Les initiatives européennes en terme d’armement
La thématique de l’armement, comme toutes les autres thématiques liées à la défense, est un sujet hautement stratégique et sensible. En conséquence, durant le processus de construction européenne, les États-membres sont restés les acteurs principaux des politiques liées à la défense. Pourtant, dans les dernières années, l’Union européenne (UE) s’est dotée de nombreux outils pour stimuler l’industrie de l’armement et favoriser la cohésion européenne.
Ces actions de la part de l’UE ont plusieurs objectifs. Évidemment, elles cherchent à stimuler une industrie européenne afin d’accroître la croissance, mais elles ont aussi pour but de renforcer la sécurité collective et l’autonomie stratégique. En effet, une base industrielle et technologique de défense (BITD) puissante offre à son État un fort appui militaire et un gain de souveraineté. Enfin, agir en faveur de la cohésion entre États-membres permet une meilleure interopérabilité entre armées européennes, donc une meilleure capacité à se coordonner et à agir ensemble de manière cohérente, notamment avec des systèmes d’armements communs.
L’outil le plus important dont dispose l’UE dans sa politique industrielle de défense est le programme FED, fond européen de défense. Adopté au printemps 2021, ce programme est destiné à financer la recherche et le développement de programmes industriels dans le domaine de la défense. Doté d’un budget de 7,9 milliards d’euros pour la période budgétaire 2021-2027, son but est de financer des projets transnationaux regroupant au minimum trois entreprises, issues de trois États européens différents, avec un soutien renforcé en cas de présence d’une petite ou moyenne entreprise (PME). Une partie des fonds sont consacrés aux projets de recherche, une autre partie aux projets de développement des capacités et une dernière partie aux projets « disruptifs » (donc susceptibles de déclencher des innovations révolutionnaires).
D’autres projets ont récemment été mis en place, comme par exemple EDIRPA, qui permet aux États-membres de bénéficier de subventions en cas d’achat conjoint d’armement européen par minimum trois pays. Afin de pousser les armées nationales à converger vers des systèmes communs, l’UE peut contribuer jusqu’à 15 % de la valeur estimée du contrat, ou aller par exemple jusqu’à 20% si une certaine part du contrat va à une PME. De plus, le produit acheté doit contenir au minimum 65% de composants issue de l’UE ou d’un pays associé Le budget de cet outil est d’environ 300 millions d’euros jusqu’au 31 décembre 2025.
L’UE cherche donc à la fois à stimuler l’offre des industriels, et en même temps la demande des États-membres. Par exemple, l’ASAP (Act to Support Ammunition Production) est un plan de subvention à destination de différentes usines fabriquant des munitions, qui s’appuie sur des éléments d’offre et de demande. Financé par le budget européen, ce plan cherche à doper la production d’obus et de missiles, notamment à destination de l’Ukraine.
La concurrence comme vecteur de développement
L’industrie de la défense n’est pas une industrie comme les autres. Ses clients sont des États, les contrats se font sur des très longues durées, les entreprises sont fortement régulées par les États, ceux-ci gardent la mainmise sur les exportations,… Pourtant, c’est aussi une industrie qui fonctionne comme tous les autres secteurs économiques, avec un ensemble d’entreprises concurrentes cherchant à maximiser les profits.
L’UE est fortement attachée à cette valeur de la concurrence. En science économique, la concurrence est une situation dans laquelle vendeurs et acheteurs sont en nombre suffisant pour qu’aucun n’ait le pouvoir d’exercer une influence sur le prix. On considère généralement qu’elle incite les entreprises à se dépasser, favorisant ainsi l’innovation, la diversité de l’offre et des prix attractifs pour les consommateurs. Dans le cas de l’industrie de la défense, la concurrence offre aux États des prix avantageux ainsi qu’une plus grande gamme de choix, puisque ceux-ci peuvent comparer les offres et choisir les plus intéressantes.
À travers sa stratégie stimulant l’offre (aider directement les entreprises), l’UE renforce la concurrence dans l’objectif de pousser à l’amélioration tous les acteurs industriels. L’Union y finance en effet des programmes de R&D et des programmes disruptifs, autrement dit des programmes qui visent à innover. Le financement de la recherche, à travers le programme FED, illustre donc une stratégie poussant diverses entreprises à la coopération et à l’innovation par la concurrence, plutôt que par le protectionnisme.
Aussi, les subventions européennes sont faites de manière horizontale : elles touchent un grand nombre d’entreprises, non-pas une seule ou un nombre très restreint. Dans l’exemple de l’ASAP, ce sont plus de quinze différentes entreprises qui sont intégrées dans le programme. De cette manière, la concurrence reste loyale entre ces différents acteurs et tous sont toujours poussés à s’améliorer, afin de dépasser les autres.
Enfin, l’UE stimule la concurrence entre les entreprises en accordant des aides plus élevées aux projets englobant des PME. Que ce soit à travers les exemples FED ou EDIRPA, les subventions sont renforcées lorsqu’au moins une PME est inclus dans le contrat. En conséquence, un avantage est offert à ces entreprises, les aidant dans leur développement et finalement les rapprochant des entreprises actuellement dominantes sur ces segments de marché, afin de toutes les pousser à la convergence, et, in fine, à l’innovation et à l’amélioration.
Le débat concurrence contre politique de champion
Or, au vu du fonctionnement inédit de l’industrie de la défense et de son importance stratégique pour la sécurité collective, certaines personnes considèrent que la concurrence n’est pas le modèle économique à suivre. En effet, si la concurrence est garantie en Europe, cela n’est pas le cas dans la grande majorité des autres États, qui n’hésitent pas à soutenir massivement leurs entreprises afin de les booster, créant un déséquilibre pour les groupes européens.
Pour les opposants à la concurrence, une politique du champion serait plus adaptée. Elle désigne une situation dans laquelle une entreprise est choisie par un État (ici par l’UE), pour devenir le producteur dominant sur le marché national et entraver les concurrents. Cela passe notamment par des incitations aux fusions d’entreprises et des fortes aides étatiques.
Dans le cas de l’industrie de l’armement, ce modèle permettrait d’adapter la qualité des produits aux besoins des armées. Certes, l’incitation à l’innovation serait réduite, mais cela permettrait à l’UE de profiter d’un « champion européen » dans chaque secteur, champion capable de rivaliser avec les entreprises américaines, chinoises, coréennes ou autres. Aussi, la coopération permettrait de réduire certains coûts, notamment dans la R&D, par une mutualisation des connaissances matérielles et technologiques. Un autre argument utilisé par les partisans d’une politique de champion est que les entreprises championnes seraient toujours confrontées à la concurrence extra-européenne, et seraient toujours poussées à l’innovation et à l’efficience. Si une entreprise européenne « championne » développait par exemple des drones, elle n’aurait pas un monopole sur le marché mondial, car toujours en compétition avec les drones américains de General Atomics ou turcs de Baykar entre autres.
Concrètement, dans une politique de champion, l’UE choisirait certaines entreprises spécifiques et appliquerait des aides ciblées (verticales) plutôt que éparpillées (horizontales). De plus, les joint-venture et les fusions d’entreprises seraient simplifiées. Les PME n’y joueraient alors plus un rôle important, contrairement aux grandes entreprises actuellement dominantes. Se pose alors la difficile question de savoir quelles entreprises mériteraient ce traitement de faveur…
Le débat semble donc ouvert, les deux modèles présentent des avantages évidents. Il est désormais aux dirigeants européens de faire un choix : faut-il poursuivre le dogme traditionnel de la concurrence, qui permet effectivement d’atteindre l’efficience par le marché, ou bien faut-il considérer l’industrie de la défense comme une industrie « spéciale », dans laquelle la concurrence n’est pas le modèle adaptée
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