Le Digital Markets Act : l’Union européenne à l’offensive

, par Ninon Manighetti

Le Digital Markets Act : l'Union européenne à l'offensive
La Commissaire européenne Margrethe Vestager lors de la présentation du Digital Markets Act / Source : Commission européenne - Union européenne

« Le texte le plus important dans l’histoire de la régulation du numérique ». C’est ainsi qu’est décrit par Cédric O (ancien secrétaire d’Etat chargé du numérique), le Digital Markets Act – ou le DMA, entré en vigueur le 1er novembre dernier dans l’Union européenne. Un texte de loi dont l’ambition n’est pas moins que de pousser les géants du numérique de leur Olympe, une tâche qui n’est pas des plus faciles.

Une chasse au géants... du numérique

Ce n’est plus un secret pour personne. Entre les GAFAM ou les BATX (acronyme pour les géants du web chinois : Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi), l’Europe peine à se faire une place sur la scène numérique internationale, alors même que s’y jouent les enjeux décisifs de pouvoirs et d’équilibres géopolitiques de demain. Une bataille déjà perdue par l’Union européenne comme le soufflent certaines voix pessimistes ? Face à l’impossibilité de riposter dans l’immédiat par un géant européen compétitif, les 27 dégainent une autre carte : le droit. Le Digital Markets Act (DMA) est le cri de contestation d’une Europe qui souhaite s’affranchir de ces géants étrangers devenus trop envahissants. Une norme européenne ambitieuse dans un monde où ceux-ci se sentent en terrain conquis. Mais va-t-elle vraiment être un coup décisif dans ce bras de fer implacable ?

« Done #DMA ! »

C’est il y a deux ans déjà, le 15 décembre 2020, que naît le DMA, préparé par Margrethe Vestager, alors Commissaire européenne à la concurrence, et Thierry Breton, Commissaire européen au marché intérieur. Ce projet de loi de la Commission européenne, voté l’été dernier, est la lassitude de l’Europe face à l’inefficacité des politiques de la concurrence du secteur du numérique. Avant, le contrôle du marché numérique passait par de longues enquêtes faites a posteriori.

Chronophages et souvent inutiles, elles ne débouchaient que ponctuellement sur des sanctions. Lesquelles pour la plupart, ne faisaient d’ailleurs pas même l’effet d’une piqûre de mouche aux géants tels que les GAFAM. Sans pour autant abandonner cette méthode, l’Europe veut à présent passer à l’action : désormais c’est à la source même que se fera la lutte. Les dénommés « gatekeepers » devront respecter les 54 articles de la nouvelle loi s’ils souhaitent continuer à agir dans le marché européen.

Les gatekeepers... qui sont-ils ?

Les gatekeepers ou « contrôleur d’accès » seront les seuls concernés par le DMA. Ce sont des entreprises contrôlant un ou plusieurs services de plateforme considérés comme « Core Platform Services » (CPS), dans au moins trois Etats membres. Ils sont déterminés par leur grand nombre d’utilisateurs (45 millions d’utilisateurs finaux mensuels et 10 000 utilisateurs professionnels établis dans l’UE), et, ont des revenus mensuels d’au moins 7,5 milliards d’euros dans l’UE ou une capitalisation boursière d’au moins 75 milliards d’euros. Les CPS (ou services de plateforme essentiels) étant les plateformes couvrant huit secteurs d’activité déterminés (parmi lesquels, les moteurs de recherche, réseaux sociaux, visualisation vidéo, service cloud...). Autrement dit, c’est bien sûr encore et toujours la Big Tech qui est dans le viseur de la Commission européenne.

Un objectif clair : remettre l’Europe dans la course

Utiliser l’outil législatif pour rétablir la concurrence est une première et le DMA fait bel et bien grincer des dents des grandes entreprises du numérique. Ce, grâce à certains de ses articles qui touchent à l’essence même de leur fonctionnement – et de leur succès, comme l’utilisation des données des utilisateurs, ou de l’auto-préférence dans les résultats de recherche. Mettant un grain de sable dans les rouages trop bien huilés des gatekeepers, l’Union européenne espère ainsi faire une pierre deux coups : stimuler les petits acteurs du marché ainsi que l’innovation... et faire entrer l’Europe dans la danse jugée pour l’instant trop élitiste du marché du numérique.

Concrètement...

C’est la pédagogie que joue l’UE pour marquer le nouveau rapport de force face aux géants de la tech. Le DMA se compose de deux catégories distincts d’articles : les obligations et les interdictions. Clair et efficace. Les acteurs concernés ne pourront pas s’y tromper, ils devront se plier à ces nouvelles contraintes sous peine de lourdes amendes pouvant aller jusqu’à 20% du chiffre d’affaires annuel mondial total de l’entreprise – voire d’interdiction d’activité dans l’UE.

Ainsi, pour donner quelques exemples, les gatekeepers auront notamment l’obligation d’autoriser le téléchargement de n’importe quel logiciel/application, ou de permettre l’interopérabilité entre services de messagerie (un utilisateur de Telegram pourra communiquer avec un utilisateur WhatsApp par exemple, favorisant ainsi l’utilisation des services de messagerie de taille moins importante). A l’inverse, les gatekeepers auront l’interdiction d’avantager leurs propres produits ou services dans les résultats de recherche (l’auto-préférence), mesure qui vise à lutter contre les situations de monopole (d’Amazon par exemple).

Ils auront interdiction d’utiliser les données générées par un utilisateur sur une autre plateforme (Facebook et WhatsApp ne pourront plus s’échanger les données en douce, bien que les deux appartiennent au groupe Meta). Enfin, ils ne pourront plus empêcher de désinstaller un logiciel/une application (vous pourrez désinstaller App Store de votre IPhone par exemple). Des évolutions que vous ressentirez concrètement dans votre vie quotidienne à partir de mars 2024 selon le calendrier annoncé.

La DMA, un texte fort mais insuffisant

Si ce texte est indéniablement la bienvenue dans un contexte d’une Europe qui a trop longtemps fermé les yeux sur les questions numériques, il ne faut certainement pas le voir comme LE texte salvateur qui permette à l’UE de réendosser le costume de la Belle aux Bois dormant. En effet, le DMA permet un gain de temps face à l’extension tentaculaire et effrénée des GAFAM/BATX, sans pour autant répondre à des problèmes plus profonds qui sont en grande partie la raison de la paralysie du vieux continent.

La cuisine complexe de la réussite

Le problème est qu’aujourd’hui, les ingrédients de la réussite des actuels géants du numérique ne sont pas dans les placards de l’Union européenne : l’Europe n’est pas en position de force sur les matières premières essentielles aux nouvelles technologies (très dépendante notamment de l’Asie pour les semi-conducteurs, les métaux rares...). L’Europe a du mal à retenir ses talents du numérique, attirés par les promesses miroitantes des GAFAM.

L’Europe ne possède pas les infrastructures qui lui permettraient d’être indépendante et en position de force dans les négociations (on peut penser aux centres de données qui manquent cruellement sur le continent). L’Europe a des financements en R&D qui font bien pâle figure face aux Etats-Unis ou la Chine. Quand les GAFAM ou les BATX bénéficient de sommes mirobolantes d’origine privée, publique, ou des deux, l’UE doit essentiellement se contenter du maigre portefeuille public. Et là, pas de mystère. Sans d’immenses ressources pécuniaires, pas de possibilité de faire émerger des entreprises d’envergure. Enfin, cerise sur le gâteau, l’Europe manque d’outils concrets comme de données, ou de capacité de calculs, notamment de classe internationale.

Facteur pourtant clef dans le développement de technologies comme l’Intelligence Artificielle qui est aujourd’hui au cœur de la course au développement, et donc, au pouvoir. En bref, faire entrer l’Europe dans ce marché n’est pas qu’une affaire de freiner les GAFAM, mais également de se doter d’outils concrets, et les 27 ont bien du pain sur la planche.

Des cadres à double tranchant

C’est avec fierté que le Commissaire Breton souligne que « L’Europe est le premier continent au monde à engager une réforme globale de notre espace numérique ». Cependant, les cadres éthiques, normatifs ou juridiques si chers à l’UE (ce en quoi elle est passée experte d’ailleurs) voient peu à peu leur verni s’écailler. Tandis que certains reprochent à ces cadres de freiner l’innovation, et de couper l’herbe sous le pied des jeunes entreprises européennes, d’autres considèrent leur inefficacité, pointant du doigt les GAFAM qui trouvent facilement des échappatoires à ces contraintes grâce aux meilleurs experts qu’ils peuvent aisément se payer.

Ainsi, des textes tels que le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) qui était déjà sensé révolutionner le monde digital en 2018, s’est vu élégamment contourné par les GAFAM à maintes reprises. Contrôler le respect strict du DMA sera donc un des défis à relever pour l’Union européenne.

Une issue encore incertaine

Ces constats laissent rêveurs. Malgré le DMA qui embêtera sans doute les géants du numérique pendant un certain temps, l’Europe d’aujourd’hui peine à rattraper un retard pris sur de nombreuses strates, et ce, sur des décennies. Sans changement majeur, ceci risque dans le futur d’affaiblir, voire rendre nulle la légitimité de l’Union européenne dans sa force actuelle au sein du secteur du numérique, c’est-à-dire l’imposition de cadres éthiques ou juridiques. Et si pour l’instant l’UE se drape du rôle de leader dans ces domaines et semble moins s’inquiéter des problématiques concrètes telles que celles citées plus haut, il ne faudrait pas qu’elle se fige dans cette pose et finisse, aux côtés d’une statue antique de Thémis, dans le cabinet des curiosités de la Big Tech.

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