Les Allemands d’Europe centrale, une minorité disparue ?

, par Sophia Berrada

Les Allemands d'Europe centrale, une minorité disparue ?
Breslau, Silésie, Allemagne, en 1905, aujourd’hui Wrocław en Pologne (source : Picryl, the Detroit Publishing Co.).

”L’expulsion des Allemands de nombreux pays dans les années 1940, surtout de Pologne et de Tchécoslovaquie, fut probablement le mouvement de déportation ethnique le plus exhaustif et le plus vaste de tous au cours de la période” écrit l’historien britannique Keith Lowe dans son ouvrage L’Europe barbare : 1945-1950. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, plus de 14 millions de civils allemands ont été violemment expulsés des pays d’Europe centrale où ils vivaient. Cette dimension de la mémoire collective, complexe, est longtemps restée taboue face à l’horreur qu’a été la Shoah. Les plaies n’ont pourtant jamais vraiment cicatrisé : elles se sont même rouvertes à plusieurs reprises au fil des chapitres du roman européen des soixante-dix dernières années.

Les Allemands d’Europe centrale : une ethnie parmi d’autres sur un territoire protéiforme

Au sortir de la Première Guerre mondiale, la carte de l’Europe centrale est complètement remaniée. L’Empire austro-hongrois se disloque, l’Empire ottoman également. De nouveaux États indépendants naissent à l’instar de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie, quand la Roumanie s’agrandit. La Pologne retrouve son indépendance et reconstitue son territoire aux dépens de la Russie, de l’Allemagne et de l’Autriche. Dans chacun de ces États cohabitent pléthore d’ethnies linguistiques, dont celles allemandes représentent les plus gros contingents : au XIXème siècle, l’Allemagne a en effet constitué l’un des foyers d’émigration les plus importants vers l’Europe centrale et orientale. 3 millions d’Allemands des Sudètes (23% de la population totale) peuplent les régions de Bohême-Moravie en Tchécoslovaquie, 1,7 millions vivent en Pologne, environ 700 000 Saxons de Transylvanie sont rattachés à la Roumanie, et 500 000 demeurent en Yougoslavie. C’est d’ailleurs en 1918 qu’apparaît le mot allemand “Volksdeutsche”, pour désigner les germanophones de la Mitteleuropa.

Des traités spéciaux dits “des minorités”, s’appliquant dans tous les États de la région et placés sous la garantie de la Société des Nations, sont conclus pour permettre une cohabitation paisible entre des ethnies souvent hostiles les unes aux autres. Ils garantissent la protection de la liberté personnelle, le droit des minorités de conserver leur caractère distinct, la liberté religieuse et la liberté aux écoles, associations et médias de poursuivre leurs activités. Cette volonté de cohésion n’a jamais vraiment fait l’unanimité, et les relations entre minorités allemandes et ethnies majoritaires, d’abord teintées d’indifférence, se colorent progressivement d’animosité avant d’atteindre un niveau de tension débordant dans les années 1930.

La Seconde Guerre mondiale, ou la rupture d’une histoire commune

La présence de minorités allemandes en Europe centrale sert la politique pangermanique d’annexion du régime nazi. En 1938, les accords de Munich scellent le destin de la Bohême-Moravie tchèque, qui est annexée à l’Allemagne d’Hitler, quand la Slovaquie en devient un État satellite. Si une partie des Allemands des Sudètes s’engage dans la Résistance, une majorité d’entre eux s’identifie au nazisme, une forte proportion s’engage dans la Waffen-SS, la Gestapo, et perpétue nombre de massacres de civils.

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui a laissé à l’Europe un paysage de chaos et un bilan humain de plus de 50 millions de victimes civiles - dont 5 à 6 millions de Juifs majoritairement issus d’Europe centrale, les Allemands sont unanimement considérés comme responsables. Tous ceux qui n’ont pas déjà fui leur pays d’origine deviennent la cible de la vengeance populaire, et seront expulsés vers l’Ouest par une Armée Rouge soutenue par la population.

En 1945, la Tchécoslovaquie est reconstituée. La Pologne se meut vers l’Ouest : puisqu’elle est amputée à l’Est au profit de l’URSS, elle reçoit en compensation des terres de l’ancienne Allemagne orientale que sont les régions de Poméranie et de Silésie, essentiellement peuplées d’Allemands. Les gouvernements d’Europe centrale scellent la fin de leurs sociétés composites. Ils promeuvent l’homogénéisation nationale et le transfert des minorités, l’assimilation culturelle, et prônent surtout le départ express des germanophones. Le président tchécoslovaque promulgue les décrets Beneš, qui organisent l’expropriation des Allemands des Sudètes et les privent de leur citoyenneté. Lors de la conférence de Postdam en 1945, la volonté conjointe de la Tchécoslovaquie, de la Hongrie et de la Pologne est acceptée en reconnaissant « qu’il y aura lieu de procéder au transfert en Allemagne des populations allemandes restant dans ces pays ». Si les Alliés établissent que « ces transferts devront être effectués de façon ordonnée et humaine », la réalité est toute autre.

L’exode forcé des Allemands d’Europe centrale s’est essentiellement fait depuis la Pologne aux frontières nouvelles (11 millions de civils), et depuis la Tchécoslovaquie (3 millions) - bien que les minorités allemandes issues de Roumanie ou de Hongrie aient subi le même sort. La réalité de ces expulsions, dont le livre de Keith Lowe L’Europe barbare : 1945-1950 recense de nombreux témoignages, était d’une immense brutalité. Plus de 600 000 Allemands ont trouvé la mort lors de cet exode : de faim, de froid, de maladie, violés ou abattus par des soldats soviétiques, des partisans ou des civils.

Les réfugiés s’installent en Allemagne de l’Est ou de l’Ouest, et y sont accueillis “avec un désintérêt dénué de toute compassion” comme le rapporte Antje Vollmer en 1995, femme politique membre du parti Alliance 90 / Les Verts. Les Allemands chassés d’Europe centrale n’ont pas la même langue, pas les mêmes coutumes, pas la même culture que les autres, et forment un groupe dont l’identité, hétérogène, repose essentiellement sur cette douloureuse expulsion.

Quand les revendications des anciens Allemands d’Europe centrale interfèrent avec l’Union européenne

Cet épisode a suscité en RFA un ressentiment qui encore aujourd’hui ne s’est jamais vraiment dissipé, certains rêvant d’un retour dans un pays qui n’existe plus. En effet, l’expulsion des réfugiés d’Europe centrale fut conçue pour être permanente, et s’inscrivait dans une opération d’une autre ampleur. A peine les Allemands exilés, les villes, villages et bourgs ont été rebaptisés, les monuments allemands abattus et remplacés par de nouveaux édifices polonais et tchécoslovaques. L’usage de la langue allemande et son enseignement étaient proscrits, à l’instar de l’histoire allemande des régions des Sudètes ou de Silésie, et une campagne de propagande nationaliste fut déployée. Quand bien même les Allemands d’Europe centrale eussent bénéficié d’un droit au retour - ce qui n’était pas le cas -, ils n’auraient pas reconnu les territoires dans lesquels ils vivaient.

Entre les années 1950 et 1980, des associations d’expulsés se sont formées, devenant même des groupes de pression politique influents en Allemagne. Les plus modérés réclament aux gouvernements tchèques et polonais une indemnisation, les plus extrêmes la restition de leurs biens, de leurs terres et de leurs propriétés. Pourtant, en 1990, dans son traité d’unification, l’Allemagne fédérale déclare « Les expropriations sur la base du droit de l’occupation ou de la souveraineté de l’occupant (de 1945 à 1949) ne peuvent plus jamais être annulées... Le gouvernement de la République fédérale en prend acte sur la base de l’évolution historique. » au sujet des expropriations de biens d’Est-Allemands menées par l’occupant soviétique. Dès lors, comment réclamer l’annulation des expropriations sur les territoires étrangers ?

Au cours des trente dernières années, la question revient régulièrement sur la scène du débat public. En 1990, le président Vaclav Havel est le premier à faire un pas dans le sens de la réconciliation en présentant ses excuses aux Allemands des Sudètes. Un traité sur l’amitié et le bon voisinage est signé en 1992. La signature d’une déclaration germano-tchèque de réconciliation en 1997 par les chefs des gouvernements, dans laquelle l’Allemagne reconnaît sa responsabilité dans la chute et l’occupation de la Tchécoslovaquie, créant les conditions de l’expulsion menée après la guerre. La candidature de la Pologne et de la République Tchèque à l’intégration dans l’UE donne une dimension européenne à la problématique. Les décrets Beneš sont au centre de la polémique : leur abrogation est-elle une condition à l’intégration de la Tchéquie dans l’Union ? Le Parlement européen, suivant l’avis d’une Commission d’experts, répond par la négative.

Le dernier épisode date de 2009. Václav Klaus, le président de la République tchèque, retarde la signature du traité de Lisbonne accordant de nouveaux pouvoirs à l’Union européenne, craignant que certaines de ses dispositions ne puissent permettre aux Allemands de faire valoir des revendications légales contre son pays. Il obtient une clause d’exemption des dispositions concernées.

De nouveaux musées pour combler les lacunes de la mémoire collective

La reconnaissance de la douleur des Allemands d’Europe centrale, sans diminuer leurs responsabilités dans la Seconde Guerre mondiale, fut longtemps taboue. La meilleure façon de faire le devoir de mémoire a fait l’objet de longs atermoiements, et commence seulement à se concrétiser. Le mercredi 23 juin dernier, le musée Dokumentationszentrum Flucht, Vertreibung, Versöhnung (« Fondation de l’exil, de l’expulsion et de la réconciliation ») a ouvert ses portes à Berlin. En exergue des expositions consacrées à l’histoire de tous les déplacés est narré le récit de ce qui reste encore aujourd’hui la plus grande migration qu’a connue l’Europe : celle des Allemands d’Europe centrale.

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