La guerre froide a été une guerre « d’imitation ». Les deux blocs, capitaliste et communiste, ont créé de nombreuses institutions semblables, très souvent pour copier son voisin. À la formation de la République fédérale d’Allemagne en juillet 1949, l’Union soviétique a répliqué par la création de la République démocratique allemande en octobre de la même année. À la création de l’OTAN en avril 1949 et surtout à l’adhésion de la RFA en 1955, le bloc communiste a répliqué en créant le pacte de Varsovie en mai 1955. Le domaine économique n’y fait pas exception. Alors que le plan Marshall a été lancé en 1948, menant à la création de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), l’URSS et les démocraties populaires ont initié en janvier 1949 le Conseil d’Aide Economique Mutuel (CAEM), plus connu sous le sigle anglais COMECON.
Tout comme son pendant occidental et capitaliste, le CAEM devait permettre une entraide mutuelle entre les pays socialistes. Pourtant, celui-ci a bien moins été étudié que l’OECE (l’OCDE à partir de 1961), ainsi que la Communauté économique européenne (CEE). Avant sa dissolution en 1991, c’était pourtant une organisation aux rapports très complexes, étonnamment proche de nos institutions européennes actuelles.
L’intégration économique « made in Europe de l’Est »
Il faut dire que les premières années du CAEM ont été largement informelles : la priorité pour ses pays fondateurs (URSS, Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie, Roumanie et Bulgarie) était de se reconstruire économiquement et moralement après 1945. La victoire soviétique et la prise de Berlin par les troupes de l’Armée rouge ont permis à Moscou d’imposer le socialisme stalinien dans les territoires d’Europe centrale et orientale « libérés ». Mais le pays a dû payer un prix humain et économique édifiant. Aussi, l’empire soviétique n’était-il pas prêt à soutenir économiquement les démocraties populaires naissantes.
La période 1949-1954 a donc été une période d’établissement de relations commerciales entre des pays qui n’avaient pas forcément l’habitude de commercer entre eux durant l’entre-deux-guerres. Une réorganisation des flux économiques qui a participé à l’approfondissement de la division du continent européen — bien qu’il ait existé des échanges. Cette politique commerciale volontariste (quoique forcée) a été un gros succès, puisque le commerce intra-CAEM a plus que triplé durant cette période.
Ces succès ont permis la signature d’une charte en 1959 qui a créé le CAEM et fixé, comme objectif, « le développement harmonieux de la coopération économique entre pays membres sur la base de la division internationale socialiste du travail ».
Cette division internationale socialiste du travail est devenue le pilier du CAEM. Chaque pays devait d’une part, coordonner son plan quinquennal avec ses partenaires pour atteindre les objectifs de développement économique, et d’autre part se spécialiser dans un ou plusieurs secteurs. Cette spécialisation imposée n’a pas été facile et avec le recul, s’est avérée désastreuse.
Néanmoins, dès 1961-1962, la division socialiste du travail a été jugée assez satisfaisante pour élaborer les « Principes de base de la division internationale du travail ». Les années 1960 se sont avérées pourtant assez peu dynamiques pour le CAEM, et il a fallu attendre 1971 avec l’adoption du « programme complexe » pour redynamiser l’ensemble. Ce programme devait renforcer sensiblement la coopération économique au moyen d’intégrations sectorielles et de grands projets industriels communs.
Cela n’a pas résisté à la Perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev. La volonté du nouveau maître du Kremlin de libéraliser le système politique et économique a ouvert une boîte de pandore, entraînant l’ensemble du bloc communiste. Le CAEM a été dissout en juin 1991. L’incohérence du système de spécialisation et du système monétaire sont également des facteurs de son échec final.
CAEM vs. CEE, des points en communs ?
Comme la CEE, le CAEM a connu des élargissements successifs au cours des décennies : Albanie (1949), RDA (1950), Mongolie (1962), Cuba (1972) et Vietnam (1978). La Yougoslavie y avait un statut « d’associé ». De nombreux autres pays socialistes avaient un statut d’observateur. Cette internationalisation du CAEM démontre la force d’attraction (illusoire ?) du modèle soviétique.
Au niveau institutionnel, on s’aperçoit que les institutions du CAEM ressemblent à celles de la CEE : le Conseil — l’organe suprême de décision —, le Comité exécutif permanent — composé des ministres des pays membres —, le Secrétariat international — dirigé par un secrétaire, toujours de nationalité soviétique —, et des commissions permanentes sectorielles. En 1963 a été créé la Banque internationale de coopération économique (BICE) puis en 1971, la Banque internationale d’investissements (BII), chargées de financer les investissements multilatéraux. Cette architecture révèle des interactions complexes et souligne l’importance de la bureaucratie.
Comme pour la CEE et plus tard l’Union européenne, une culture de travail spécifique a émergé, grâce aux pratiques communes, le brassage de fonctionnaires de nationalités différentes et l’usage commun de la langue russe.
Une différence : la place de la souveraineté
Une différence fondamentale sépare les organisations : la place accordée à la souveraineté nationale. Alors que la construction européenne à l’Ouest repose sur la supranationalité (quoiqu’assez timide) et l’abandon progressif (et poussif) de l’unanimité dans la prise de décision. Rien de tout cela du côté Est du rideau de fer.
Les statuts du CAEM posent les principes suivants : respect de la souveraineté et de l’indépendance nationales de chaque membre et règle de l’unanimité dans tous les votes. Impossible donc de déceler l’émergence d’une sorte de fédéralisme en Europe communiste.
CEAM et CEE, organisations partenaires
Malgré l’antagonisme idéologique, des tentatives de collaboration entre le CAEM et la CEE ont eu lieu. Celles-ci ont été dans un premier temps empêchées par le fait que l’URSS ne reconnaissait pas la CEE, qui préférait une coopération bilatérale. Néanmoins, la détente des années 1970, symbolisée par l’Acte final d’Helsinki en 1975, a changé quelque peu la donne. Leonid Brejnev avait compris l’intérêt de se rapprocher du bloc capitaliste.
Cependant, la nature du CAEM ne pouvait pas lui permettre de signer des traités internationaux, il fallait donc que chaque démocratie populaire traite avec la CEE, la politique commerciale étant une compétence communautaire exclusive depuis 1973.
À la fin des années 1980 néanmoins, les rapports commerciaux se sont intensifiés, à la faveur des changements économiques et idéologiques dans le bloc de l’Est. En 1988, une déclaration est signée, pour une meilleure coopération économique, commerciale et technique.
L’imposition d’un modèle économique universel
Une « colonisation soviétique en Europe de l’est
Malgré le sacro-saint principe de souveraineté nationale, d’aucuns considèrent le CAEM comme une tentative explicite de l’Union soviétique d’imposer son modèle et de pratiquer l’ingérence économique systématique, via la présence de conseillers soviétiques dans les démocraties populaires, l’inégalité des termes de l’échange entre l’URSS et ses partenaires , et surtout les sociétés mixtes qui bénéficient de nombreux avantages.
Tous ces éléments ont fait dire à Bernard Apremont, dans un article paru en 1957, que l’Europe de l’Est était « colonisée par l’Union soviétique ». Au fil des années, la dépendance commerciale à l’égard de l’URSS est effectivement devenue abyssale, Moscou étant le principal partenaire des autres membres du CAEM, mais la réciproque n’était pas vraie.
C’est donc un véritable système de ponction qui s’est opéré en « Europe de l’Est », au bénéfice de l’URSS, même si celui-ci s’est atténué à partir des années 1960 avec l’intégration économique accrue.
Un exemple probant : l’énergie
Le domaine de l’énergie donne une bonne image les tenants et les aboutissants du système complexe de dépendance. Plusieurs phases dans l’élaboration de cette dépendance sont à noter : entre 1945 et 1960, de nombreuses ressources naturelles d’Europe centrale et balkanique (comme le charbon polonais, l’uranium est-allemand et le pétrole roumain et hongrois) ont été exportées à très bas prix vers l’URSS.
Dans les années 1960 une dépendance explicite aux hydrocarbures soviétiques, d’abord le pétrole, puis le gaz dans les années 1970, s’est exprimée. Alors que de nombreux États socialistes étaient auto-suffisants à la fin des années 1950 (surtout la Roumanie, la Hongrie et la Pologne), leur dépendance énergétique à l’égard de l’URSS a bondi à partir des années 1960. La construction d’oléoducs et de gazoducs a en outre démontré les équilibres géopolitiques dans le bloc socialiste. Malgré une relative diversification à la fin des années 1970, cette dépendance s’est accentuée dans les années 1980 et n’a pas disparu après la chute de l’empire soviétique, posant ainsi les bases de la dépendance énergétique actuelle de l’Europe centrale et orientale.
Il est difficile de se faire une idée très précise sur le degré d’emprise économique de l’URSS sur son glacis, tant les archives du bloc socialiste demeurent lacunaires et les écrits de certains analystes occidentaux ont été influencés par l’idéologie. Il est néanmoins manifeste que les liens économiques au sein du CAEM se sont faits largement en faveur de l’affirmation de la puissance soviétique.
Comprendre le CAEM pour comprendre l’Europe centrale aujourd’hui ?
Le Conseil d’aide économique mutuel, malgré sa relative longévité et ses réalisations concrètes, n’a pas bénéficié du même traitement académique que l’intégration en l’Europe de l’Ouest. La dissolution du CAEM n’a pourtant pas fait disparaître le fossé économique entre l’Ouest et l’Est du continent.
Ainsi, l’intégration des pays d’Europe centrale et orientale à l’UE dans les années 2000 a pu se faire trop tard d’un point de vue politique (étant donné la frustration des opinions publiques vis-à-vis du lent et déséquilibré processus d’intégration) mais trop tôt d’un point de vue économique, au vu des différences macroéconomiques entre « l’ancienne » et la « nouvelle » Europe.
Malgré une convergence diverse en fonction des pays de la région, il est nécessaire de connaître leur histoire économique et sociale au XXème siècle pour comprendre les dynamiques actuelles de la région.
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