création de chaînes d’approvisionnement résilientes, par exemple, nécessite une coordination étroite entre les États membres et des investissements colossaux dans les infrastructures. Pour mieux canaliser les capitaux privés vers des projets stratégiques et renforcer son indépendance financière, L’UE cherche à créer une Union de l’épargne et de l’investissement pour financer des projets à l’échelle européenne, notamment dans des secteurs stratégiques comme la transition écologique et numérique.

L’autonomie stratégique ouverte et les initiatives comme NextGenerationEU marquent un tournant décisif pour l’Union européenne. L’objectif est de bâtir une Europe plus résiliente face aux crises, plus compétitive face aux grandes puissances, tout en restant fidèle à ses valeurs d’ouverture et de coopération. En combinant autonomie et interdépendance, l’Union européenne trace la voie vers une souveraineté économique qui ne s’oppose pas au libre-échange, mais qui le renforce pour répondre aux défis du XXIe siècle.

Vos commentaires
modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom