Le jugement était attendu de longue date, il a pourtant fait l’effet d’une bombe. Mardi 5 mai, le Tribunal constitutionnel fédéral allemand (Bundesverfassungsgericht, BVG, l’équivalent outre-Rhin du Conseil constitutionnel en France) a rendu un arrêt concernant le Programme d’achat de titres du secteur public (en anglais, Public sector purchase program, PSPP), l’assouplissement quantitatif lancé par la Banque centrale européenne (BCE) en mars 2015 pour faire face au risque déflationniste qui menaçait la zone euro.
Le BVG avait alors été saisi en 2018 par un groupe de 1750 personnes, pour la plupart eurosceptiques, pour qui l’achat des obligations sur les marchés secondaires équivalait à un début de monétisation de la dette, interdite par les traités européens. Les juges de Karlsruhe (du nom de la ville allemande où le BVG est situé) ont donc à une écrasante majorité (7 voix contre 1) contesté la légalité du PSPP de la BCE, estimant que cette dernière avait « outrepassé ses pouvoirs ». L’institution de Francfort doit donc justifier la légitimité de ce programme dans les trois mois, faute de quoi la Bundesbank pourrait ne plus acheter des obligations publiques allemandes au nom de la BCE, et elle devra se séparer de celles qu’elle détient. Le BVG manifeste donc son désaccord avec la Cour de Justice de l’UE, qui avait pourtant jugé légale la politique monétaire de la BCE en décembre 2018.
Si la BCE a simplement « pris acte » de l’arrêt du BVG, pour le directeur de l’Institut Jacques-Delors de Berlin, Hendrik Enderlein, cet arrêt est un « désastre pour l’intégration européenne ». Pour le député européen Guy Verhofstadt, la remise en cause de la primauté du droit européen par une cour nationale serait « le début de la fin pour l’Europe ». L’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle la plus puissante d’Europe, véritable pilier de la démocratie allemande, pourrait avoir de profondes conséquences pour l’économie, la politique et le droit européens.
BCE vs. BVG : le match de la décennie
Les réticences du BVG pour la politique monétaire non conventionnelle de Mario Draghi ne datent pas de cette année, ni de 2015. Dès 2012, les différences de vues étaient déjà flagrantes entre la Bundesbank et la BCE dirigée à l’époque par l’ancien gouverneur de la banque d’Italie, alors que la zone euro était au bord de l’implosion. Mario Draghi avait alors annoncé « faire tout ce qui est en [son] pouvoir pour sauver l’euro », ce qui avait calmé immédiatement les marchés.
Toutefois, la stabilisation durable des dettes souveraines n’aurait peut-être pas eu lieu sans l’annonce en septembre 2012 du lancement des Opérations monétaires sur titres (OMT), permettant le rachat direct d’obligations sur les marchés secondaires. Pourtant, le programme s’était heurté à l’opposition de la Bundesbank soutenue par le gouvernement allemand. Un premier recours devant le BVG avait même été déposé par 35000 citoyens allemands, poussant celui-ci à poser une question préjudicielle à la CJUE. En janvier et juin 2015, la Cour de justice européenne avait toutefois confirmé la légalité du programme OMT, même s’il n’a jamais été appliqué, du fait de l’incertitude juridique.
Cette déconvenue n’avait toutefois pas empêché la BCE de continuer de pratiquer une politique monétaire non conventionnelle pour prévenir le risque déflationniste dans la zone euro, victime de l’atonie de la croissance économique à cette époque. En mars 2015, le PSPP a donc été introduit, permettant in fine la stimulation de la croissance économique, via une réduction des taux d’emprunt. Lors de sa suspension fin 2018, la BCE détenait 2600 milliards d’euros d’obligations. Une nouvelle entorse aux traités européens selon le BVG, qui avait jugé l’avis de la CJUE confirmant le PSPP « incompréhensible ».
L’arrêt du BVG intervient au pire moment, car la BCE a lancé fin mars un nouveau programme de rachat de dettes pour lutter contre les turbulences économiques liées à la pandémie de coronavirus, le Pandemic Emergency Purchase Programme (PEPP). D’une valeur de 750 milliards d’euros, ce programme a permis de rassurer les investisseurs sur la soutenabilité de la dette de pays fragiles, comme l’Italie.
Si pour le moment, les marchés ne sont pas perturbés par l’annonce de Karlsruhe, celle-ci pourrait remettre en cause l’ensemble de la politique monétaire non conventionnelle de la BCE, qui a sauvé plusieurs fois la zone euro de l’implosion lors de la dernière décennie. Une grave crise financière ne serait donc pas à exclure.
Bataille idéologique
La nature de la plainte déposée au BVG révèle en outre une bataille idéologique concernant la politique monétaire européenne. Selon Jean Quatremer, vilipendant le BVG dans un article au vitriol comme à son habitude, « toutes les interventions de la BCE depuis 2010, date du début de la crise de la zone euro, ont été vertement critiquées par les monétaristes allemands […] A chaque fois que l’institution d’émission européenne s’est éloignée de l’héritage de la Bundesbank, l’opposition a été violente ».
Il faut dire que la lettre des traités européens est claire : la Banque centrale européenne n’a pas le droit de financer directement la dette des pays utilisant l’euro. L’article 123 du TFUE énonce clairement que la BCE et les banques centrales nationales ne peuvent pas « accorder des découverts ou tout autre type de crédit » aux administrations nationales. Est également interdit « l’acquisition directe […] par la Banque centrale européenne ou les banques centrales nationales, des instruments de [la] dette ». Le non-financement monétaire des dettes était un prérequis essentiel pour la Bundesbank et le gouvernement allemand lors de la création de la monnaie unique.
Pourtant, une application stricte de la lettre des traités aurait été un cataclysme pour la zone euro, voire un arrêt de mort pur et simple. L’annonce du programme OMT a empêché les marchés financiers de se déchaîner, conduisant à de trop grands « spreads » entre pays de la zone euro. De la même manière, le PSPP a rempli sa mission en servant de « canot de sauvetage » à l’économie européenne et en faisant remonter l’inflation, même si ses effets à long terme sont contestés. Une spirale déflationniste aurait pu faire baisser durablement l’investissement et les salaires en Europe. Les dogmes de la Bundesbank et d’une partie de la société allemande sont donc dangereux pour la survie de l’UE et de la zone euro.
De plus, l’arrêt du BVG souligne au moins deux contradictions majeures : d’une part, il remet en cause l’indépendance de la BCE, alors que l’Allemagne a toujours été le héraut de son indépendance face aux injonctions des États membres. La BCE l’a d’ailleurs rappelé de manière claire le 7 mai en affirmant qu’elle était placée sous la juridiction de la CJUE, et non du BVG. D’autre part, la décision intervient en pleine crise du coronavirus, ce qui pourrait porter préjudice aux actifs allemands. Pour l’universitaire Daniela Gabor, « La décision de la Cour constitutionnelle allemande pourrait provoquer suffisamment de dislocation entre les obligations souveraines de la zone euro pour que la BCE ait recours à son programme d’OMT pour l’Allemagne ! ».
Détricotage du droit européen ?
Au-delà des implications économiques, le plus gros dommage infligé par la décision du BVG pourrait être d’ordre juridique. La CJUE est la gardienne de l’application uniforme du droit européen dans les États membres, le BVG vient de remettre en cause ce principe fondamental de la cohésion européenne. Auparavant, seules les cours constitutionnelles polonaise et hongroise avaient osé remettre en cause la primauté du droit européen sur le droit national.
L’arrêt Costa contre Enel en 1964 a été le premier à signifier explicitement la primauté du droit européen sur les droits nationaux, qu’ils soient primaires ou dérivés. Cette jurisprudence a empêché que chaque État membre applique le droit européen « à la carte ». Et c’est exactement ce que le BVG a remis en cause le 5 mai. Le Financial Times va même jusqu’à dire que celui-ci a « posé une bombe sous l’ordre juridique européen ». Dans cette situation, la juridiction suprême de l’UE se devait de réagir. Dans un court communiqué publié le 8 mai, la CJUE a rappelé que bien qu’elle ne « commente jamais un arrêt d’une juridiction nationale », elle a rappelé que « des divergences entre les juridictions des États membres quant à la validité de tels actes seraient en effet susceptibles de compromettre l’unité de l’ordre juridique de l’Union et de porter atteinte à la sécurité juridique ». Un rappel explicite à la primauté du droit européen.
Faut-il « punir » l’Allemagne ?
Le dernier séisme pourrait être politique. En effet, comme le rappelle notre confrère de The New Federalist, l’article 344 du TFUE affirme que « les États membres s’engagent à ne pas soumettre un différend relatif à l’interprétation ou à l’application des traités à un mode de règlement autre que ceux prévus par ceux-ci ». Le BVG a donc enfreint cet article en refusant de se soumettre à l’avis de la CJUE de décembre 2018. Selon l’article 258, la Commission peut saisir la Cour de justice si un État membre persiste à manquer à une des obligations qui lui incombent en vertu des traités.
Pour réaffirmer la jurisprudence et l’esprit des traités, la Commission devrait donc invoquer ce dernier article et ainsi envoyer un message fort : tous les États membres, peu importe leur importance politique, doivent respecter le droit communautaire. Ursula von der Leyen a d’ailleurs évoqué cette possibilité le 9 mai, journée de l’Europe. Comme tout un symbole.
De manière plus générale, l’Allemagne est un pays à l’origine de plusieurs fractures en Europe : sa vision économique s’est retrouvée plusieurs fois en contradiction avec la nécessité de poursuivre l’intégration européenne dans un esprit de solidarité, que ce soit lors de la création du MES en 2012 que de la politique monétaire non conventionnelle de la BCE les années suivantes, ou encore lors du débat actuel sur les coronabonds. Le BVG pourrait ainsi ouvrir une nouvelle boîte de Pandore dont les multiples effets pourraient s’avérer dévastateurs pour la poursuite de l’intégration européenne.
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