La primauté du droit de l’Union européenne, un principe cardinal dans la tourmente

, par Ophélie Omnes

La primauté du droit de l'Union européenne, un principe cardinal dans la tourmente
Cour de justice de l’Union européenne (source : Wikipedia Commons)

Dans son discours annuel sur l’état de l’Union, prononcé le 15 septembre dernier, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, n’a pas développé de plan plus opérationnel pour la défense de l’état de droit, comme on aurait pu l’espérer. Elle a néanmoins explicitement rappelé que les valeurs fondamentales de l’Union européenne, que la Commission est déterminée à défendre, sont garanties par son ordre juridique et que « les arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne veillent à les faire prévaloir. Ces arrêts sont contraignants. Et nous veillons à ce qu’ils soient suivis d’effet. Et ce dans chaque pays de notre Union. »

Une telle précision aurait dû relever de l’évidence dans un ordre juridique au sein duquel la question de la primauté du droit de l’Union européenne a en principe été définitivement réglée depuis 1964. Néanmoins, la remise en cause de cette hiérarchie pourrait être en train de devenir une mauvaise habitude des cours constitutionnelles des États membres, face auxquelles les institutions européennes peinent à réagir.

Au commencement était le principe de primauté

Le principe de primauté ne date pas des premiers traités [1] mais bien d’un arrêt Costa c/ E.N.E.L. de la Cour de justice daté de 1964, aux termes duquel elle a, pour la première fois, estimé que « à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la C.E.E. a institué un ordre juridique propre, intégré au système juridique des États membres lors de l’entrée en vigueur du traité et qui s’impose à leurs juridictions », et de conclure que cette intégration au droit de chaque pays membre de dispositions qui proviennent de source communautaire a pour conséquence une impossibilité pour les États membres de faire prévaloir une mesure nationale contre un ordre juridique qu’ils ont accepté sur base de réciprocité.

À l’instar du principe de l’effet direct du droit communautaire, consacré par l’arrêt Van Gend en Loos en 1963, le principe de primauté, qui garantit la supériorité du droit européen sur les droits nationaux, est un principe fondamental du droit de l’Union européenne.

Sans ces deux principes, l’ordre juridique européen n’aurait pas pu se développer et se renforcer – on imagine en effet assez mal comment un ordre juridique supranational aurait pu s’imposer dans les États membres s’il n’avait été qu’optionnel. Il y a fort à parier que ces derniers n’auraient que très rarement appliqué un droit européen qui n’aurait pas été contraignant, surtout quand il entrait en contradiction avec leurs règles nationales, comme on peut parfois le constater avec les règles de droit international classique.

À la suite de ces arrêts fondateurs, la Cour de justice a construit toute une ligne jurisprudentielle ayant permis d’affirmer – et d’affiner – les contours du principe de primauté. Qu’elle se soit prononcée sur les règles de droit primaire (traités) ou de droit dérivé (à savoir les instruments juridiques fondés sur les traités, tels que les règlements, les directives, les décisions et les accords), la Cour de justice n’a eu de cesse de répéter aux États membres, et à leurs plus hautes juridictions, que le droit de l’Union prime sur le droit national, quelles qu’en soient les conséquences.

En principe, rien ne laissait donc présager que les États membres puissent estimer que la reconnaissance de la primauté du droit de l’Union sur leur droit national puisse être laissée à leur discrétion. Mais c’était sans compter le vent de rébellion qui a commencé à souffler au sein de quelques cours constitutionnelles des États membres.

La remise en question du principe de primauté : une dangereuse tendance des cours constitutionnelles ?

Si les normes de droit de l’Union se voient accorder sans trop de difficulté la primauté qu’elles méritent sur les dispositions nationales de droit commun, même postérieures [2], la situation des règles constitutionnelles est souvent bien différente et ce, à l’encontre de la jurisprudence de la Cour en la matière. Si cette réticence des États membres à considérer leur constitution interne comme n’importe quelle autre règle de droit soumise à la primauté du droit de l’Union européenne n’est pas nouvelle[On citera ici, notamment, le raisonnement exposé par la Cour constitutionnelle fédérale allemande dans ses arrêts Solange I (1974) et Solange II (1986).]], elle semble cependant être redevenue plus récurrente.

Ainsi, en France, un arrêt récent du Conseil d’État relatif à l’application des dispositions du règlement général sur la protection des données, rappelle la tendance encore manifeste du juge administratif à considérer que le droit de l’Union européenne prime sur toutes les normes de droit interne, sauf sur celles issues de la Constitution. Par une décision du 21 avril 2021, la Haute juridiction administrative a ainsi remis la polémique au goût du jour, considérant que « dans le cas où l’application d’une directive ou d’un règlement européen, tel qu’interprété par la Cour de justice de l’Union européenne, aurait pour effet de priver de garanties effectives l’une de ces exigences constitutionnelles, qui ne bénéficierait pas, en droit de l’Union, d’une protection équivalente » le juge administratif devrait l’écarter « dans la stricte mesure où le respect de la Constitution l’exige » [3]

Outre-Rhin, de manière autrement plus retentissante, la Cour constitutionnelle allemande, avait rendu le 5 mai 2020 un arrêt dans lequel elle critiquait le manque de contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne sur l’action de la Banque centrale européenne, laquelle avait, selon la Cour de Karlsruhe, outrepassé son mandat en adoptant en 2015 un programme d’achats de titres publics sur les marchés, s’arrogeant ainsi le droit de juger des décisions prises par les institutions européennes concernées.

Enfin, cette nouvelle mouvance réfractaire a trouvé son apogée dans la demande faite par le gouvernement polonais à son tribunal constitutionnel et dont l’issue se fait attendre. En effet, la Cour de justice avait jugé, le 15 juillet dernier, les réformes judiciaires initiées par le gouvernement polonais comme contraires au droit européen, rappelant que celui-ci doit primer sur les législations nationales. Une décision contestée par le premier ministre Mateusz Morawiecki qui, estimant que les juges de Luxembourg avaient abusé de leur rôle, a considéré qu’il était légitime de confier au tribunal constitutionnel de son État membre le soin de trancher la question de la primauté du droit européen sur la législation polonaise. Cette position s’inscrit dans le mouvement de contestation systématique de la compétence du juge européen dans laquelle s’est installé le gouvernement polonais et ce, même s’agissant des réformes judiciaires roumaines visées par l’arrêt de la Cour de justice du 18 mai dernier.

Autant de cas pour le moins inquiétants qui, pris ensemble, constituent une menace dans l’harmonisation juridique opérée par la Cour de justice au cours des soixante dernières années, et dont le rôle fédérateur a progressivement permis aux citoyens européens de bénéficier des mêmes droits sur l’ensemble du territoire de l’Union.

La réaction plus qu’attendue des institutions européennes

Face à une telle levée de boucliers, les regards se tournent naturellement vers les institutions européennes, dont la réponse ferme commence à se faire attendre.

D’un côté, la Cour de justice de l’Union européenne a opté pour la coordination et la pédagogie. Répondant présente à l’invitation de la Cour constitutionnelle lettone à une conférence à Riga les 2 et 3 septembre derniers, la Cour de Luxembourg a pu échanger avec les cours constitutionnelles des États membres, afin que chaque partie puisse présenter ses travaux dans le but de favoriser une compréhension mutuelle des approches. Une solution qui a du sens, surtout quand on connaît l’attachement du juge européen au dialogue des juges, institué dans le cadre du mécanisme de la question préjudiciel, grâce auquel les juges de Luxembourg ont tant consolidé la construction européenne. De l’autre côté, la relativité du positionnement offensif de la Commission européenne, vis-à-vis de la Pologne, entre autres, étonne. En tant que « gardienne » des traités, il est de sa responsabilité de s’assurer de la bonne application du droit de l’Union au sein des États membres. C’est d’ailleurs cette responsabilité essentielle qui justifie le recours en manquement, aux termes duquel la Commission peut traduire en justice un État membre qui n’aurait pas respecté les dispositions du droit européen au sein de ses frontières.

Si le positionnement de la Commission européenne en matière d’état de droit peut légitimement questionner, il est en revanche une chose sur laquelle elle ne transige pas : la primauté des règles européennes sur les règles nationales. Ainsi, a-t-elle ouvert une procédure d’infraction contre l’Allemagne pour avoir remis en cause la primauté du droit de l’Union européenne par le biais de la décision de sa Cour constitutionnelle.

En outre, et en ce qui concerne la Pologne plus particulièrement, la situation est d’autant plus complexe que le gouvernement polonais semble disposé à se livrer à un véritable bras de fer avec l’exécutif européen. La saisine du tribunal constitutionnel suite à l’arrêt de la Cour de justice n’est en effet que l’une des multiples démonstrations de défiance des autorités polonaises vis-à-vis des institutions européennes. Néanmoins, la Commission n’est pas en reste et a pu démontrer qu’elle n’avait pas dit son dernier mot. Elle a, par exemple, refusé d’approuver le plan de relance national présenté par la Pologne – nécessaire pour débloquer le Fonds de relance dans le pays – et on imagine bien que la contestation de la primauté du droit de l’Union opérée par Varsovie n’y est pas étrangère. On comprend ici que la Commission semble avoir opté pour un positionnement ferme mais diplomatique. Il est néanmoins permis de se demander si face à un tel exemple de remise en question revendiquée de la primauté du droit de l’Union, il ne faudrait pas qu’elle montre davantage les dents, si elle veut continuer à voir le principe de primauté appliqué au sein de l’Union.

Pourtant, dans une Union au sein de laquelle les États qui la composent ont souverainement décidé d’y prendre part et peuvent également décider de s’en retirer, force est de constater qu’il n’existe pas de moyens plus coercitifs que les dispositifs juridiques mis en place par les traités. Contrairement à l’article 50 du Traité sur l’Union européenne, qui permet à un État membre de quitter l’Union européenne, il n’existe pas de moyen juridique susceptible de permettre l’exclusion d’un État qui ne se conformerait pas aux dispositions des traités auquel il a lui-même accepté d’adhérer.

Maintenir ou augmenter la pression politique et juridique sur le gouvernement polonais pourrait constituer une idée séduisante, si elle ne comportait pas le risque, à terme, de voir la Pologne décider de quitter l’Union. Une telle issue, dans un contexte post-Brexit, serait un terrible coup porté au projet européen. En tant qu’organisation sui generis, on dit souvent de l’Union européenne qu’elle se renforce au travers des crises, trouvant des solutions innovantes pour répondre à des situations inédites. C’est ainsi que la Cour de justice est parvenue à créer le principe de primauté, qui s’est révélé essentiel dans la réalisation de la construction européenne. Gageons que les institutions européennes seront, cette fois encore, à la hauteur du défi que constitue l’attitude peu conciliante opposée par certains États membres, et qu’elles feront montre d’une innovation politique et juridique permettant à l’Union d’en sortir renforcée.

Cet article, paru dans le numéro 191 de notre revue partenaire Fédéchoses, a initialement été publié par l’Institut Jacques Delors, puis été repris avec leur aimable autorisation.

Notes

[1Ce n’est qu’en 2009, avec l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, et de la déclaration n° 17, que le principe fait son entrée dans les traités.

[2Dans l’ordre juridique français, on rappellera ici la consécration survenue grâce aux arrêts Société des cafés Jacques Vabre (1975) de la Cour de cassation et Nicolo du Conseil d’État (1989).

[3Reprenant ainsi la jurisprudence Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres (2007) du Conseil d’État

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