Les images ont fait le tour des médias hexagonaux et donné lieu à d’intenses polémiques. Durant la fermeture de la frontière franco-allemande entre mi-mars et mi-juin, de nombreux frontaliers français se sont fait contrôler abusivement par les douaniers allemands, et ce alors que certains points de passage frontaliers étaient de nouveau ouverts dès avril. Certains Français se sont même fait insulter en Sarre, poussant de nombreux responsables politiques allemands à condamner ces attaques et à s’excuser officiellement face à ce « Franzosen-Bashing » aussi inédit qu’inquiétant, alors que la France et l’Allemagne sont censés amorcer une coopération encore plus intégrée, notamment au niveau transfrontalier, avec le traité d’Aix-la-Chapelle.
Ces incidents déplorables se seraient-ils produits si l’Allemagne et les Bundesländer frontaliers, Sarre, Rhénanie-Palatinat et Bade-Wurtemberg en tête, avaient rappelé dès le début toute l’importance de la présence des travailleurs frontaliers pour l’économie locale, comme ça a été le cas en Belgique et au Luxembourg ? Avec des « si », on referait la crise du coronavirus. Toutefois, ces épisodes ont mis en exergue tout l’enjeu des flux de travail entre les différents territoires transfrontaliers
A sens unique
Selon les derniers chiffres disponibles de l’INSEE, datant de 2015, plus de 360000 personnes résidant en France allaient travailler dans un pays frontalier. Dans le même temps, seuls 10000 personnes faisaient le sens inverse pour travailler dans l’Hexagone.
Parmi tous ces travailleurs frontaliers, 165000 habitaient dans le Grand-Est, dont 45000 allaient tous les jours en Allemagne pour y travailler, en particulier dans la région de Sarrebruck et de Saarlouis en Sarre, et à Baden-Baden et Rastatt dans le Bade-Wurtemberg. Selon le service EURES-T-Rhin supérieur, 25000 travailleurs frontaliers alsaciens allaient en Allemagne en 2016, contre seulement 1300 qui faisaient le chemin inverse. Du côté de la Sarre, près de 20000 résidents français faisaient la navette quotidiennement vers le petit Bundesland allemand et sa capitale Sarrebruck. Il est à noter toutefois que 25% des frontaliers résidant en France sont en réalité des Allemands.
Si le nombre de travailleurs frontaliers en Allemagne paraît important, c’est peu comparé au nombre de frontaliers travaillant au Luxembourg (près de 80000 personnes). De plus, les résidents français ne représentent qu’environ 2% des travailleurs des zones frontalières allemandes (définies selon l’INSEE comme une zone géographique située à moins de 25 kilomètres de la frontière).
Un flux à sens unique donc, mais qui a tendance à se tarir ces dernières années. Entre 2010 et 2015, le nombre de travailleurs vers l’Allemagne a baissé de presque 1% par an. La raison à cette baisse serait à trouver dans la crise économique, mais également dans la structure des emplois des frontaliers, toujours selon l’INSEE. Une forte proportion d’entre eux travaillent en effet dans les bassins industriels de Sarre ou du pays de Bade en tant qu’ouvriers et sont donc plus âgés en moyenne (21% des frontaliers avaient en effet plus de 55 ans en 2015). La jeune génération serait à la fois moins germanophone et plus qualifiée, recherchant plus souvent des emplois mieux rémunérés, en Suisse ou au Luxembourg. Toutefois, la tendance à long terme est à l’augmentation sensible : les flux de travailleurs transfrontaliers ont ainsi augmenté de 15% entre 2006 et 2016, selon EURES.
Les statistiques ne prennent pas en compte les milliers d’étudiants français et allemands qui font un stage dans l’autre pays ou un apprentissage transfrontalier (les universités frontalières du Grand Est proposent en effet quelques cursus où il est possible d’effectuer une période d’alternance en entreprise en Allemagne).
Dynamique vertueuse
Malgré le côté unidirectionnel des flux transfrontaliers, les territoires français tirent leur épingle du jeu et développent des emplois grâce au dynamisme de la croissance outre-Rhin, en partie possible grâce aux travailleurs frontaliers. C’est le cas notamment de Strasbourg, où l’emploi créé dans l’eurométropole a augmenté entre 2010 et 2015, malgré la baisse des flux frontaliers vers l’Allemagne.
Certaines institutions se sont ainsi adaptées en conséquence pour répondre au mieux à ces besoins transfrontaliers et pour conseiller les citoyens. EURES-T-Rhin supérieur et EURES-Grande Région sont deux de ces réseaux transfrontaliers proposés par EURES (le service européen pour l’emploi) pour favoriser l’émergence d’un marché de l’emploi transfrontalier, en impliquant les différents acteurs comme les organisations patronales, les syndicats, les services publics de l’emploi et les collectivités territoriales.
Parmi ces différents acteurs se trouvent aussi les services de placement transfrontalier (SPT), une offre conjointe de Pôle Emploi et de la Bundesagentur für Arbeit allemande et s’adresse également aux travailleurs désireux d’exercer dans les zones frontalières ou bien dans les entreprises de la région. Actuellement, cinq SPT quadrillent la frontière franco-allemande : celui de Saarland, Lorraine, Kaiserslautern, Pirmasens dans la Grande Région, et ceux de Wissembourg, Haguenau, Landau, Karlsruhe-Rastatt, de Strasbourg-Ortenau, de Sélestat, Freiburg – Emmendingen et de Haut-Rhin, Freiburg-Lörrach.
Les différentes chambres de commerce et d’industrie de part et d’autre de la frontière fournissent aussi de nombreuses informations sur l’économie et le marché de l’emploi local.
Le choc de la crise des frontières
En ayant toutes ces informations en tête, on se rend plus facilement compte des effets traumatisants de la fermeture des frontières pendant trois longs mois. Il faut dire que les premières semaines ont été particulièrement dures pour les travailleurs frontaliers. Jusqu’à la mi-mai, les points de passage étaient fermés et les contrôles se faisaient stricts. Même lorsqu’ils avaient une attestation de leur employeur, de nombreux travailleurs frontaliers se sont sentis indésirables, aussi bien dans la rue que sur leur lieu de travail.
L’allègement des contrôles à partir du 16 mai (les contrôles sont alors devenus aléatoires et non plus systématiques) n’a pas forcément arrangé cette situation. Christophe Arend, député LREM de Forbach (en Moselle) et président du groupe d’amitié entre la France et l’Allemagne, a fustigé dans une interview à France 3 de « nombreux dysfonctionnements » dans la gestion commune de la fermeture des frontières et des conséquences sur les travailleurs frontaliers, comme par exemple la double imposition de certains d’entre eux au chômage partiel. La fermeture des frontières a également eu pour conséquence une vague d’annulation de stages et une situation encore plus compliquée pour l’apprentissage transfrontalier, déjà bien handicapé par la réforme de l’apprentissage en France.
La rupture des flux de travail a également été ressentie dans les pays bénéficiaires. Certains hôpitaux frontaliers (surtout au Luxembourg) se sont ainsi retrouvés en flux très tendus sans le personnel venant de France. Cette situation montre paradoxalement toute la vitalité des régions transfrontalières en termes d’emploi et de création de valeur ajoutée et doivent donner tort aux populistes de tous bords qui préconisent la suppression de l’espace Schengen et la relocalisation de certains emplois en France.
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