Le Brexit est-il en train de détruire 20 ans de paix en Irlande ?

, par Geoffrey Besnier

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Le Brexit est-il en train de détruire 20 ans de paix en Irlande ?
Cliffs of Moher, Liscannor, Ireland CC Giuseppe Milo via Flickr

Il y a vingt ans, l’accord du Vendredi saint mettait fin à trente ans de trouble politique sur l’île d’Irlande. De 1969 à 1998 plus de 3500 personnes ont été victimes d’un conflit sanglant opposant partisans de la réunification irlandaise et « unionistes » (partisans du maintien de l’Irlande du Nord dans le Royaume-Uni), le tout sur fond de guerre de religion entre catholiques et protestants. Le rétablissement des libertés de circulation entre les deux Irlande prévu par l’accord du Vendredi saint étant basé sur les dispositions du marché unique de l’Union européenne, le processus de paix pourrait être la première victime collatérale du Brexit. Le Brexit rouvrira-t-il les plaies que l’Irlande a tant de mal à panser ?

La partition de l’île d’Irlande sur fond de guerre de religion

Après des siècles de domination britannique marqués par des insurrections régulières et une forte animosité entre communautés protestantes et catholiques dans le Nord, le gouvernement britannique décide de partitionner l’île en 1922. Les provinces du Leinster, du Munster et du Connaught à dominante catholique sont réunies dans l’Irish Free State, qui a le statut de dominion britannique. Il devient l’Etat d’Irlande en 1937, puis la République d’Irlande en 1949 lorsqu’il est décidé de quitter le Commonwealth. Au Nord, la province d’Ulster à dominante protestante reste partie intégrante du Royaume-Uni. Les tensions demeurent néanmoins omniprésentes. Les catholiques d’Irlande du Nord n’ont jamais digéré la partition et font face à de nombreuses discriminations, notamment dans le monde professionnel. Le 5 octobre 1968, la police de l’Ulster réprime brutalement une manifestation de militants catholiques non violents. C’est le début d’une période de troubles sanglants. D’un côté, des groupes catholiques proréunification prennent les armes et multiplient les actions violentes à l’image de l’Armée Républicaine Irlandaise (IRA). De l’autre, des groupes paramilitaires protestants leur répondent et le gouvernement britannique réprime sporadiquement les revendications des catholiques par la violence. En parallèle, la liberté de circulation des citoyens entre les deux Irlande, qui avait été préservée lors de la partition, est de plus en plus restreinte. Les checkpoints militaires se multiplient. [1]

L’Accord du Vendredi saint, base d’une paix fragile

Un accord de paix est enfin signé le 10 avril 1998 après trois décennies de violence ayant fait plus de 3500 morts. [2] C’est l’Accord du Vendredi saint (Good Friday Agreement), du nom du dernier vendredi avant Pâques dans le calendrier liturgique chrétien. Cet Accord, également appelé Accord de Belfast, prévoit la mise en place d’institutions démocratiques et représentatives en Irlande du Nord ; la création d’un Conseil ministériel transfrontalier entre les deux Irlande ; et un Conseil intergouvernemental irlando-britannique entre la République d’Irlande et le Royaume-Uni. Surtout, les barrages militaires sont progressivement supprimés et les quatre libertés de circulation prévues par l’Union européenne sont entièrement rétablies en 2005. La paix est néanmoins fragile. La vie politique nord-irlandaise est principalement divisée entre le Democratic Unionist Party (DUP), pour le maintien de l’Irlande du Nord dans le Royaume-Uni, mais historiquement hostile à l’Accord du Vendredi saint et le Sinn-Fein, parti proréunification soutenu par la minorité catholique.

Le Brexit et la frontière irlandaise : une équation insoluble ?

D’emblée, Londres a été très clair : la question de l’immigration intraeuropéenne et donc de la libre circulation des personnes est une ligne rouge et le Royaume-Uni cessera de l’appliquer une fois sorti de l’Union européenne (UE). La position de l’Union est également limpide : les quatre libertés de circulation sont indivisibles et le rejet de l’une prive immédiatement tout Etat de l’accès au marché unique.

Deuxièmement, le Royaume-Uni rejette également de faire partie de l’union douanière. Celle-ci permet de ne pas devoir prélever de droit de douane sur les biens à la frontière. Cependant, selon les règles imposées par l’UE cela contraindrait le Royaume-Uni à se conformer aux législations et normes européennes pour la production de biens comme le fait aujourd’hui la Turquie par exemple.

Suivant cette logique, il ne doit pas y avoir de liberté de circulation des personnes, des biens, des capitaux et des services entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord et des droits de douane doivent être prélevés à la frontière qui partitionne l’île. Cela mettrait évidemment en péril l’Accord du Vendredi saint.

Les négociateurs européens et britanniques ont donc fait de ce problème un des points clés des discussions et se sont engagés à ne pas remettre en cause l’Accord. Cependant, malgré des avancées, la question irlandaise est toujours le principal point d’achoppement des négociations et pourrait provoquer l’échec de la totalité des négociations.

Solutions techniques et back-stop

Le 8 décembre 2017, les négociateurs européens et britanniques sont tombés d’accord sur les principes que devra respecter la solution pour la frontière irlandaise. [3] Dans un rapport commun, ils établissent que l’Irlande du Nord devra rester partie intégrante du marché unique du Royaume-Uni sans aucune nouvelle barrière au commerce et qu’il ne devra pas y avoir de frontière physique (no hard-border) entre les deux Irlande.

Concrètement, soit le Royaume-Uni propose des solutions spécifiques satisfaisantes permettant d’éviter une frontière physique - par exemple l’absence de frontière pour certains biens (agricoles) et services (énergie), mais pas pour d’autres, des contrôles douaniers dématérialisés via des technologies novatrices, etc. Soit l’Irlande du Nord doit maintenir un alignement règlementaire complet avec le marché unique et l’union douanière de l’UE. Cela implique deux solutions possibles : un maintien du Royaume-Uni dans son intégralité dans le marché unique ou un maintien de la seule Irlande du Nord qui ne ferait alors plus partie intégrante du marché britannique. C’est la solution dite de back-stop. Ces principes ont été confirmés par l’adoption du projet d’accord de retrait lors du Conseil européen des 22 et 23 mars 2018. [4]

Cependant, les spécialistes sont plus que sceptiques sur les « solutions techniques » qui permettraient d’éviter une frontière physique en cas de retrait de l’Irlande du Nord du marché unique. [5] Le back-stop semble donc l’option la plus crédible. Le problème est que les Européens et les Britanniques ne le définissent pas de la même façon. Pendant ce temps, l’heure tourne : le 29 mars 2019, le Royaume-Uni sortira officiellement de l’Union européenne. Les deux parties se sont cependant mises d’accord sur une période de transition en forme de statu quo. Mais cela ne fait que reporter le problème qui se reposera dans les mêmes termes le 31 décembre 2020, lorsque cette période de transition s’achèvera.

Vers une nouvelle crise en Irlande du Nord ?

Pour trouver un accord sur le Brexit, la question irlandaise doit être réglée. Les Européens ont été clairs sur ce point : Nothing is agreed until everything is agreed (rien ne fait l’objet d’un accord tant que tout ne fait pas l’objet d’un accord).

Néanmoins, un maintien du Royaume-Uni dans le marché unique est aujourd’hui inenvisageable, car il serait contre l’essence même de ce qui a été promis lors de la campagne du Brexit. Cela obligerait le Royaume-Uni à accepter toutes les règles européennes et à contribuer au budget de l’Union dans des conditions similaires tout en ne prenant plus part aux décisions politiques. Le maintien de la seule Irlande du Nord dans le marché unique est également exclu. La majorité parlementaire de la Première ministre britannique Theresa May repose sur le soutien des huit députés unionistes nord-irlandais du DUP. Une telle décision ferait immanquablement tomber son gouvernement et conduirait vers de nouvelles élections dont l’issue est incertaine. Plus grave, en admettant qu’une majorité soit trouvée à Londres sans le DUP, rien ne garantit que les unionistes ne continueront pas la bataille en Irlande du Nord.

Dernièrement, certaines personnalités politiques britanniques pro-Brexit ont multiplié les attaques contre l’Accord du Vendredi saint. [6] Le processus de paix en Irlande fait donc face à un danger réel. La frontière irlandaise est un rappel de plus que la paix est trop souvent considérée comme acquise et que l’Union européenne en est la meilleure gardienne.

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