Défense

Le 30 août 1954, la France disait « Non »

La Communauté Européenne de Défense allait plus loin que la Constitution européenne

, par Valéry-Xavier Lentz

Le 30 août 1954, la France disait « Non »
Signature du traité CECA Médiathèque Commission européenne

Il y a cinquante ans, l’Assemblée nationale enterrait le premier projet de constitution pour l’Europe. L’armée européenne prévue par le traité de communauté européenne de défense impliquait la création d’un pouvoir politique pour la contrôler et un projet en ce sens était prêt. Le traité constitutionnel actuel reste sur bien des points en deçà de ce que l’Europe avait envisagé à l’époque.

Avec le début de la guerre froide et plus particulièrement le déclenchement de la guerre de Corée en juin 1950, les alliés occidentaux, rassemblés autour des Etats-Unis dans le pacte atlantique, commencèrent à rechercher le moyen de faire contribuer l’Allemagne de l’Ouest à la défense contre la menace soviétique.

Le gouvernement français, cependant, pouvait difficilement accepter le réarmement allemand que demandaient ses partenaires, l’humiliante défaite de 1940 étant encore présente dans tous les esprits. Ne désirant cependant pas s’isoler au sein de l’Otan, il essaya de déplacer le débat en proposant en octobre une nouvelle idée, dite « plan Pleven », René Pleven étant alors chef du gouvernement. Ce projet était inspiré de la méthode utilisée par Robert Schuman pour une Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA).Il s’agissait d’empêcher la renaissance d’une armée nationale allemande en créant une armée européenne dans laquelle serait intégrées des troupes allemandes, tout en contribuant à la construction de l’Europe, idée qui rencontrait les faveurs de l’opinion au lendemain de la guerre. On espérait profiter de cet enthousiasme afin de permettre le beaucoup moins populaire réarmement allemand. Le 19 février 1952, une courte majorité (327 voix contre 287) à l’Assemblée nationale autorise le chef du gouvernement, Edgar Faure, à négocier sur la C.E.D. à la conférence de Lisbonne. Les députés souhaitaient cependant à la fois une forme de participation britannique, afin que la France ne se retrouve pas seule grande puissance face à l’Allemagne dans la Communauté, et un pouvoir politique pour contrôler cette future armée européenne. Le traité fut finalement signé à six pays seulement, ceux de la CECA, le 27 mai 1952 à Paris, au lendemain du traité de Bonn qui permettait à la République fédérale d’Allemagne (RFA) de retrouver en partie sa souveraineté.

La Communauté politique européenne

L’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, créé en 1949, suite au congrès fondateur du Mouvement Européen réuni à La Haye l’année précédente, n’avait pas souhaité pendre l’initiative de proposer une organisation de type fédérale. Les représentants britanniques et scandinaves avaient en effet refusé de jouer le jeu. La déclaration Schuman du 9 mai 1950 relevait d’une démarche plus prudente, dite « fonctionnaliste » qui visait à construire l’Europe pas à pas en intégrant d’abord quelques secteurs précis et limités dans la CECA. Elle apportait pourtant une nouveauté considérable en comparaison des organisations internationales classiques fondées sur les principes de la diplomatie internationale comme la Société des nations ou le Conseil de l’Europe et avait montré la possibilité de faire progresser efficacement la construction européenne.

La CED comportait également des éléments de supranationalité, bien qu’en moindre proportion, en raison de la nature sensible des questions de sécurité. Mais il était beaucoup plus difficile d’écarter la question politique : une armée intégrée devait en effet servir une stratégie et une politique. Une démarche « constitutionaliste » redevenait possible grâce à l’article 38 qui prévoyait que l’assemblée de la CED aurait pour mandat de préparer l’élection au suffage universel d’une assemblée démocratique et d’en définir les compétences. Il donnait aux fédéralistes l’espoir de voir la mise en place rapide d’une fédération européenne. Le traité exposait les principes suivants : une nouvelle organisation serait créée qui prendrait place dans une structure fédérale ou confédérale fondée sur la séparation des pouvoirs et dotée d’un système représentatif bicaméral.

Sans attendre la ratification du traité CED, les gouvernements invitèrent l’assemblée parlementaire de la CECA qui coincidait à quelques sièges près avec la future assemblée CED, à s’élargir par cooptation en une assemblée ad hoc. En six mois ces élus rédigèrent un projet de traité de communauté politique, instituant une organisation quasi-fédérale.

Une longue hésitation

La CECA avait été approuvée par le Parlement en décembre 1951 par 377 voix contre 233. Les gaullistes et le communistes étaient les principaux adversaires du projet. La CED souleva beaucoup plus d’opposition, non seulement à cause de son acceptation d’une forme de réarmement de l’Allemagne, mais aussi en raison de son aspect supranational, supposé menacer la souveraineté nationale. Entre janvier 1953 et août 1954, prit place ce qui était, selon Raymond Aron « la plus importante querelle idéologique depuis l’affaire Dreyffus ».

Les élections législatives du 17 juin 1951 n’ont pas permis l’émergence d’une majorité véritable à l’Assemblée, alors que sont élus 117 gaullistes et 101 communistes. Ces deux derniers groupes étaient opposés au système politique en place et ne pouvaient être à l’époque associés à aucune coalition. Leur force rendit la tâche encore plus difficile pour les gouvernements successifs. Ce faible soutien dont pouvaient bénéficier les présidents du conseil, combiné à l’organisation de la IVe République engendrait une instabilité encore plus grande. C’est pourquoi le débat sur la ratification fut retardé de deux ans : pendant ce temps, les évolutions de la « majorité » se faisaient dans un sens défavorable au projet, avec notamment l’entrée dans celle-ci de gaullistes dissidents

Le contexte international changea également durant cette période d’attente. La guerre de Corée prit fin en juillet 1953 et Staline mourut en mars. Un sentiment de détente internationale naquit qui atténua quelque peu les craintes des occidentaux.

Le démocrate-chrétien Robert Schuman, alors ministre des affaires étrangères, avait transmis le traité au Parlement pour ratification le 29 janvier 1953. De longs travaux en commission et la négociation de protocoles additionnels avec les autres pays signataires, ainsi que la réalisation de préconditions posées par le gouvernement ou la chambre, retardèrent le débat sur la loi de ratication.

Le débat parlementaire

Le radical Pierre Mendès-France, devenu président du Conseil en juin 1954, n’a pas d’opinion définitive sur la question : s’il n’est guère enthousiaste sur le traité lui-même, il sait que la France ne pourra s’opposer longuement à la volonté des alliés de voir le réarmement de l’Allemagne. Déterminé à mettre fin à trois années d’hésitation sur la ratification du traité, il demanda à deux de ses ministres ayant des vues opposées sur le projet, de tenter de trouver un compromis. Maurice Bourgès-Maunoury (un radical cédiste) et le général Koenig (un gaulliste anticédiste) échouèrent dans cette tâche.

Mendès proposa au cinq autres pays ayant décidé de rejoindre la CED d’accepter des protocoles additionnels au traité en limitant les effets. Après leur refus, il n’eut d’autre choix que de demander aux députés de débattre et de voter sur la ratification. Cependant, il n’engagea pas la responsabilité de son gouvernement, qui reposait sur le soutien des anticédistes non-communistes.

Le débat débuta à l’assemblée le 28 juin. Les rapports des commissions furent d’abord présentés : tous concluaient par la recommandation d’un vote contraire à sa ratification. Le chef du gouvernement prit ensuite la parole, rendant compte de ses discussions avec les partenaires de la France dans la CED quelques jours auparavant à Bruxelles. Il souligna que ses interlocuteurs étaient unanimes à lui refuser toute concession. Le gouvernement refusait de prendre position sur le choix que devait faire l’assemblée, probablement peu désireux de mettre son existence en péril sur un enjeu aussi incertain.

Les députés partisans de la CED comprirent que le traité serait rejeté. Ils tentèrent de repousser le débat et proposèrent une motion dans ce sens, en expliquant que de nouveaux efforts pouvaient être faits pour négocier avec les autres pays européens. Leurs adversaires réagirent avec une question préalable, proposée par Adolphe Aumeran (un indépendant), dont l’objet était de refuser le déroulement d’un débat, rejetant par conséquent le traité. Elle fut adoptée le 30 août 1954 par 319 voix contre 264. Aujourd’hui, à nouveau, l’Europe a le moyen de se doter de règles du jeu dans un texte constitutionnel. La France peut elle se permettre de gacher à nouveau cette opportunité ?

Article paru dans la Tête dans les étoiles n°7

Photo : signature du traité CECA (Médiathèque Commission européenne).

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Vos commentaires
  • Le 9 juillet 2010 à 14:03, par Ronan En réponse à : Le 30 août 1954, la France disait « Non »

    Cette affaire de la CED pose bien des questions : Notamment de quelle type d’intégration militaire s’agit-il ?

    S’agit-il d’une intégration militaire se produisant au niveau du corps d’armée (comme dans le projet Pleven initial, en septembre-octobre 1950) ?! Ou s’agit-il de la simple « juxtaposition-coordination » d’armées nationales encore préservées (comme finalement demandé par le président du conseil Pierre Mendès-France à nos partenaires, lors de la « conférence de la dernière chance » de Bruxelles des 20-21-22 août 1954, juste avant le vote français du 30 août 1954...).

    D’autant plus que la France - alors soumise au développement de ses guerres coloniales (guerre d’Indochine qui s’achève, guerre d’Algérie qui commence...) souhaite tout de même garder une certaine autonomie en seuls termes de commandement et de projection de forces (en tout cas pour ce qui est des troupes françaises stationnées outre-mer...).

    En tout cas, dans l’hypothèse où la CED aurait finalement été acceptée par la France (et serait alors entrée en vigueur...), il n’en reste pas moins qu’elle aurait alors très vite subie son baptême du feu (ne serait-ce qu’à cause de la crise algérienne...).

    Quid de l’envoi du contingent en Algérie (en février-mars-avril 1956) ? Quid d’une intervention militaire contre l’Egypte nassérienne, hôte du GPRA (en septembre-octobre 1956) ? Quid de l’avenir de la CED si la France - pour répondre à ces urgences « coloniales » - en retire momentanément ses troupes ? Quid de la réaction de nos partenaires européens et atlantiques ?

    Et - surtout - quid de la pérennité de la superstructure politique (la fameuse « Communauté Politique Européenne » inscrite dans les traités : chargée de gérer tout à la fois CECA et CED) si ses pratiques diplomatiques sombrent dans le chaos des contradictions nationales ? (et, plus pragmatiquement, si ses structures militaires finalement se disloquent ?)

  • Le 9 juillet 2010 à 14:37, par Cédric En réponse à : Le 30 août 1954, la France disait « Non »

    Vous n’avez pas tort du tout.

    Peut-être toutes ces crises auraient renforcé la CED de la même manière que la crise financière a finalement renforcé et politisé l’UEM. Rappelons que les adversaires de l’UEM, notamment anglosaxons, pronostiquent en permanence son incapacité à surmonter les crises et sa dissolution imminente, ce depuis la création même de l’Euro. Or rien de tout cela n’arrive.

    La comparaison est-elle pertinente ? La monnaie est certes un attribut de la souveraineté, mais la Défense, c’est tout de même autre chose...

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