Un concept : la forteresse Europe
La comparaison est intéressante. Médias et personnalités publiques utilisent aujourd’hui l’expression de “forteresse Europe” pour désigner la fermeture des frontières européennes aux flux migratoires, soit pour dénoncer une telle politique, soit pour appeler à son renforcement. Un documentaire de la chaîne franco-allemande ARTE, réalisé en 2022, portait pour titre “Migrants, les failles de l’Europe forteresse”. Par l’inversion des mots, les réalisateurs et la chaîne publique ont peut-être voulu éviter d’imiter une expression reprise fréquemment pour ne pas éveiller le soupçon de l’usage d’une métaphore à une autre “forteresse Europe”.
Celle-ci remonte en effet à la Seconde Guerre mondiale. Elle était alors un concept utilisé à la fois par les Alliés (Grande-Bretagne, Etats-Unis, URSS, France) et par les autorités allemandes qui occupèrent une bonne partie du continent européen entre 1938 et 1945. D’un côté, il désignait, sous la forme anglaise Fortress Europe, les fronts de guerre en Europe de l’Ouest et de l’Est. Le territoire encadré par ces fronts faisait figure d’une forteresse assiégée sur laquelle l’étau se resserrait de plus en plus.
Il fut ensuite repris par la propagande nationale-socialiste pour justifier des mesures concrètes de protection du Reich allemand contre les Alliés, pointés comme des envahisseurs. Parmi ces mesures, le très célèbre mur de l’Atlantique. Un immense système de fortifications qui s’étendait du nord de la Norvège à la frontière franco-espagnole. Il était alors présenté par les autorités allemandes comme une barrière infranchissable qui rejetterait les envahisseurs à la mer.
Du concept à la réalisation politique
Aujourd’hui, le mur de l’Atlantique ne défend plus militairement les côtes européennes contre une éventuelle invasion. De cette barrière infranchissable il reste de nombreux vestiges dont le seul témoignage qu’ils laissent est celui de l’échec de la mission qui lui a été confiée. Le mur s’est déplacé vers la Méditerranée, l’Europe orientale et balkanique. L’Union européenne, comme le continent tout entier, a entamé depuis l’épisode migratoire de 2015-2016, une implacable mue dans sa politique migratoire. Contre l’afflux de réfugiés et de personnes fuyant la misère ou la guerre, 1.8 millions d’après les données de Frontex, l’Europe a reconstruit des murs. Les murs étant insuffisants, elle a souhaité déporter la protection de ses frontières dans des pays extérieurs au continent européen, pensant probablement qu’en agrandissant la distance entre elle et ces personnes, elle réduirait leurs chances de parvenir jusqu’à ses rivages.
Une forteresse, telle que Vauban a pu l’imaginer au XVIIe siècle par exemple, a besoin de ses bastions extérieurs. En stratégie militaire, un ouvrage défensif doit être constitué de plusieurs lignes de défense afin de multiplier ses chances de résister à l’assaut. Ainsi depuis 2015, l’UE en a érigé un certain nombre. Devant son incapacité à gérer l’arrivée importante des réfugiés, l’UE a commencé par élaborer un accord avec la Turquie en 2016. En l’échange d’un financement de 6 milliards d’euros, la Turquie devait contenir les réfugiés sur son territoire. Une solution trouvée in extremis, mais qui constituait à ce moment le moyen le plus efficace et le plus rapide pour régler le problème, selon le chercheur spécialiste des migrations à l’European Stability Initiative, Gerald Knaus.
Une tentation contagieuse
Elle fonctionne. Quelques mois après l’accord, le nombre d’arrivées chute drastiquement et le nombre de morts en Méditerranée également. A peine la situation est-elle rétablie qu’une autre crise migratoire se profile. En 2021, les talibans prennent Kaboul, capitale de l’Afghanistan. Après 20 ans de présence occidentale sur son sol, nombreux sont les Afghans à avoir servi les forces étrangères comme interprètes, fixeurs, pigistes ou informateurs. Des états de service qui les plaçaient en haut de la liste noir des talibans, une fois le pays repassé sous leur contrôle. L’UE ne délivre que peu de droits de passage, alors que l’ONU estimait à 500 000 le nombre d’Afghans en danger de mort. Pour empêcher un nouvel afflux massif de réfugiés, l’UE finance un immense mur à la frontière turco-iranienne.
Plus au sud-est, l’UE annonce un nouvel accord avec le Liban, le 2 mai 2024. Un milliard d’euros sur la table pour éviter un afflux de réfugiés vers l’île de Chypre depuis ce pays qui accueille 210 000 réfugiés palestiniens et pas moins de 1.5 million de réfugiés syriens. Elle construit également ses bastions sur le continent vu comme le principal foyer de migrations, l’Afrique. En 2015, l’UE pousse, à grand renforts de financement, le Niger à adopter une loi criminalisant le trafic de migrants. Ce pays d’Afrique de l’Ouest est en effet un carrefour important sur les routes migratoires qui partent de l’Afrique subsaharienne vers le Sahara et les bords de la Méditerranée, d’où les migrants embarquent. Au lendemain de l’instauration de la loi, des centaines de passeurs sont emprisonnés ou condamnés à de fortes amendes.
De la Libye dévastée par les conflits qui ont suivi la révolution de 2011, l’UE tente également d’en faire un barrage. Depuis 2017, plusieurs accords entre l’UE et des Etats membres. d’un côté, et les factions qui dominent la Libye de l’autre ont pour objectif de financer des moyens de contrôle et de rétention des migrants dans le pays. En juillet 2023, l’UE signe un accord pour un “partenariat stratégique complet” avec la Tunisie, incluant également un soutien économique en l’échange d’actions renforcées contre le passage des migrants vers l’Europe. En février 2024, la Mauritanie se voit à son tour désignée comme l’un des bastions de la forteresse Europe. La Commission européenne, en visite à Nouakchott, annonce 210 millions d’euros d’aide à la Mauritanie pour bloquer les migrants dans le pays.
Une condition d’entrée dans l’UE
En plus d’être source de revenus, contrôler la migration est devenue une condition d’adhésion pour ceux qui sont candidats à l’élargissement de l’Union européenne. En janvier 2023, le dernier pays à avoir rejoint l’UE, la Croatie, intégrait pleinement l’espace Schengen, dix ans après son rattachement à l’organisation européenne. Une évolution qui peut sembler tardive mais qui répond en réalité aux exigences des critères de Copenhague. Car si la Croatie avait les épaules en 2013 pour intégrer l’UE, elle ne disposait pas, au regard des institutions européennes, des capacités suffisantes pour assurer la protection de ses frontières.
C’est en effet un enjeu essentiel pour les Etats membres ou candidats, appelés à se trouver aux marges extérieures de l’Union européenne. Schengen constitue à la fois un espace intérieur libre de circulation et un bloc qui définit des frontières extérieures à l’UE et à l’Europe, considérées ainsi comme une immense ligne à contrôler et à réguler. Aujourd’hui, l’espace Schengen regroupe 29 États dont 25 font partie de l’UE et 4 sont hors UE. Cela implique de devoir surveiller plus de 44 000 km de frontières maritimes et quelque 10 000 km de frontières terrestres. Sans compter les frontières aériennes que chaque Etat membre est tenu de surveiller, les aéroports représentant eux-mêmes des points d’entrée dans l’UE.
Afin de faire montre de sa volonté d’intégrer pleinement l’UE, la Croatie a déployé un important dispositif de contrôle à ses frontières, qui se trouvent par ailleurs être en première ligne sur la route des Balkans, l’une des plus empruntées par les flux de migrations. Depuis mars 2024, la Roumanie et la Bulgarie intègrent à leur tour l’espace Schengen avec le même type d’enjeu. En dehors de l’UE, les pays des Balkans occidentaux constituent les partenaires les plus importants pour le contrôle de l’immigration.
Certains Etats membres tentent même de soumettre ces pays candidats au test ultime. Ainsi, l’Italie et l’Albanie ont passé un accord controversé en novembre 2023 et maintes fois sujets à des recours juridiques pour externaliser la gestion des flux migratoires hors des frontières de l’UE. Sous une pression continue, l’Italie tente d’alléger le poids qui pèse sur ses épaules. Le gouvernement socialiste d’Edi Rama prend ce défi très à cœur. Si l’Albanie parvient à surmonter ce défi, elle montrera qu’elle est en capacité de contribuer à la surveillance des frontières de l’UE.
Un collier de perles
Mais dès le départ, cette politique a montré qu’elle pouvait être dangereuse et inefficace. De fait, en proposant à d’autres pays de prendre en charge la gestion de flux humains à destination de l’Europe, l’UE ne contrôle plus vraiment les migrations. Pire, elle peut se retrouver victime d’un chantage aux migrants.
Certains épisodes de ce type ont été vus dès après les accords passés avec la Turquie par exemple. En 2020, le président turc Recep Tayyip Erdogan annonce qu’il ouvre ses frontières vers l’Europe aux migrants qui souhaitent s’y rendre. Il libère ainsi un potentiel migratoire de près de 3.7 millions de personnes. Cet acte intervient dans un contexte de haute tension entre la Turquie et le bloc européen. La Turquie, candidate à l’UE depuis 2005, reproche à l’UE de ne pas avoir tenu ses promesses envers elle, alors qu’elle-même dit avoir rempli toutes les conditions imposées par l’UE, surtout sur le dossier migratoire.
Au Niger, l’accord tombe à l’eau lorsque la junte militaire qui a pris le pouvoir en juillet 2023 proclame l’abrogation de la loi controversée sur la criminalisation du trafic de migrants. L’annonce inquiète l’UE qui craint alors une reprise incontrôlable des flux migratoires. Or, avant l’instauration de cette loi, les flux migratoires étaient bien davantage contrôlés et passaient par des voies légales et visibles. La loi de criminalisation a eu pour conséquence de faire passer les filières migratoires dans la clandestinité. Les autorités nigériennes n’avaient alors plus la même vision du phénomène qui leur échappait. Leurs moyens n’avaient pas suivi l’évolution des modalités de migrations dans le pays.
En Afrique du Nord, la migration sert de pression diplomatique. C’est précisément ce qu’a dû endurer l’Espagne en 2021. Le pays refusait alors de reconnaître le Maroc comme maître du Sahara occidental, une région située au sud du Maroc sur la façade atlantique, riche en ressources et sujette à des tensions entre le royaume chérifien et le Front Polisario, une organisation qui réclame le Sahara occidental comme son État. Pour faire pression sur le gouvernement espagnol, les autorités marocaines organisèrent ainsi l’ouverture des frontières entre le Maroc et l’enclave espagnole marocaine de Ceuta. Résultat, près de 8000 migrants forcent le passage en l’espace de 72 heures, avant que les gardes frontières marocains ne rétablissent les contrôles.
La Festung Europa des autorités nationales-socialistes en 1944 n’a pas su empêcher les Alliés de libérer l’Europe. En préparation de la future opération Overlord, les généraux alliés avaient longuement réfléchi au point le plus faible du mur de l’Atlantique qu’ils pourraient forcer pour mettre un pied sur le continent. Le port de Calais avait été écarté car trop défendu. Ce sont les plages de Normandie qui ont finalement été le théâtre de cette opération inédite à l’époque. La raison de la réussite : le mur de l’Atlantique était en fait un collier de perles, inégalement fortifié. La “forteresse Europe” actuelle apparaît sous un jour semblable. Ses bastions souffrent de multiples fissures.
Schengen, de la frontière unique à la double-frontière
Par ailleurs, la pression ne vient pas seulement du sud, mais également de l’Est. Sur la frontière finlandaise, la Russie est accusée de faciliter l’arrivée de migrants dont le nombre serait “dix fois plus [important] qu’en temps normal”. A la fin 2021, en plein hiver, la Biélorussie ouvre pleinement ses frontières et laisse des milliers de migrants se rendre aux frontières de l’UE. Les pays frontaliers, comme la Pologne, refusent catégoriquement d’ouvrir leurs portes aux arrivants, les laissant dans la forêt sans nourriture ni abri, par un froid glacial.
Si les modalités sont ici différentes, les résultats sont sensiblement les mêmes : l’UE se trouve être l’objet d’un chantage aux migrants. Et le potentiel de flux humains venant du Moyen-Orient ou d’Afrique ne permet pas de se rassurer sur la question. La politique de l’UE en matière de migration a montré et continue de montrer ses limites. Les bastions qu’elle a dressés s’effondrent les uns après les autres.
Ce résultat tient en réalité à deux erreurs majeures que l’UE a faites en matière de gestion des flux migratoires. La première tient au détournement des objectifs originels de l’espace Schengen. Comme le rappelle le politiste, spécialiste des enjeux frontaliers enseignant à l’INALCO, Damien Simonneau, les accords de Schengen de 1985 devaient instaurer l’effacement des frontières internes pour concentrer la coopération européenne à l’extérieur. Ils avaient principalement pour objectif de lutter contre la criminalité organisée et le trafic d’êtres humains, notamment venant de l’Est de l’Europe. Cet objectif s’est traduit sur le terrain par une vraie convergence de moyens informatiques et matériels par exemple.
Mais à la fin des années 2000, c’est plutôt contre la migration clandestine que s’est tournée la coopération européenne. Toujours pour M. Simonneau, l’espace Schengen est un enjeu de coopération européenne majeur. Il s’agit de mettre en place la confiance nécessaire entre les Etats membres pour assurer la protection des frontières extérieures de l’UE. Cela suppose de relâcher les contrôles internes et de donner les moyens aux Etats frontaliers d’assurer leur mission.
Or, cette confiance, au moins depuis la crise de 2015, s’est effritée. Les Etats membres demandent sans cesse l’autorisation à la Commission européenne de pouvoir réinstaurer des contrôles plus systématiques à leurs frontières. Ils sont désormais visibles partout au sein de l’espace Schengen. L’espace Schengen a été travesti en un outil pour empêcher l’immigration. L’enjeu n’est plus de mettre la coopération et la confiance au centre de la gestion de Schengen, mais chaque État membre contribue en fait à multiplier les barrières à l’intérieur même de l’espace de libre circulation, isolant de fait l’UE et le continent européen.
Comprendre pour combattre
La seconde erreur des politiques européennes a été de méconnaître totalement le phénomène migratoire. Revenir sur toutes les causes et tous les mécanismes des migrations serait trop fastidieux, mais quelques remarques tout de même.
D’abord, l’Europe connaît dans les faits une très faible part de l’ensemble des flux migratoires dans le monde. En effet, la plupart des personnes migrantes en Afrique par exemple se déplacent vers les pays voisins considérés comme plus radieux. Il faut ajouter que dans la part des personnes migrantes qui parviennent en Europe, une partie constitue une population éduquée, diplômée, recherchant des opportunités d’emploi notamment. Ce n’est pas forcément la frange la plus pauvre de la population qui émigre vers l’Europe.
Ensuite, la conséquence directe des accords passés entre l’UE et certains pays d’Afrique est une déstructuration d’une certaine économie qui se basait sur des voies légales de migration. Ainsi, la criminalisation des passeurs au Niger par la loi de 2015 a eu pour deuxième effet de créer de la pauvreté dans le pays en soustrayant une source de revenus à une partie de la population qui vivait de ce commerce. Son abrogation par la junte militaire au pouvoir a donc été saluée, notamment par le peuple touareg du nord du pays dont les ressources étaient en partie liées aux flux migratoires.
“En méconnaissant la sociologie de la migration, ces accords montrent que nous sommes incapables de penser le phénomène via des mécanismes d’accords plus larges” regrette Damien Simonneau. Si la politique d’accords bilatéraux est en échec, le réflexe de fermeture des frontières à l’intérieur de l’espace Schengen démontre lui aussi ses failles. Dans son livre Welche Grenzen brauchen wir ? (De quelles frontières avons-nous besoin ?), le chercheur Gerald Knaus donne l’exemple de la frontière franco-italienne où les contrôles s’étaient considérablement renforcés depuis 2016. En 2018, le vice-président du département des Alpes-Maritimes déplorait l’inefficacité de ces mesures en expliquant que malgré les refoulements, les migrants “[revenaient] quelques jours après. [...] Il n’y a jamais de fin, tout cela est futile”.
Dans cet ouvrage, il multiplie à loisir les exemples. Dans une interview accordée au média allemand WDR, le chercheur à l’European Stability Initiative (ESI) fustige l’incohérence des discours politiques avec la réalité du phénomène migratoire. Il ajoute, dans un article du média allemand MDR, que le nouveau Pacte asile et migration voté par le Parlement européen en avril 2024 ne constitue pas la solution. Il propose d’ailleurs lui-même des alternatives, notamment celle de cesser la fermeture des frontières et d’alimenter des voies légales de migration.
Un dernier exemple ailleurs dans le monde peut constituer une source d’inspiration. Aux Etats-Unis, près de 40 années de militarisation de la frontière avec le Mexique n’a conduit qu’à un seul résultat : celui d’un taux de migration revenu aux chiffres très importants de l’an 2000. Pour comprendre et faire comprendre le phénomène de la migration, “il faut [la] dédramatiser”, suggère Damien Simonneau. La dédramatiser auprès de l’opinion publique surtout, dont l’avis, même contraire à toutes les preuves scientifiques, semble diriger l’UE vers un nouvel échec de gestion migratoire.
Suivre les commentaires : |