La démocratie ne se pense pas après-coup

, par Frank Schmidt, Traduit par Lorène Weber

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La démocratie ne se pense pas après-coup
© Union européenne 2018 - Parlement européen

En 1979, alors que le Parlement européen était pour la première fois élu au suffrage universel direct, seulement 27 années s’étaient écoulées depuis la formation de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). On s’était mis d’accord sur le nombre d’eurodéputés octroyé à chaque Etat, et chaque Etat organisait les élections à sa façon. De nombreuses personnes croyaient que, bien que le Parlement manquât de pouvoirs, il serait bientôt élu en suivant une loi électorale commune.

Quarante ans plus tard, certains pouvoirs de base manquent encore au Parlement, et les élections sont toujours fragmentées et dominées par des marchandages. Si l’on en croit les gouvernements nationaux, il doit en être ainsi pour empêcher l’émergence d’un monstrueux « super Etat ». Mais cela n’amène qu’à avancer à reculons.

La fumisterie du « super Etat »

A y regarder de plus près, les gouvernements nationaux et leurs majorités parlementaires ont transféré des pouvoirs législatifs de leur parlement national pas seulement à l’UE, mais également à des organisations supranationales moins démocratiques, principalement pour créer des espaces obéissant à des règles communes, pour soutenir la prospérité de leur nation.

Cela n’est pas une mauvaise chose en soi. Mais déléguer des pouvoirs à l’UE et attaquer plus tard des réformes qui prendraient ces pouvoirs à l’exécutif et les rendraient à un parlement démocratique est fondamentalement malhonnête.

Suivre des principes, regagner de l’influence

De temps à autre, des politiciens proposent des changements dans la façon dont l’UE prend ses décisions – généralement, tout le monde se plaint d’institutions communautaires qui seraient liguées contre eux. Les plus grands Etats comme l’Allemagne pensent que le Parlement européen est injuste dans la mesure où les petits Etats sont surreprésentés, alors que les plus petits Etats regardent d’un mauvais œil le Conseil de l’UE, dominé par les grands Etats depuis le Traité de Lisbonne. Mais des propositions qui ne chercheraient qu’à accroître le poids d’un Etat au sein des institutions sont condamnées à l’échec.

La meilleure approche serait une approche internationale. L’ordre actuel, dominé par des marchandages (qui n’ont pour seul résultat que de faire tout le monde se sentir injustement traité), devrait céder le passage à une approche inspirée de principes visant à traiter les personnes et les Etats équitablement. Selon quels principes sont jugés d’une importance centrale, on peut obtenir des propositions différentes, mais cela signifie seulement qu’il faut débatte des pour et des contres de chacune, ce qui est toujours mieux que de poursuivre aveuglément la voie actuelle, non démocratique.

Parlement et Conseil : un nouvel équilibre

Tous les Etats, qu’ils soient grands, petits ou moyens, recherchent un juste partage du pouvoir par lequel ils ne seront pas mis en minorité. Cela ne peut pas être atteint en ne changeant qu’un seul élément – mais réajuster les institutions en se basant sur des propositions existantes pourrait permettre d’atteindre un nouvel équilibre.

Le Compromis de Cambridge est à la base de ma proposition de diviser le Parlement européen en deux chambres : une chambre basse de 600 membres, élus par tous les citoyens européens de manière égale, avec la même loi électorale, et une chambre haute comptant six représentants par Etat membre, élus par les citoyens de cet Etat (utilisant une représentation proportionnelle personnalisée ou le vote unique transférable) avec une loi électorale nationale (cela répond aux inquiétudes des citoyens de ces Etats, craignant de perdre leur influence).

La Commission serait élue par les membres de ces deux chambres, et une majorité dans chaque chambre serait requise pour toute législation. Avec les deux chambres impliquées dès le début dans le processus législatif, la législation devra répondre aux doléances des petits et des grands Etats pour réussir.

Cela aboutirait à une hausse du nombre d’eurodéputés des grands Etats. En retour, il faudrait revenir sur le changement induit par le Traité de Lisbonne dans le Conseil de l’UE [1] et le remplacer par le « Compromis jagiellonien ». [2] Ce changement dans le Traité a constitué une énorme déviation par rapport aux règles précédentes, et a été lourdement appuyé par les plus gros Etats membres. Après le Brexit, l’Allemagne et la France représenteront plus d’un tiers de la population de l’UE, ce qui signifie qu’ils pourront atteindre la minorité de blocage (quatre Etats et 35% de la population) avec l’aide de seulement deux autres Etats.

Mais le « tandem » franco-allemand, du fait de son approche unilatérale, a fini par devenir si impopulaire que l’Allemagne et la France ont certes gagné un pouvoir de veto mais ont perdu en coopération – et l’impasse coûtera à la fin très cher à chaque pays de l’Union. Il serait plus sage de revenir à l’équilibre avec le « Compromis jagiellonien ».

Les chiffres du tableau sont dérivés des chiffres de la population, arrondis dans le cas du Conseil de l’UE, et en utilisant la méthode scandinave pour la chambre basse.

The numbers in the table are derived from population numbers, rounded up in the case of the EU Council and using the Scandinavian Method for the lower house.

Une législation impliquant tous les parlements

La législation actuelle de l’UE a la Commission européenne pour point de départ, alors que le Parlement lui-même n’a pas de pouvoir d’initiative. Cet arrangement est un artefact remontant à des temps révolus et dont l’utilité est dépassée : à l’origine, le Conseil était le principal organe législatif, et on a accordé à la Commission un pouvoir d’initiative dans la mesure où on avait confiance en sa capacité à traiter tous les Etats équitablement, alors qu’on craignait que le Conseil ne crée des propositions qui ne seraient utiles qu’à ses partisans.

Cela n’est clairement plus le cas. Un Parlement européen directement élu a été créé et existe depuis presque 40 ans, avec ses membres siégeant dans des groupes internationaux, menant à des propositions – malheureusement sans signification juridique – concernant l’UE dans son ensemble, alors que la Commission traite plus durement les plus petits Etats que les gros quand ils ne respectent pas les régulations.

Il serait largement préférable que la législation implique tous les acteurs dès le début. Une proposition pourrait provenir de la Commission, mais aussi d’un groupe suffisamment important d’eurodéputés, ou du Conseil, ou d’une pétition d’un Parlement national, pour que démarre le processus législatif, soutenu par d’autres. Si le Parlement décide de travailler sur la proposition en comité, les parlements nationaux auraient accès à la proposition et pourraient y apporter leur contribution quand il est encore possible de l’étoffer. Cela empêcherait des propositions de grande envergure d’échapper au radar et de n’être connues qu’une fois le processus législatif presque terminé.

Un Président de l’UE comme médiateur, une Commission non menaçante

L’UE n’a pas besoin d’un Président fort et intimidant à l’égard des Etats membres, elle a seulement besoin d’être efficace. Elle peut gagner en coopération en ayant un Président dont le rôle serait de trouver un terrain d’entente entre les Etats membres et les institutions, dans la continuité du rôle de l’actuel Président du Conseil.

Après l’élection des membres du Parlement européen, le Président entendrait d’abord les propositions du Conseil et du Parlement sur qui devrait faire partie de la Commission, et ferait ensuite une proposition au Parlement. Le Parlement voterait soit pour la Commission présentée dans la proposition, soit contre et voterait alors pour une autre Commission.

Au lieu d’avoir un Président puissant, cette Commission aurait neuf Conseillers Fédéraux en charge de différents sujets, ainsi que des Conseillers Adjoints travaillant sur les subdivisions de ces sujets. La Commission actuelle a déjà plusieurs Vice-Présidents, la réorganisation ne se ferait donc pas à partir de rien.

Le Conseil pourrait opposer son veto à la Commission élue par le Parlement, ou du moins à ses membres principaux (je pense à deux domaines en particulier : la finance et la monnaie, et la politique étrangère et de sécurité, et si davantage de pouvoirs sont transférés au niveau européen, ce serait trois, la politique étrangère devenant une catégorie à part de la défense). De cette façon, l’ordre dans lequel qui doit choisir et qui n’a qu’un vote d’approbation ou de rejet est inversé. Si le Conseil voulait une personne spécifique élue à la Commission, il devrait approcher le Parlement et le Président en amont et être ouvert aux compromis.

Tout comme pour le Spitzenkandidat [3], je pense que plusieurs représentants de chaque parti devraient pouvoir se faire entendre, dans leurs domaines politiques respectifs, et les médias devraient diffuser des débats. Au final, le Parlement voterait dans une Commission composée de membres des différents groupes, au lieu d’un Spitzenkandidat dont le groupe pourrait ne pas obtenir plus d’un quart des sièges.

La démocratie ne se pense pas après-coup

De nos jours, trop de propositions politiques européennes sont dominées par les marchandages et intérêts nationaux des Etats, alors que les structures démocratiques et de décision sont négligées. Mais la démocratie ne peut pas être reléguée à des temps où tous les autres problèmes seraient résolus (de tels temps n’existent pas). La démocratie ne se pense pas après-coup. Et si elle est traitée comme telle, ne nous étonnons pas de sa disparition.

Notes

[1Ndlt : Le Traité de Lisbonne a défini la majorité qualifiée au sein du Conseil comme étant égale à 55% des membres du Conseil et représentant 65% de la population de l’UE. Une minorité de blocage doit inclure 4 Etats membres au minium.

[2Ndlt : Ce compromis est un système électoral conçu pour les organes de vote à deux niveaux, initialement proposé en 2004 pour le Conseil de l’UE, afin de parvenir à un système « une personne, un vote » au sein de l’Union.

[3Ndlt : un Spitzenkandidat est le candidat tête de liste d’un parti européen pour la Présidence de la Commission européenne. Le Conseil doit en effet prendre en compte les résultats des élections européennes pour proposer au Parlement un candidat à la Présidence de la Commission (ce candidat étant, logiquement, le Spitzenkandidat du parti (éventuellement, de la coalition de partis) ayant remporté les élections.

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