La politique de concurrence sous Jean-Claude Juncker : une loi d’airain remise en question ?

, par Théo Boucart

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La politique de concurrence sous Jean-Claude Juncker : une loi d'airain remise en question ?
Margrethe Vestager, la commissaire européenne à la concurrence, reconnue pour sa lutte acharnée contre les distorsions de concurrence, notamment dans le domaine du numérique. Photo : Flickr - ALDE Communication - CC BY-ND 2.0

Alors que le mandat de la Commission de Jean-Claude Juncker touche à sa fin, il est temps de faire le bilan de sa politique en matière de concurrence. Alors que la position centrale de celle-ci dans les politiques européennes a été « sublimée » par l’action de la commissaire Margrethe Vestager, sommes-nous en train d’assister à un rééquilibrage en faveur d’une politique industrielle européenne ?

Le principe de concurrence est évoqué à de très nombreuses reprises dans les traités européens (TFUE et TUE). Le droit américain de la concurrence et l’ordolibéralisme allemand ont forgé un droit européen de la concurrence central dans les traités européens depuis la CECA en 1951. Le traité de Rome a conservé cette position au cœur des politiques européennes en articulant l’action de la concurrence autour de quatre axes : l’interdiction des ententes, des abus de position dominante, le contrôle des aides d’états (un principe propre à l’UE) et des concentrations entre entreprises de taille critique.

Si l’UE est perçue par les citoyens européens comme un projet économique et un marché unique, c’est aussi grâce (ou à cause) de la politique de la concurrence. Le traité sur la constitution européenne de 2004 prévoyait même d’inscrire la concurrence « libre et non faussée » dans les valeurs que promouvait l’Union européenne. Dans le traité de Lisbonne, il y est « simplement » fait mention d’une « économie hautement compétitive ». Un protocole annexe figure également à la fin du traité. Le rôle fondamental de la politique de concurrence conférerait même à cette dernière un statut de « principe constitutionnel ».

Comme sous les commissions précédentes, Jean-Claude Juncker et son équipe ont défendu bec et ongle la politique de concurrence. Bien souvent au bénéfice de l’Union européenne.

Les multiples intérêts de l’UE au prisme de la concurrence

La politique de concurrence est l’une des (trop rares) compétences exclusives de l’Union européenne, et donc une compétence fédérale. La Commission européenne est seule décisionnaire concernant les fusions, le contrôle des abus de position dominante, les aides d’état pouvant entraver le bon fonctionnement du marché unique. Ainsi, malgré des améliorations possibles (comme un contrôle du Parlement européen sur la politique menée par la Commission par exemple), la politique de la concurrence est menée (normalement) indépendamment de la pression des états membres et dans le respect de l’intérêt commun de l’UE.

Mais de quel intérêt parle-t-on au juste ? La politique de la concurrence est censée permettre le fonctionnement optimal du marché unique européen, véritable incarnation du projet européen, permettant in fine aux citoyens-consommateurs de bénéficier de prix moins élevés, partout en Europe. La concurrence est ainsi perçue comme un pilier essentiel d’une Union européenne qui du reste est largement restée de nature économique, ce qui peut aussi poser question sur l’appropriation de cette union par les citoyens, un enjeu fondamental en cette année d’élections européennes.

Sous la Commission de Jean-Claude Juncker pourtant, il semblerait que la politique de concurrence ait endossé un rôle bien plus large que ce dont elle est habituellement destinée. Le combat de la commissaire Margrethe Vestager contre les GAFAM (les géants américains du numérique) en est l’exemple le plus emblématique. L’ancienne ministre danoise des finances n’a en effet pas hésité à lutter contre la puissance et les tricheries colossales de Google (qui vient une nouvelle fois d’être condamné à verser une amende de 1.5 milliard d’euros), Facebook ou encore Apple pour faire respecter la justice fiscale dans l’UE. Ce qui est très intéressant à souligner dans cet exemple, c’est de voir comment l’UE s’est dotée de facto d’un embryon de politique fiscale, alors que des dossiers d’harmonisation fiscale comme l’ACCIS ou la taxe GAFAM avancent d’une manière désespérément lente. La politique de la concurrence comble ainsi le vide causé par l’absence d’autres politiques fondamentales pour le bon fonctionnement du marché unique, comme la politique fiscale.

Margrethe Vestager, vedette puis étoile déchue à Bruxelles ?

Le dynamisme de la politique de concurrence a été encore renforcé par le volontarisme de la commissaire Margrethe Vestager. Femme politique charismatique (c’est elle qui a inspiré Birgitte Nyborg dans la série à succès Borgen), elle s’est imposée comme un visage de l’exécutif européen. Ses convictions l’ont aidée à surmonter les critiques. Comme me l’a dit l’une de ses conseillères lors d’une visite de la Commission, « Mme Vestager sait qu’elle a le soutien de 500 millions de citoyens européens ». [1] Une position qui tranche singulièrement avec son prédécesseur, l’Espagnol Joaquin Almunia, celui-ci étant plutôt prompt au compromis (ou à la compromission ?) avec les géants du numérique. L’économie numérique n’est pas l’unique cible de Margrethe Vestager, le refus retentissant de la fusion entre Alstom et Siemens pour créer un géant européen du rail a montré qu’elle comptait respecter le droit de la concurrence à la lettre, malgré les pressions des gouvernements nationaux. Auparavant, elle a accepté la fusion entre Bayer et Monsanto, tout en exigeant la cession d’actifs au bénéfice de BASF.

Une question taraude les observateurs de la politique européenne : quel avenir pour Margrethe Vestager après les élections européennes ? D’aucuns la voient en effet comme une potentielle (et souhaitable) présidente de la Commission européenne, ce qui serait certainement le chef de l’exécutif européen le plus puissant depuis Jacques Delors. Néanmoins, de nombreux obstacles se dressent sur le chemin d’une candidature, plus si hypothétique que ça, de la commissaire danoise. Premièrement, elle appartient à l’Alliance des Démocrates et des Libéraux pour l’Europe (ADLE), ce qui, suivant la règle du Spitzenkandidat, la disqualifierait presque, dans la mesure où les deux grands groupes politiques traditionnels (les Sociaux et Démocrates et surtout le Parti Populaire Européen) sont systématiquement en tête lors des élections européennes, n’en déplaise à Emmanuel Macron, qui rêve de reproduire au niveau européen ce qu’il a réalisé au niveau français.

Il est malheureusement possible que les chefs d’état reviennent sur le principe du Spitzenkandidat, ce qui serait plutôt un bon signe pour la nomination de Margrethe Vestager. Or, celle-ci ne semble plus avoir le soutien de Copenhague, même pour rester à la concurrence après 2019. Après avoir été la vedette quasiment incontestée de Bruxelles durant cinq ans, l’aura de Margrethe Vestager auprès des gouvernements nationaux n’est plus aussi brillante.

Le nécessaire débat politique de concurrence / politique industrielle

Cette aura brille d’autant moins depuis le refus de la fusion entre Alstom et Siemens par la Commission, ce qui a provoqué la fureur de la France et de l’Allemagne. Au-delà de cette réaction épidermique des deux pays les plus puissants d’Europe (qui aurait bougé le petit doigt si la Commission avait mis son veto à une fusion entre des entreprises lettone et hongroise, aussi importantes sur leur marché fussent-elles ?), le refus de la Commission européenne lance un débat bien réel, celui de l’équilibre à trouver entre la politique de la concurrence et la politique industrielle de l’UE.

Même si certains pensent que ces deux politiques ne font que s’opposer, on observe une certaine complémentarité entre la concurrence et l’émergence d’une politique industrielle européenne, cette dernière se développant dans les régimes d’exception prévus dans les traités et le droit secondaire européens (en particulier l’article 101-3 du TFUE qui autorise les ententes entre entreprises qui facilitent le progrès technologique et social, ou bien le Règlement Général d’Exemption par Catégorie (RGEC) qui autorise certaines aides d’état à condition que les consommateurs puissent in fine en profiter). Si l’on assiste à un début de compromis sur les domaines prioritaires de la politique industrielle européenne (la transition énergétique et l’innovation technologique en particulier), les désaccords sur la méthode persistent.

Si Bruno Le Maire et son homologue allemand Peter Altmaier ont annoncé vouloir rédiger un « Manifeste franco-allemand pour une politique industrielle européenne adaptée au XXIe siècle » via une révision des règles de la concurrence en Europe, il est assez peu probable que tous les autres pays suivent, certains y verront un énième cheval de bataille franco-allemand, d’autres une attaque contre la sacro-sainte politique de concurrence. C’est le cas notamment de l’Espagne qui, via la voix de son Premier Ministre Pedro Sanchez, a accueilli le manifeste avec intérêt, à condition de ne pas affaiblir le droit de la concurrence. Une politique industrielle européenne bien plus volontariste, fondée sur la constitution d’entreprises à dimension européenne dans les secteurs d’avenir ainsi que sur l’utilisation d’instruments déjà existants, comme la politique commerciale pour lutter contre la concurrence internationale déloyale, est nécessaire pour s’adapter à la mondialisation.

Notes

[1Entretien avec l’une des conseillères de Mme Vestager à la Commission européenne, Mette Dyrskjøt, en novembre 2018 à Bruxelles

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