Les attaques du gouvernement roumain contre la justice atteignent Bruxelles

, par Alexis Vannier

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Les attaques du gouvernement roumain contre la justice atteignent Bruxelles

Dans les cartons de Bruxelles depuis plus de trente ans, le Parquet européen va enfin devenir effectif et s’attaquer aux délits financiers. Alors que les pays traditionnellement eurosceptiques voire illibéraux ne veulent pas y participer, la désignation du dirigeant du parquet a pris une tournure particulière sur fond de lutte contre la corruption et de cabales à l’odeur aigre de basse vengeance politique.

Le parquet européen, une réussite de longue haleine

En 1995, une convention est signée pour rapprocher les législations nationales concernant la lutte pour la protection des intérêts financiers des Communautés européennes, première concrétisation d’une coopération entre les États membres dans ce domaine. Néanmoins, beaucoup s’opposent à toute uniformisation supplémentaire. En 1999, apparait finalement l’Office de lutte antifraude (OLAF), organe du Parlement européen. Il fera l’actualité en France en réclamant le remboursement de sommes versées au Front national par le Parlement européen dans l’affaire des assistants parlementaires. Cependant, cet organe n’a pas de pouvoir de sanction et ne peut qu’émettre des recommandations.

Le Traité de Lisbonne signé en 2007 introduit à l’article 86 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) la possibilité pour les États membre de créer un Parquet européen compétent pour lutter contre la criminalité avec une dimension transfrontière dans le cadre de détournements des fonds européens ou des fraudes à la TVA par exemple. Finalement, en décembre 2016, les ministres Allemand et Français de la justice proposent une coopération renforcée pour créer ce parquet européen, pour surmonter l’opposition de certains dans ce domaine qui réclame l’unanimité.

Avec le soutien en 2018 de Malte et des Pays-Bas, ce sont 20 États qui instituent le Parquet européen qui devrait commencer à fonctionner à Luxembourg en novembre 2020. Il sera composé de 22 procureurs dont un dirigeant dont la nomination est en cours, avec plus de difficultés qu’escomptées, parmi trois candidats : l’Allemand Andres Ritter, le Français Jean-François Bohnert et la Roumaine Laura Codruţa Kövesi.

Laura Kövesi, championne de la lutte contre les corrompus

La plus médiatisée de ces candidats est sans doute la Roumaine Laura Kövesi, et pour cause puisqu’elle fait l’objet d’une véritable cabale de la part de son gouvernement, décidé à tout faire pour lui barrer le passage à la tête du Parquet européen.

Laura Kövesi est une figure de la lutte contre la corruption au bilan remarquable, elle inspire donc la crainte chez certains représentants du système corrompu dans son pays et ailleurs.

Procureure générale de Roumanie de 2006 à 2012 puis nommée procureure en chef de la Direction nationale anticorruption (DNA) en 2013, Laura Kövesi s’est révélée par une grande efficacité dans ses instructions contre des politiques ou industriels corrompus, n’hésitant pas à s’attaquer à des hauts responsables comme le maire de Bucarest, des collègues au sein de la DNA pour des dossiers à propos de la révolution roumaine de 1989, le très influent président du PSD Liviu Dragnea, actuel président de la chambre basse roumaine pour des faits de fraudes électorales et de trafic d’influences et même le Premier Ministre du parti social-démocrate (PSD) Viktor Ponta. Tous ont dû démissionner à la suite de ces inculpations. C’est dire si le gouvernement actuel, issu du même parti, a des raisons d’en vouloir à la candidate roumaine.

Les réformes controversées de la justice portées par le gouvernement du PSD depuis trois ans et qui excèdent une partie de la population aboutissent au projet de destitution de la procureure Kövesi par le ministre de la justice Tudorel Toader. Malgré le soutien de la rue et du président Klaus Iohannis , la Cour constitutionnelle ordonne la destitution de Laura Kövesi.

Une candidature : un gouvernement en rage et des clivages traditionnels dépassés

C’est au Conseil et au Parlement européen que revient la difficile tâche de désigner le dirigeant du futur Parquet européen, parmi les trois candidats. Et leurs choix divergent. Le Conseil, réuni en comité des représentants permanents des ministres européens, a donné 50 voix pour le Français Bohnert et 29 pour Kövesi et l’Allemand Ritter. Les deux commissions du Parlement concernées par cette élection, les commissions des libertés civiles et du contrôle budgétaire, quant à elles, ont désigné Laura Kövesi comme leur favorite. Plusieurs partis se sont d’ailleurs prononcés en faveur de cette candidature : c’est le cas du Parti populaire européen (PPE), du Parti socialiste européen (S&D) et des Démocrates et libéraux (ALDE). Le vice-président de la Commission européenne, Frans Timmermans a lui aussi apporté son soutien à Laura Kövesi.

Le gouvernement roumain du PSD, parti visé par de nombreuses enquêtes menées par le parquet de Bucarest, s’oppose frontalement à la candidature de sa ressortissante et mène campagne tambour battant pour l’éliminer de la course. Parallèlement, la justice roumaine a ouvert une enquête pour corruption visant justement Laura Kövesi. Dans un pays qui s’attaque depuis quelques années à la réforme de la justice, soupçonné de vouloir détricoter les garanties de lutte contre la corruption pour protéger certains membres du PSD, il est légitime de se questionner sur le bienfondé de cette enquête. Les juges ont d’ailleurs prononcé une interdiction de quitter le territoire roumain à l’encontre de Laura Kövesi, avant de se raviser et d’annuler cette décision devant le tollé général.

Dans une tentative démontrant la farouche opposition roumaine à cette candidature, le ministre de la Justice Tudorel Toader, le même qui avait demandé la destitution de Laura Kövesi, est allé jusqu’à écrire un plaidoyer à charge contre Mme Kövesi destiné à ses 27 homologues européens. Le ministre le fait d’autant plus facilement que son pays détient la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne. Une cabale qui est pour arranger les affaires d’Emmanuel Macron. En effet, soutien – chauvin ? – au candidat français Jean-François Bohnert, le président français n’hésite pas à s’allier avec les représentants roumains et ses soutiens hongrois au Conseil et des députés d’extrême droite et du Fidesz, parti d’Orbán, et relayer la campagne de diffamation contre Kövesi pour pousser « son » candidat. Puisque le Parlement et le Conseil ne sont pas d’accord, des discussions devraient avoir lieu entre ces deux acteurs pour trouver une tête au futur Parquet européen, discussions qui pourraient avoir lieu après juillet, date de la fin de la présidence roumaine du Conseil de l’UE...

La candidature de Laura Kövesi, qui apparait comme un signal fort en faveur de l’indépendance de la justice et de la lutte contre la corruption ne devrait pas souffrir de ces trop nombreuses oppositions, preuves s’il en fallait, que le chemin vers l’État de droit en Europe est encore long.

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