La drogue et ses réseaux dans l’Europe occidentale des années 1930

, par Théo Millot

La drogue et ses réseaux dans l'Europe occidentale des années 1930
A la fin du XIXe siècle, les Européens découvrent les fumeries d’opium en Asie. - Elisée Reclus dans l’Homme et la Terre

Aux lendemains de la Première Guerre mondiale, le rapport de l’individu aux « paradis artificiels » est assez largement éloigné des évocations expérimentales et récréatives, mises en page par le talent de Charles Baudelaire. Ces divers produits, parfois qualifiés de « poisons modernes », sont encore méconnus par les sociétés européennes qui les consomment. Cette méconnaissance est alors à la base d’un nombre important de fantasmes et de représentations.

Les drogues, au gré des considérations individuelles, se muent alors successivement en médicaments salvateurs à l’image du laudanum, remède à tout faire conçu à base d’opium, en anesthésiants, avec des ampoules de cocaïne, de morphine, puis d’héroïne tout particulièrement utilisées dans certains cabinets médicaux, ou bien évidemment en agents d’une contamination physique et morale appelant à la « dégénérescence » des nations européennes. De manière chronologique, l’opium et la morphine répondent surtout à des consommations précédant la Grande Guerre, alors que la cocaïne et l’héroïne se diffusent en Europe dans l’entre-deux-guerres : les années 1920 pour la « coco » et les années 1930 pour la substance initialement pharmaceutique commercialisée par Bayer dès 1899.

L’entre-deux-guerres participe ainsi à une démocratisation de l’usage des stupéfiants, les produits n’étant plus simplement réservés à une élite littéraire ou artistique. Toutefois, certains notables des sociétés locales sont toujours mis en cause dans des affaires de drogue, c’est ainsi qu’à Bordeaux, des individus tels que Joseph Philippart, fils du maire de la ville, Gustave Gounouilhou, directeur de la Petite Gironde, ou encore Jean Cordier, maire de Pessac, dessinent la première garde d’une clientèle aisée. Les problèmes sanitaires des états hygiénistes de l’entre-deux-guerres s’élèvent rapidement au rang de priorité nationale, ce qui pousse la grande majorité des nations européennes à se doter d’une législation répressive en matière de stupéfiants, à partir de la Convention internationale de l’opium de La Haye de 1912. A l’échelle internationale, ce sont les Etats-Unis qui, en fer de lance du prohibitionnisme, votent en premier le Harrison Act dès 1914, l’Europe ne tarde pas à suivre cette inspiration, en faisant basculer l’usage de la drogue dans l’illégalité : 1916 pour la France et la Grande-Bretagne, puis 1929 pour une Allemagne longtemps soucieuse de défendre son industrie pharmaceutique.

A partir de cette prise de conscience politique, la Société des Nations prend progressivement en charge une lutte contre les trafics d’importation, de production et de distribution de ces substances. Avec les années 1930, l’Europe devient alors la plaque tournante d’un trafic devenu international, reliant des zones d’exportation des matières premières (le pavot pour l’opium, l’héroïne et la morphine ; la coca pour la cocaïne ; le cannabis sativa pour un haschich encore très peu consommé en Europe) telles que l’Asie du Sud-Est, le Moyen-Orient, le Maghreb ou l’Amérique du Sud, aux espaces de consommation des produits stupéfiants, c’est-à-dire l’Amérique du Nord et l’Europe. Dans cette organisation réticulaire d’envergure internationale, l’Europe, joue un rôle central : la matière première y est transformée, soit par l’industrie pharmaceutique en place par exemple en Allemagne, soit par des laboratoires clandestins, préfigurant la French Connection d’après 1945, près de Marseille, ou dans la région parisienne. La Petite Gironde du 23 juin 1930 fait ainsi état de plus d’une tonne de stupéfiants divers en provenance d’Istanbul saisis à Marseille. La « première mondialisation » fait alors des ports les points centraux de l’organisation de ce commerce illicite.

Au début des années 1930, la Société des Nations se charge ainsi de contrer la contrebande d’opium organisée par une bande de trafiquants grecs et chinois. Une circulaire émanant de Rotterdam indique que ces contrebandiers utilisent des malles à parois et à fonds doubles pour transporter d’énormes quantités de stupéfiants. Rotterdam, Douai, et Dunkerque accueillent des navires venus du Moyen-Orient afin d’alimenter l’ensemble du continent de ces « paradis perdus ». La majorité de ces criminels finissent par être arrêtés entre 1930 et 1932, mais l’un des plus importants, Anastasius Peroulis, demeure traqué dans toute l’Europe. En France la fin des années trente consacre l’actualité du grand trafic, au travers des arrestations en juin 1938 du diplomate Fernandez Bacula et de Louis-Théodore Lyon, barons de la drogue parisienne. Qualifié de « roi des stupéfiants » par la presse, Louis-Théodore Lyon est acquitté d’un premier procès après l’explosion d’un de ses laboratoires du faubourg Saint-Honoré en 1935 ; il apparait ensuite comme l’un des maîtres du commerce européen, et entretient des relations étroites avec les Etats-Unis. Il constitue par ailleurs une figure parisienne notable, en dirigeant un restaurant de luxe rue Boissy d’Anglas à Paris et en menant une vie fastueuse dans son château de Claye-Souilly. L’organisation pyramidale d’un tel réseau doit toutefois être nuancée, et il est important de ne considérer Lyon que comme la pièce médiatique d’une nébuleuse très largement méconnue. Avec ces arrestations, il apparait rapidement que le port du Havre formait un relai majeur du transit vers les Etats-Unis, et que l’héroïne arrivait également de laboratoires situés en Yougoslavie, à proximité de Belgrade.

C’est donc au cours des années trente que le monde de la drogue se criminalise en Europe. L’accès au stupéfiant est d’abord le résultat d’approvisionnements locaux et ponctuels, déconnectés les uns des autres, avant de progressivement devenir le produit privilégié d’un commerce lucratif ramifié sur l’ensemble du continent.

Un article paru dans le Taurillon dans l’Arène du mois d’avril.

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