La fin de l’apaisement

, par Louis Pernotte

La fin de l'apaisement
Emmanuel Macron, président français, et Vladimir Poutine, président russe, lors de leur rencontre à Versailles, en France, en 2017 (crédit : Kremlin)

La politique russe des Etats ouest-européens, depuis la guerre froide, s’est caractérisée par une volonté constante de ménager Moscou, en dépit des actions belliqueuses des dirigeants russes (guerre de Géorgie, annexion de la Crimée…) et de leur discours menaçant. Cette stratégie, dite “d’apaisement”, a été poursuivie avec acharnement par les Européens jusqu’à l’invasion de l’Ukraine par la Russie et a indéniablement conforté les Russes dans leur politique impérialiste. La guerre en Ukraine a produit un retournement spectaculaire, et bienvenu, qui conduit les Européens à assumer une politique étrangère beaucoup moins conciliante et nettement plus réaliste à l’égard du régime poutinien. Les Européens de l’Ouest ont ainsi fait une croix ( que l’on espère indélébile) sur l’apaisement et décidé de faire supporter à la Russie le coût de ses actes.

L’apaisement et ses déboires

Le 18 février 2022, le président ukrainien, Volodymyr Zelenski, prononçait un discours ovationné à la Conférence sur la Sécurité de Münich. Il rappela que l’Occident a répondu aux défis lancés par Vladimir Poutine depuis 2007 par l’apaisement, menant à l’annexion de la Crimée. On ne peut imaginer meilleure harmonie entre le lieu et le propos. L’apaisement fait directement référence à la politique franco-britannique vis-à-vis de l’Allemagne nazie. Cette politique consistait à maintenir des relations cordiales avec le régime hitlérien, en dépit de ses violations du droit international, pour éviter un affrontement armé. L’apaisement, porté par le Premier Ministre britannique Neville Chamberlain, connaît son “heure de gloire” lors des accords de Münich de 1938 qui autorisent le démembrement de la Tchécoslovaquie par le Reich afin de préserver la paix. Largement acclamés sur le moment, même si certaines voix discordantes se sont élevées, à l’image de Winston Churchill : “Vous aviez à choisir entre la guerre et le déshonneur ; vous avez choisi le déshonneur ; et vous aurez la guerre”. Edouard Daladier, qui parapha les accords pour la France, ne le fit qu’à contrecœur, n’ayant pas d’autre choix que de suivre les Britanniques. A son retour de Munich, devant la foule qui l’acclamait au Bourget pour avoir évité la guerre, il aurait lâché : “ Ah les cons, s’ils savaient”.

Les politiques d’apaisement ont, bien souvent, un effet contre-productif. L’apaisement traduit un renoncement à la volonté de combattre pour ses intérêts ou ses valeurs, l’adversaire cherche alors à maximiser ses gains. L’occasion faisant le larron, la probabilité d’une attaque armée n’en est que plus importante. Chaque renoncement pousse l’adversaire à aller plus loin, convaincu que les autres dirigeants ne bougeront pas plus que lors du “casse géopolitique” précédent. La non-réaction des Alliés à la remilitarisation de la Rhénanie encouragea les Nazis à procéder à l’Anschluss. La capitulation munichoise fut une incitation à envahir la Pologne. Lorsque les démocraties occidentales se dressèrent enfin devant l’Allemagne nazie, l’addition de l’inaction était exorbitante.

La guerre froide : le règne de la dissuasion

La dissuasion est l’exact opposé de l’apaisement. Dissuader, c’est empêcher un concurrent de mener une agression par la démonstration de sa volonté de s’y opposer. Ce principe s’est affirmé dès l’Antiquité avec le fameux proverbe “Si vis pacem, para bellum”, “Qui veut la paix, prépare la guerre”. Il a connu son heure de gloire pendant la guerre froide, bombe atomique à l’appui. Le pouvoir de destruction immense de la bombe nucléaire décourage l’escalade militaire. Cependant, la dissuasion nucléaire ne repose pas tant sur la possibilité d’anéantissement qu’implique les armes de destruction massive que sur la crédibilité de ceux qui les commandent. Pour que la dissuasion nucléaire soit efficace, la partie adverse doit être convaincue que l’autre camp n’hésitera pas à employer son arsenal, quelles que soient les conséquences. Ce principe était pleinement présent dans l’esprit des dirigeants occidentaux de la guerre froide, la plupart d’entre eux ayant été des opposants acharnés à l’apaisement (Anthony Eden, de Gaulle). L’attitude du général de Gaulle face aux Soviétiques durant la seconde crise de Berlin (1958-1961) est significative. Dans une conférence de presse de septembre 1961, il affiche la détermination de la France à partir en guerre au cas où l’Union soviétique entreprendrait une action militaire contre Berlin : “Tout recul préalable de l’Occident n’aurait servi qu’à l’affaiblir et à le diviser, et sans empêcher l’échéance. A un certain point de menace de la part d’un impérialisme ambitieux, tout recul a pour effet de surexciter l’agresseur, de le pousser à redoubler sa pression et finalement facilite et hâte son assaut. Au total, actuellement, les puissances occidentales n’ont pas d’autre moyen de servir la paix du monde que de rester droites et fermes”. Si l’on considère que la réussite d’une politique doit être mesurée à l’aune de son objectif, en l’occurrence empêcher une agression armée, la dissuasion a été un succès tout au long de la guerre froide.

Une obsession franco-allemande : maintenir coûte que coûte des relations cordiales avec la Russie

La politique occidentale vis-à-vis de la Russie poutinienne jusqu’à aujourd’hui s’inscrit bien davantage dans le registre des années 1930 que dans celui des premières décennies de guerre froide. Les Européens et les Américains ont plus ou moins fermé les yeux lors de chaque dérapage russe et tenté de conserver des relations relativement constrictives avec Moscou. Lors de l’invasion de la Géorgie en août 2008 et de l’annexion de fait des deux républiques séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud qui s’en est suivie, les Occidentaux se sont positionnés à équidistance des deux parties, comme l’illustre la médiation de Nicolas Sarkozy. Cet acte d’agression n’a pas empêché la France de signer un contrat pour la livraison de deux porte-hélicoptères Mistral à la Russie en 2011. Le gazoduc Nord Stream 1 entre l’Allemagne et la Russie, grand-frère de Nord Stream 2, n’a pas non plus été affecté par la guerre de Géorgie et a ouvert en 2012. L’annexion de la Crimée n’a pas fondamentalement changé cette dynamique. Les Occidentaux ont sanctionné la Russie en 2014, mais ont cherché, Français et Allemands en tête, à la réintégrer au plus vite au sein de l’ordre européen. Se glissant dans les habits du Régent Philippe d’Orléans, qui reçut Pierre le Grand en grande pompe en 1717, Emmanuel Macron accueillit Vladimir Poutine sous les ors de la monarchie, à Versailles, en 2017. En 2019, le président russe est invité au fort de Brégançon par son homologue français. La même année, Paris et Berlin favorisent la réintégration des parlementaires russes au sein de l’assemblée du Conseil de l’Europe, qui avaient été suspendus en 2014. L’Allemagne, quant à elle, poursuit avec obstination le projet de gazoduc Nord Stream 2. Chaque renoncement européen a encouragé Vladimir Poutine à exiger plus, jusqu’à l’inacceptable. L’invasion de l’Ukraine n’est que l’ultime étape d’un engrenage enclenché depuis la guerre de Géorgie.

Les propos du président américain, Joe Biden, le 18 février, selon lesquels l’OTAN n’enverrait pas de soldats combattre en Ukraine en cas d’invasion ne sont pas de nature à la placer en position de force. En s’interdisant le recours à la force armée, la communauté euro-atlantique s’est ôtée un moyen de pression substantiel. De même, quand le président des Etats-Unis laisse entendre dans un lapsus qu’une “incursion mineure” en Ukraine n’emporterait pas de conséquences majeures pour la Russie, Moscou peut comprendre que les Occidentaux ne réagiront pas en cas d’action militaire sur le sol ukrainien. Il est clair que ces maladresses ont joué un rôle de catalyseur de l’agression russe.

Le grand saut vers l’Europe géopolitique ?

Rayer d’un trait de plume vingt ans d’une politique étrangère européenne largement consensuelle serait prétentieux et méprendrait les réalités qui l’ont façonnées. Ses faibles capacités militaires interdisaient à l’Europe une politique de dissuasion. Une politique de coopération avec la Russie était donc le seul choix apparemment envisageable. Les armées européennes de la décennie 2010 ne sont pas celles des années 1960. Depuis 1989, la Bundeswehr s’est considérablement rétrécie passant de 500 000 à 200 000 hommes. L’armée française s’est réduite dans les mêmes proportions. D’après la loi de programmation militaire 2019-2025, le nombre de chars d’assaut à fondu à 222 en 2021 alors qu’il était de 1349 en 1991. Les forces aériennes comptaient 686 avions en 1991, il n’en subsiste plus que 254. L’armée russe, quant à elle, n’a cessé de se renforcer depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. Si l’Europe s’était essayée à une politique de dissuasion, par essence fondée sur le rapport de force, elle aurait paru plus ridicule que crédible. La crise ukrainienne a fait éclater au grand jour ce problème déjà largement documenté. Sous la pression des événements, la politique de défense allemande a connu une inflexion importante, Berlin endossant l’objectif de deux pourcents du PIB consacrés aux armées promu par l’OTAN. Le 27 février 2022, Olaf Scholz s’est ainsi exprimé devant le Bundestag : “Il est clair que nous devons investir beaucoup plus dans la sécurité de notre pays afin de protéger notre liberté et notre démocratie”.

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