Institution souvent reléguée au second plan durant la crise du coronavirus, le Parlement européen a décidé d’utiliser tout le pouvoir en sa possession pour faire pression sur la Commission et le Conseil européen.
Jeudi 23 juillet, lors d’une réunion extraordinaire convoquée à Bruxelles par le président du Parlement David-Maria Sassoli, les présidents Charles Michel et Ursula von der Leyen ont pu s’exprimer devant la poignée d’eurodéputés présents et vanter le « deal » obtenu de haute lutte à l’issue d’un Conseil européen qui restera dans les annales (pour de bonnes ou de mauvaises raisons).
Après près de 90 heures de négociations, les 27 se sont en effet mis d’accord sur un cadre financier pluriannuel (CFP 2021-2027) de 1074 milliards d’euros et un plan de relance Next Generation EU de 750 milliards d’euros (dont 390 milliards de subventions et le reste en prêts).
Alors que Charles Michel a souligné la force historique de l’accord (« Cet accord a été approuvé à l’unanimité »), Ursula von der Leyen a montré quelques signes de déception, concernant notamment le budget, « j’aurais souhaité en avoir davantage […] la baisse de financements de certains programmes est une pilule difficile à avaler ». Une manière pour la présidente de l’exécutif européen de rappeler toute l’importance de la Commission dans la mise en place des différents outils, alors que la Commission a été assez transparente lors des négociations au Conseil européen.
« Nous n’avalerons pas la pilule »
Des discours vibrants qui n’ont pas vraiment convaincu les députés européens puisqu’une résolution exigeant un budget européen plus ambitieux a été largement votée. Les députés européens craignent en effet que « la viabilité à long terme du CFP et de ses programmes ne soit compromise par une vision à court terme axée principalement sur un compromis politique destiné à financer les mesures de relance ».
Les présidents de groupe se sont montrés particulièrement sceptiques. « La pilule amère que vous évoquez, nous ne l’avalerons pas » a asséné le président du Parti populaire européen (centre-droit) Manfred Weber. Si le principal groupe politique européen se félicite de la rapidité avec laquelle l’Union européenne a décidé de déployer ce plan de relance, les coupes consenties dans de nombreux programmes, comme la recherche, la transition énergétique ou encore la santé, a attiré les critiques acerbes. « Nous ne sommes pas d’accord avec le Conseil. Nous ne voulons pas de coupes budgétaires » a affirmé pour sa part Iratxe García, présidente des Socialistes et Démocrates.
Même son de cloche du côté des autres formations politiques, Dacian Cioloș, président de Renew Europe (Libéraux) a salué cette « solidarité sans précédent » qui a permis cet accord, « cheval de bataille du groupe », avant d’ajouter que cette « décision historique est à comparer avec ce que le groupe avait proposé ». Les partis situés plus à gauche de l’échiquier politique se font bien plus critiques. Philippe Lamberts (Verts / ALE) a fustigé les « radins » et les « pseudo-démocrates » (en référence aux pays d’Europe du Nord et centrale qui ont donné du fil à retordre durant les négociations) tandis que Martin Schirdewan (GUE / NGL) a regretté que Next Generation EU ne soit « qu’un simple outil de coopération » et que la solidarité entre États ait été autant mis à mal.
Le flou entourant le respect de l’État de droit a également été sévèrement pointé du doigt. Alors que la plupart des grands leaders européens ont affirmé que le respect des valeurs européennes revêtait un caractère contraignant, les Eurodéputés se sont montrés bien plus dubitatifs et ont prévenu que le respect de la démocratie devait aller de pair avec l’allocation de l’argent. « Pas un euro n’ira aux régimes autoritaires » a prévenu Iratxe García.
L’UE, « tiroir-caisse » des Etats membres
L’argent étant le nerf de la guerre, la condition sine qua non pour la mise en place de politiques publiques utiles pour les citoyens européens, le débat parlementaire a été quelque peu houleux (toute proportion toutefois, il s’agit du Parlement européen, pas d’un Parlement national).
Les critiques d’ordre pécuniaire se sont focalisées sur deux choses : l’attitude des États membres vis-à-vis du budget européen et le débat autour des ressources propres. « Nous n’acceptons pas que les États se servent de l’Europe comme d’un tiroir-caisse pour financer leurs propres budgets nationaux » s’est exclamé Manfred Weber, en référence aux différentes pinailleries des États quant au principe budgétaire du « juste retour ». Et au leader du PPE de continuer : « La Commission aurait dû imposer aux États membres l’élaboration d’une véritable stratégie économique européenne pour l’utilisation de ces fonds ».
Concernant les ressources propres, l’inquiétude est particulièrement vive. La plupart des chefs de groupes ont regretté le calendrier flou de la mise en place de ces ressources spécifiques qui ne dépendent pas de la contribution des États membres au budget européen. Alors que la Commission travaille sur plusieurs initiatives permettant la création de ressources propres (comme la taxe carbone aux frontières, une taxe sur les transactions financières ou encore sur le bénéfice des multinationales du numérique), les Eurodéputés doutent de la faisabilité de rembourser 750 milliards d’euros et ont ainsi exigé un calendrier plus précis. Le risque est en effet que, en cas de désaccord sur ces ressources, les institutions européennes soient obligées de couper encore plus dans les crédits du CFP (notamment celui de 2028-2035) pour commencer à rembourser l’emprunt européen.
Dans un communiqué de presse paru la semaine dernière, les Jeunes Européens – France avait également exhorté les Eurodéputés à demander un calendrier plus précis sur ces ressources propres, tout en regrettant des baisses de financements dans le CFP et l’augmentation de ristournes accordées aux pays « frugaux ».
Bras de fer idéologique
Au-delà d’un débat portant uniquement sur des aspects pécuniaires, la confrontation entre le Parlement et le Conseil européen, et en particulier les États membres les plus durs à convaincre, a révélé de vraies lignes de fractures idéologiques sur la finalité du projet européen, des fractures d’autant plus vivaces que les médias n’ont de cesse de qualifier le plan de relance de « moment Hamiltonien », un saut fédéral qui doit permettre à une Europe plus intégrée d’être plus résiliente face aux crises à venir.
Comme le résumait le journaliste Jean-Sébastien Lefebvre sur Twitter, les outils imaginés par la Commission pour réorienter la politique économique et commerciale de l’UE ont été sérieusement « sabrés » par le « club des frugaux » qui ne veulent pas d’une « Europe-puissance » mais souhaitent que celle-ci reste un grand marché, comme le Royaume-Uni du temps où il était encore membre de l’UE. Même son de cloche du côté de Jean Quatremer qui affirmait durant le Conseil européen que les Pays-Bas étaient moins inquiets des implications financières du plan que de sa signification politique.
Alors que l’UE doit se relever d’une crise économique et sanitaire sans précédent, l’intégration européenne est véritablement à un carrefour : le plan Next Generation EU ne représente pas un moment « hamiltonien » en lui-même, mais peut le devenir si les États membres s’aperçoivent que les bénéfices de celui-ci, et en particulier la capacité d’emprunt et de mutualisation des dettes au niveau européen, dépassent les concessions consenties. Cette possibilité d’instaurer un « précédent » dans l’histoire de l’Union européenne semble avoir les faveurs de la France, contrairement à l’Allemagne qui insiste vivement sur le fait que la mutualisation des dettes est provisoire.
Le Parlement européen peut donc se retrouver en position de force considérable. Le vote du CFP nécessite en effet l’approbation de l’institution strasbourgeoise. De plus, cette dernière peut mettre son veto à l’exercice budgétaire annuel, ce qui représenterait un camouflet politique considérable pour la Commission. Le Parlement européen dispose également de facto d’une marge de manœuvre concernant le plan de relance, étant donné que celui-ci est adossé au CFP.
Alors soit l’hémicycle décide de faire confiance au Conseil européen et à la Commission en acceptant tel quel l’accord du 21 juillet, soit il exige un budget européen plus ambitieux et un calendrier précis pour les ressources propres, ce qui pourrait avoir un effet encore plus positif sur l’économie européenne, participant ainsi à la pérennisation de ce « saut fédéral » obtenu durant le Conseil européen.
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