L’Europe sur un plateau

, par Pierre Le Mouel

L'Europe sur un plateau
(Source : pixabay)

Le jeu de société a eu un regain d’intérêt depuis une vingtaine d’années pendant que l’Union européenne a eu du mal à faire sa place dans notre culture populaire. Encore aujourd’hui, elle n’apparait quasiment pas dans l’univers ludique, et c’est bien dommage, alors que le Brexit, lui, s’inscrit de plus en plus dans notre paysage culturel.

Depuis le début de ma thèse, j’ai travaillé sur un jeu de société pour reproduire les méandres du Brexit et ses enjeux parlementaires au Royaume-Uni. Dans mon jeu, l’UE apparaît seulement comme un facteur limitant dont il faut tenir compte, ou non, dans la création de l’accord au sein de Westminster. La création du jeu a accompagné mon travail de recherche sur le Brexit : à titre personnel j’en suis friand, mais c’est aussi un médium très utile pour vulgariser des rapports de force et des mécanismes politiques qui peuvent paraître complexes.

Jouer au Brexit pour mieux le comprendre

Après quelques recherches et quelques trouvailles fortuites, il s’avère qu’il existe déjà quatre jeux sur le thème du Brexit. Le sujet étant d’actualité et faisant grand bruit outre-Manche, il n’est pas étonnant que depuis 2016 plusieurs jeux aient pu voir le jour. Leurs approches varient quelque peu, à la fois en termes de positionnement par rapport à l’idée de quitter l’Union européenne, mais aussi par rapport à la raison d’être du jeu. Le jeu le plus abouti, Brexit : The board game of second chances édité par Bad Hipster Games sorti en 2018, adopte un ton parodique sur la campagne du référendum. L’accent est mis sur la campagne marquée par les fake news et par une certaine manipulation des faits de part et d’autre du référendum. D’où la présence de cartes qui donnent des faits oubliés et permettent de provoquer des débats sur le Brexit.

Un deuxième jeu, Brexit : the real deal édité par Wotan Games, sorti en 2019, s’intéresse à la question des fameux accords de libre-échange que le Royaume-Uni post-Brexit sera capable de signer en toute indépendance. C’est un jeu de cartes où les joueurs et les joueuses misent des cartes de leur main dans des pays dans l’espoir de récupérer un accord de libre-échange avec ce pays. Pour gagner, tout le monde a un objectif secret qu’il ou elle doit atteindre en premier. C’est donc l’aspect commercial du Brexit qui est à l’honneur dans ce jeu, sur un ton humoristique où l’on peut jouer l’Angleterre, l’Ecosse, le Pays de Galles, l’Irlande du Nord ou les Cornouailles, tous devenus indépendants depuis le Brexit. Comme l’annoncent les règles du jeu : « Il y avait clairement encore quelque chose qui retenait le Royaume-Uni d’atteindre la grandeur. Alors le peuple a fait la seule chose qu’il sait faire. Il a voté et c’était officiel, le Royaume-Uni a quitté le Royaume-Uni. »

Le troisième jeu, Brexit the board game auto-édité depuis 2018, qui mérite un minimum d’attention est un jeu créé par un chercheur dans un think tank britannique. Le but du jeu est de mener les négociations côté 10 Downing Street pour obtenir l’accord qui convient le mieux à la position politique que l’on représente (plus ou moins en faveur du Brexit). Là encore, les règles du jeu annoncent la couleur et cherchent à se moquer des procédures parlementaires, ainsi que de l’Union européenne. En effet, le jeu est une petite publication privée de The Red Cell, un think tank nationaliste britannique très attaché au Brexit (il préconisait la sortie de l’Irlande de l’UE pour régler tous les problèmes en Irlande à cause du Brexit). Son auteur Lee Rotham a travaillé pour l’aile la plus conservatrice des Conservateurs britanniques et a fortement milité en faveur d’un Brexit plutôt dur. Ce qui se ressent dans son jeu qui s’en prend donc au parlementarisme britannique, à l’Union européenne et aux dirigeants britanniques qui n’ont pas su apporter le Brexit, le vrai. Contrairement aux autres jeux, celui-ci prend le parti d’être une vraie simulation pour que les joueurs et joueuses comprennent les vrais enjeux politiques du Brexit. C’est aussi le seul jeu hors de prix et vraiment mal designé (les règles sont imprimées sur du papier A4 standard et agrafées à la va-vite tandis que les cartes sans intérêt graphiques ont toujours les zigouigouis rouges de la correction automatique de Word…).

Enfin, le dernier jeu trouvé est un jeu de cartes lambda d’action-réaction mais qui est une variation des cartes à collectionner très en vogue au Royaume-Uni, les cartes Top Trump.

Si le Brexit est dans notre paysage ludique, pourquoi pas l’Union européenne ?

Vous l’avez sûrement remarqué, ces jeux ont comme point commun d’adopter un ton humoristique pour traiter du Brexit, généralement perçu comme un cafouillage politique que l’on soit pour ou contre. Mais l’autre point commun, c’est qu’ils cherchent tous à mettre en avant un aspect spécifique du Brexit et le rendre intelligible à travers des mécaniques de jeu simples et amusantes. C’est là la force des jeux de société qui peuvent facilement servir de support à une réflexion plus sérieuse, plus scientifique. Sans pour autant perdre l’idée de passer un bon moment à plusieurs autour d’une table (d’un même foyer si possible, pandémie oblige). Alors qu’en est-il de l’Europe comme projet politique ? A-t-elle sa place dans le monde des jeux de société ?

Après quelques recherches, on découvre qu’il n’y a que trois jeux véritablement sur un thème lié à l’Europe et l’Union européenne. Bien sûr, pour cela, il faut exclure tous les jeux qui se passent en Europe mais où le continent n’est pas le sujet mais le support ou le cadre de l’action. C’est le cas par exemple de tous les wargames qui traitent des Guerres mondiales en Europe.

Par ordre du plus récent au plus ancien, on trouve d’abord Europe divided, édité par PHALANX et sorti en 2020. Il place deux joueurs ou joueuses dans la peau de la Russie ou de l’Europe de l’Ouest entre 1990 et aujourd’hui, le but étant d’amener ou ramener les pays d’Europe de l’Est dans son giron. Les joueurs et joueuses s’opposent en investissant de l’influence et en réagissant à des événements pour intégrer dans l’OTAN, dans l’UE ou dans le pré-carré russe. Ce jeu donne donc une vision éminemment géopolitique à l’Europe et place l’UE comme actrice d’une opposition d’influence entre la Russie et le monde occidental après la chute de l’URSS mais toujours dans une opposition est-ouest.

Le deuxième jeu, European Union the board game édité par Big Fun Games sorti en 2015, prend le parti d’expliquer le processus législatif de l’Union européenne. C’est d’ailleurs un jeu créé par la représentation de Taïwan auprès de l’UE dans le but non seulement de vulgariser le fonctionnement de l’UE mais aussi d’enseigner un peu d’anglais technique. Le but du jeu est d’avoir le plus de points de victoire que l’on obtient en faisant passé le plus de directives ou règlements qui plaisent à la mouvance politique que l’on incarne. De manière intéressante, chaque tour se passe en deux phases : une première où le texte passe par le Conseil, puis une deuxième où le texte passe par le Parlement européen. Si la mécanique du Parlement européen n’est pas très intéressante, la partie concernant le Conseil l’est vraiment. En effet, les joueurs et joueuses récupèrent des pays qui voteront comme eux et chaque pays à une certaine valeur de vote en fonction de son poids démographique. De plus, les propositions doivent soit être votées à l’unanimité, soit à la majorité qualifiée calculée selon le nombre d’États membres, car c’est un autre point intéressant, le jeu se joue en trois tours et à chaque tour plus de pays intègrent l’Union Européenne et donc diluent le pouvoir politique.

Enfin, le dernier jeu, et un de mes préférés est le jeu Europa, la naissance d’un continent. Le jeu place les joueurs à la tête de partis europhiles qui au fil des époques (de 1945 à 2030 selon la boîte du jeu) vont batailler dans chaque pays contre les partis eurosceptiques pour faire intégrer le plus de pays à l’Union européenne. C’est donc un autre jeu focalisé sur l’Union européenne elle-même mais cette fois-ci ce n’est pas sur son fonctionnement, mais sur sa raison d’être. Le jeu vise à pousser les joueurs et joueuses à faire intégrer le plus de pays européens possible, notamment les pays à risque d’Europe de l’Est à partir de 1990. Sans entrer dans les détails des mécaniques, le jeu donne vraiment la part belle à la coopération et à l’idée d’Europe unie. Un point spécifique appuie vraiment l’idéologie portée par le jeu. A partir de la phase 1990, les pays de l’Est et des Balkans peuvent entrer en conflit interne qui peut dégénérer en guerre civile. Les joueurs et joueuses devront alors intervenir politiquement le plus rapidement possible en se coordonnant le mieux pour mettre fin aux derniers conflits sur le continent européen. Mais ce n’est pas tout, pour déterminer quels pays entrent en conflit interne, on jette un dé, et si jamais le pays choisi par le dé est déjà dans l’Union européenne, alors le conflit est complètement évité. En effet, ce jeu appuie fortement sur l’idéal d’intégration et de paix européenne. C’est un beau jeu, facile et accessible à tout âge (bien que long) qui, selon moi, montre à la perfection comment un jeu peut servir un point de vue, pour ne pas dire une idéologie. Ici, c’est l’idée d’une Europe unie et pacifiée.

A travers ces quelques exemples de jeux de société qui traitent du Brexit et de l’Europe, je comptais avant tout montrer le potentiel évident du médium qu’est le jeu de société pour mettre en avant un point spécifique d’une situation réelle que le jeu explore. Que ce soit un point spécifique du Brexit comme la mésinformation pendant le référendum, ou l’aspect technique du processus législatif européen, en prenant la peine de réfléchir à quelques mécaniques spécifiques que l’on observe et à la manière dont elles peuvent se modeler sur un plateau de jeu avec des cartes, on peut créer un jeu accessible, amusant et pourtant éducatif qui met en avant les enjeux de l’Europe et l’Union européenne. Et ce, bien mieux que des conférences de presse dans une salle du bâtiment Justus Lipsius, ou qu’un jeu de l’oie cliché disponible sur le site du Parlement européen.

Sujet initialement publié dans la revue lyonnaise du Taurillon, le Taurilyon !

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