Basile Desvignes (BD) : Le plan de relance de la Commission rompt-il avec le principe de rigueur budgétaire de l’UE, régi notamment par les critères de Maastricht et le TSCG, Mécanisme européen de stabilité ?
Sylvain Kahn (SK) : En augmentant considérablement son budget, le plan de la Commission sort l’UE de son cadre budgétaire traditionnel. Depuis les Accords de Fontainebleau en 1984 et l’Acte Unique européen en 1986, la politique budgétaire de l’UE suit de fait la logique du « juste retour ». Ce principe, qui s’applique encore aujourd’hui, repose sur un postulat : chaque État membre doit recevoir de l’UE un montant de crédits le plus proche possible du montant de sa participation au financement du budget communautaire. Avec le plan de relance, la Commission soutient que le budget de l’UE doit complètement s’affranchir de cette logique.
BD : Selon plusieurs observateurs, le plan de relance de la Commission pourrait être un tournant majeur vers une plus grande intégration européenne en menant à la création d’un impôt européen. Qu’en pensez-vous ?
SK : C’est la seconde rupture opérée par le plan. Aujourd’hui, les 4/5ème du budget européen sont financés par les États membres et les ressources traditionnelles de l’UE. Ces ressources ne seront pas suffisantes pour financer le plan de relance : la Commission devra donc avoir recours à des ressources budgétaires propres à l’UE. Le plan de relance et son financement sont des mesures « one shot », unique. Il y a toutefois fort à parier que la Commission s’en servira pour défendre une nouvelle manière de concevoir le budget européen et modifier les modalités de financement de l’UE. Ce ne serait pas la première fois qu’une mesure au départ exceptionnelle se pérennise : l’histoire de la construction européenne abonde d’exemples allant dans ce sens.
Plusieurs solutions s’offrent à la Commission pour financer le plan de relance. La première option serait de lever de nouveaux impôts « pour et par l’UE », ce qui représenterait un pas conséquent vers un État fédéral européen. A mon avis, le scénario le plus probable est l’émission de bons du Trésor européens sur les marchés financiers, qui serviront à financer les 750 milliards d’euros destinés à aider les acteurs et États européens. Ces nouvelles dépenses proviendront de l’UE et non des États, il sera donc logique que l’UE dispose de ses propres recettes budgétaires. L’UE ne pourra pas se contenter d’« actionner la planche à billets », la solution pourrait être l’émission de bons. A mon avis, la réelle question est de savoir quand ils seront émis. Dans trois mois, trois ans ? Je pense que c’est une question de semaines.
BD : Pourquoi ?
SK : L’idée ne tombe pas du ciel. Aujourd’hui, les décideurs européens cherchent de nouvelles recettes à mettre en face des dépenses du plan de relance. En parallèle, les derniers Eurobaromètres montrent que les Européens souhaitent une solution sociale et européenne à la crise que nous traversons. Récemment, des sondages organisés en Allemagne révélaient une opinion publique très favorable à la création d’un impôt européen pour financer le plan de relance. Les Européens sont aussi très attachés à leur monnaie qui en 20 ans seulement a acquis la confiance des marchés et a su s’imposer comme 2ème monnaie de réserve mondiale. Ainsi, je pense que la création d’un impôt européen ou l’émission de bon du Trésor s’imposent car ces mesures concilient tous ces objectifs, même si elles peuvent aussi avoir des effets pervers.
BD : Si un impôt européen est créé, pourra-t-on parler de « moment hamiltonien » ?
SK : Cette expression est à juste titre inspirée par les historiens des États-Unis d’Amérique. Alexander Hamilton a été très impliqué dans la naissance des États-Unis. Il y fut l’un des fondateurs et des promoteurs du système fédéral. En charge de l’économie et des finances dans le gouvernement présidé par Georges Washington, il défendit la création d’une banque des États-Unis, d’une dette et d’un impôt fédéraux, ainsi que d’une garantie fédérale des dettes des États fédérés. La comparaison entre le plan proposé par la Commission von der Leyen et les mesures prises par l’administration Washington et son secrétaire au trésor a donc lieu d’être.
Toutefois, qualifier de « moment hamiltonien » le début de révolution européenne actuel n’est sans doute pas l’image la plus pédagogique. D’une part car cette image renvoie explicitement à l’histoire de la construction des États-Unis. Or, a-t-on besoin de se référer à l’histoire américaine, qui plus est à un passé vieux de 230 ans, pour décrire le processus de construction européenne né après la Seconde guerre mondiale et ce tournant majeur du 21ème siècle en particulier ? Cela pourrait être perçu comme expliquant aux Européens qu’ils n’inventent pas leur propre histoire mais s’inspirent voire imitent celle des États-Unis. Il serait plus logique de trouver des références propres à l’histoire des Européens, récente ou sur le temps long ; ou de conclure qu’il n’y a pas vraiment de précédents historiques, et s’en affranchir.
Il y a en effet une seconde limite à l’image du « moment hamiltonien ». Une comparaison n’est pas seulement utile pour déterminer les ressemblances entre deux objets mais permet également d’identifier leurs différences. Or, lorsqu’on rapproche l’UE et l’État fédéral américain, on est frappé par les différences entre les deux modèles. A tel enseigne que le mot même de fédéralisme n’a pas la même connotation en Amérique et en Europe. Par exemple, il n’existe aujourd’hui aux États-Unis pas de mouvement souverainiste ou autonomiste significatif. C’est par contre une caractéristique fondamentale de l’UE, comme en témoignent le Brexit ou les mouvements autonomistes ou indépendantistes, par exemple en Catalogne et/ou en Écosse. L’UE associe des États-nations souverains qui mutualisent des parts de souveraineté et leurs territoires. La souveraineté y est ainsi multi territoriale et multi niveau, tant dans le système politique que dans la société.
Un grand plan de débat oppose ceux qui acceptent voire désirent cette souveraineté d’échelle multiple, et les tenants de la souveraineté d’échelle unique. Aux États-Unis, les débats sur le degré de fédéralisme ne portent pas sur l’existence, ou non, d’une nation et d’un peuple américain. Ils recouvrent bien davantage des débats sur le périmètre et le pouvoir de L’État et de la puissance publique. En Europe, revendiquer moins d’Europe ou s’opposer à plus d’Europe va souvent de pair avec une doctrine qui prône plus d’État – en l’occurrence, national ou régional –, et non qui prône un allègement ou un retrait de l’État. Aux États-Unis, la critique du gouvernement fédéral comme institution et comme principe se nourrit de la crainte qu’il n’érode la souveraineté et la liberté du peuple. En Europe, la critique de l’UE (du fédéralisme européen) se nourrit de la confiance dans un État fort au motif que la souveraineté populaire est soluble dans la souveraineté nationale et que l’État-nation cristallise la démocratie. A tout prendre, toute chose égale par ailleurs, l’UE ne pourrait-elle tout autant être comparée à d’autres modèles ? La comparaison avec l’Inde, avec ses grandes différences et ses ressemblances, est sans doute féconde.
La comparaison avec d’autres modèles n’est pas suffisante pour décrire et comprendre le système polymorphe de l’UE, qui s’inscrit également dans l’histoire de l’État en Europe. A tort, cette histoire est souvent réduite à celle des États-nations européens depuis la Révolution française. En fait, l’histoire de l’État en Europe est plus longue que celle des États-nations et s’étend sur dix siècles. Elle inclut de nombreuses formes prisent par l’État, et donc une pluralité d’États dont chacun possède sa propre singularité, aussi spécifique et différente que, par exemple, le Saint-Empire romain germanique et la République de Venise. C’est dans cette histoire longue que s’inscrit l’UE comme construction étatique. Aussi, on pourrait employer l’expression d’« État baroque » pour qualifier l’UE. Au sens artistique, le baroque est un grand mouvement européen. Il s’oppose au classicisme dont il se distingue par le contournement ou l’assouplissement des règles, le mélange des genres et le recours au singulier et à l’exception. C’est tout à fait le cas de l’UE, qui échappe à la classification traditionnelle des systèmes politiques et demeure très singulière.
L’image de « moment hamiltonien » ne rend pas compte de cette caractéristique. L’État fédéral aux États-Unis est basée sur l’idée qu’il n’existe pas de démocratie sans nation et pas de nation sans peuple. Suivant cette équation, aucune démocratie européenne ne serait possible sans peuple européen et comme les Européens refusent de se définir en tant que peuple, l’UE ne pourrait pas être considérée comme une démocratie. Pour raconter l’Union Européenne, il convient de sortir son récit de cette équation. Il n’y aura pas un moment où les Européens se rassembleront pour déclarer qu’ils forment un peuple. En effet, les Européens ne forment pas une nation. Ils forment une société. Dans son ensemble, et à l’échelle de l’espace mondial, cette société se considère comme un projet et un modèle de territoire habitable qui promeut un lien social singulier. L’alliage de la sortie du religieux, de la sécularisation, de l’intolérance à la peine de mort et à l’interdiction de l’IVG, de l’attachement au pluralisme, à la paix civile et à la pacification, à l’État providence comme à l’autonomie et à la liberté de l’individu en est une bonne illustration. Ainsi, la notion de société souligne la spécificité de l’Europe : les Européens construisent depuis quelques décennies à peine un État qui correspond à leur société, singulier, plutôt inédit et tourné vers le futur. Plutôt que de se référer au passé des Américains, pourquoi ne pas laisser aux sociétés européennes la joie de s’emparer du modèle que nous construisons, nous les Européens ? Et pourquoi ne pas être fiers – heureux, tout simplement – de cet avènement imprévu, inattendu et qui, objectivement au regard de l’histoire longue des Européens, nous fait tant de bien ?
L’UE est un pays qui s’invente sous nos yeux. Nous en sommes les habitants, les citoyens et les acteurs. Le plan de relance est un jalon décisif de cet avènement historique qui se fait sans tapage ni fureur, à bas bruit, depuis un demi-siècle.
BD : Quelques jours avant l’annonce de la Commission, Angela Merkel et Emmanuel Macron avaient déjà présenté un plan de 500 milliards pour une relance européenne. Ce plan a divisé les États attachés au principe de rigueur budgétaire et les partisans d’une mutualisation des dettes européennes. Comment la Commission pourra-t-elle imposer son plan et surmonter ces divisions ?
SK : A l’issue du Conseil européen du 23 avril, les dirigeants européens ont chargé la Commission de préparer un plan de relance devant servir de base à la stratégie européenne de sortie de la crise provoquée par la pandémie de la COVID 19. A ce moment, les États « frileux » partisans d’un plan de relance « à minima » pensaient que la Commission irait dans leur sens en proposant un plan peu ambitieux. Ils furent très surpris par le saut conceptuel avancé par la Commission. Cette proposition atteste d’une intelligence politique qui devrait pousser les États frileux à aller plus loin qu’ils n’étaient initialement prêts à négocier. Le plan franco-allemand offre un soutien fort au mandat de la Commission, qui isole et affaiblit encore la position des États « frileux ». Désormais, les « frileux » (Autriche, Suède, Danemark, Pays-Bas) sont face non seulement à la grande majorité des pays de l’UE, mais aussi au tandem franco-allemand ; ils ne peuvent plus bénéficier de leur proximité politique avec l’Allemagne. La question est de savoir quel sera le prix de leur ralliement au plan de relance et quelles concessions la Commission sera prête leur accorder. Il est d’ailleurs tout à fait possible que ces concessions n’aient aucun rapport avec le plan de relance. Pourquoi n’aurions-nous pas de bonnes surprises de la part des « frileux » ?
Les négociations sur les modalités du plan ne sont pas limitées aux discussions entre membres du Conseil européen. L’accord devra ensuite être voté par les 27 Parlements nationaux - et dans plusieurs Parlements D’États locaux. Au sein de plusieurs Parlements et notamment ceux des États « frileux » comme aux Pays-Bas, il est probable que des partis pro-européens influenceront le positionnement de leur gouvernement en menaçant de rompre une coalition gouvernementale. D’autre part plusieurs enquêtes soulignent une opinion favorable à un plan de relance : c’est notamment le cas en Allemagne, pourtant initialement désigné comme un « frileux ». L’opinion des Européens sera surement prise en compte lors des discussions au Conseil européen. Le plan de relance n’est pas une simple décision « top-down » mais correspond à une véritable demande des Européens. Les débats qui se dérouleront dans chaque pays européen seront passionnants et plein de surprises ; rien n’est écrit d’avance et on attend avec impatience de voir quels compromis seront trouvés.
BD : Depuis le début de la crise, l’absence de réponse rapide et coordonnée de l’UE face au coronavirus est pointée du doigt. Grâce à cette initiative, les institutions européennes peuvent-elles espérer renouer avec les attentes des Européens ?
SK : Il est compliqué d’affirmer qu’il n’y a pas eu de gestion de la crise sanitaire et économique de la part de l’UE. Aujourd’hui, ses détracteurs et certains médias continuent d’évoquer la « guerre des masques », qui n’a duré que dix jours et s’est terminée il y plusieurs mois ! Dans ce cas, pourquoi continuer d’en parler comme d’un événement déterminant et démonstratif ? L’événement n’a duré qu’une grosse semaine car il a justement été jugé scandaleux par les Européens. Les décrets de réquisition avaient été décidés par les appareils d’État afin d’équiper les équipes soignantes des pays européens. Peut-être que les États ont été égoïstes, mais ce ne fut pas le cas des Européens. Les citoyens européens avaient déjà montré leur attachement au principe de solidarité européenne lors des dernières élections de 2019 qui ont menées une majorité européiste au Parlement européen. Depuis le 15 mars et l’annonce par la BCE d’un programme d’urgence de rachats de titres, il est absolument indémontrable que les institutions européennes n’ont pas agi face à la crise sanitaire et économique. Nous ferions mieux d’interroger la pertinence de la fermeture des frontières et de la décision de certains États de suspendre la vie démocratique sous prétexte de lutter contre la pandémie. Ces questions devraient être débattues.
BD : Le plan proposé par Ursula von der Leyen a été reçu très favorablement par le Parlement européen. Dans une résolution, les eurodéputés ont même demandé à ce que le Parlement soit associé au projet et ont appelé à un plan de relance de 2000 milliards. Il y a un peu moins d’un an, la Présidente de la Commission avait été élue sur le fil par le Parlement. Comment expliquer une telle évolution des rapports entre la Présidente de la Commission et le Parlement ?
SK : Avec ce plan de relance, Ursula von der Leyen propose de répondre à la double demande des citoyens européens d’une réponse sociale à la crise et d’un retour de l’Europe. Ces deux attitudes apparaissent clairement dans les derniers Eurobaromètres réalisés pendant la crise sanitaire. Le plan de la Commission n’est pas spécialement clivant ; il s’inscrit dans l’esprit du programme soumis au vote d’approbation du Parlement européen par Ursula von der Leyen pour être investie comme Présidente de la Commission par ce dernier. Ursula von der Leyen a dû convaincre et rassembler au maximum afin que son projet soit adopté par le Parlement européen et que seuls les eurosceptiques s’y opposent. Elle a donc cherché, avec un succès certes limité, à bâtir la coalition la plus large possible au Parlement. Il en est résulté des orientations qui comprenaient déjà une révision des critères de Maastricht, l’idée d’une politique industrielle européenne, un programme de politique économique et de développement territorial favorisant la lutte contre le changement climatique et les pollutions, l’idée d’une politique mondiale de l’UE fondée sur la définition d’un intérêt européen souverain.
BD : Ursula von der Leyen a appelé à « faire un pas en avant pour les générations à venir, un futur qui sera vert, numérique et résilient ». Quelles seraient, à votre avis, les conditions pour que le plan atteigne ces objectifs ?
SK : L’écologie est donc l’une des ambitions déclarées d’Ursula von der Leyen depuis son élection par le Parlement européen en juillet 2019. En donnant à son plan de relance des objectifs en lien avec l’écologie et la sauvegarde de l’environnement, la Présidente de la Commission espère probablement obtenir le soutien des députés membres du groupe des Verts/ALE au Parlement européen et dans des Parlements nationaux. On a évoqué toute à l’heure le pouvoir d’influence de partis pro-européens dans les États « frileux ». Il en va de même pour les partis écologistes dans plusieurs pays, dont l’Autriche, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Finlande. Les partis écologistes pourraient contribuer à adoucir le positionnement des États « frileux ». Concrètement, on peut imaginer des mesures écologiques très variées : un verdissement de la PAC, une accélération du plan encourageant l’achat et la production de véhicules électriques ou de nouvelles législations européennes pour lutter contre l’érosion de la biodiversité.
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