Consommer et se plaindre à l’ère du numérique
Les technologies de l’information et les réseaux sociaux ont uni leurs forces afin de rapprocher les médias et les consommateurs, ce qui encourage et alimente le débat. Pourtant, la possibilité pour les lecteurs et les téléspectateurs de faire part de leurs griefs au monde entier en 140 caractères, cachés derrière leur écran, est une porte vers des zones bien moins agréables d’internet, où tous les utilisateurs ne se contentent pas de commentaires constructifs.
Il est crucial d’admettre que les journalistes masculins et féminins sont agressés très différemment en ligne.
Lors d’un discours prononcé au Forum mondial de la Démocratie, Barbara Trionfi, directrice exécutive de l’Institut International de la Presse (IPI), a présenté les dernières recherches de l’organisation sur le sujet. Le rapport final, publié en juin 2019, a rassemblé plus d’une centaine de rédacteurs en chef et de journalistes travaillant dans 45 rédactions à travers cinq pays de l’UE.
Alors que l’objectif initial était d’émettre des recommandations auprès des médias et des gouvernements pour lutter contre la cyberviolence dont sont victimes les journalistes, la différence de volume et de type de violence en fonction du genre des journalistes était si importante qu’elle est finalement devenue le sujet central de l’étude.
Lorsque les journalistes masculins se font insulter, ce sont souvent leurs capacités professionnelles qui sont visées. Les journalistes féminins, quant à elles, sont non seulement bien plus souvent victimes d’agressions, mais celles-ci sont généralement plus vicieuses, plus personnelles et fréquemment sexuelles. Mme Trionfi a souligné qu’il s’agissait là du reflet des préjugés existants dans la société, qui sont non seulement amplifiés, mais également renforcés par les réseaux sociaux.
Quand le virtuel devient réel
Le cyberharcèlement n’est pas suffisamment pris au sérieux. Tout d’abord, les procédures juridiques existantes sont lentes et pesantes, et il est peu probable qu’elles aboutissent à des actions concrètes. Ensuite, les agressions en ligne sont des indicateurs de menaces physiques potentielles. Owen Jones, du Guardian, a longtemps été victime d’importantes manifestations de haine sur internet, et a finalement été agressé à Londres en août dernier. La journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia, assassinée lors d’une enquête sur la corruption au sein du gouvernement, a été la cible d’agressions en ligne pendant des mois avant de trouver la mort. Enfin, la nature et le volume d’agressions risquent d’exacerber la proportion homme/femme déjà inégale au sein des rédactions, décourageant d’autant plus les femmes.
Les rédacteurs en chef ont tendance à percevoir les hommes comme étant plus résistants et plus à même de supporter le cyberharcèlement, sans forcément comprendre qu’en moyenne, les femmes se font bien plus insulter que leurs homologues masculins. Même si les rédacteurs en chef commencent à vraiment prendre conscience de cette disparité, ils sont toujours plus susceptibles d’embaucher des hommes afin de réduire le volume d’agressions subi par leurs employés.
Un cercle vicieux se met donc en place : les femmes journalistes expriment davantage d’intérêt à couvrir les questions de genre, les questions LGBTQ+ et les questions de migration que les journalistes du sexe opposé, et ce sont ces sujets-ci qui ont le plus de chances de provoquer des violences, indépendamment du genre du journaliste. Sur le long terme, la combinaison de ces facteurs conduit à des équipes de journalistes moins équilibrées, couvrant un éventail d’enjeux moins équilibré d’une façon moins équilibrée.
Quelles implications pour la démocratie ?
Là où des reporters femmes sont écartées du journalisme, car les agressions virtuelles ou réelles diminuent leurs chances d’être embauchées, la qualité en souffre. Non seulement le secteur perd en compétences et en talents, mais cette perte l’empêche aussi d’exiger des comptes de la part du gouvernement, en particulier sur les questions de droits des minorités que les journalistes féminins sont plus disposés à couvrir.
Existe-t-il un antidote ? Le rapport de l’IPI recommande que des programmes de formation et de soutien soient mis en place pour faire face à ces violences. L’institut préconise également l’établissement d’évaluations des risques de menaces physiques et d’impacts psychologiques (parfois sans corrélation). Cependant, il s’agit ici de traiter les symptômes et non la cause. Internet ne fait que mettre en exergue le sexisme sous-jacent présent dans la société, et le sexisme dans le journalisme masque les incitations à maintenir un statu quo inégalitaire.
S’en prendre à n’importe quel journaliste en attaquant ses caractéristiques personnelles plutôt que la qualité de son travail, tout en employant une rhétorique violente visant à museler plutôt qu’à critiquer, est une attaque contre le journalisme. Mme Trionfi a insisté, avec raison, sur le fait que s’en prendre à une journaliste est une attaque contre le journalisme. Daphne Caruana Galizia n’a pas été assassinée à cause de son genre. Elle a été assassinée parce qu’elle comptait, parce qu’elle utilisait ses qualités journalistiques pour tenter de lutter contre la corruption et pour que justice soit faite. Les femmes journalistes ne sont pas les cibles de violence en ligne parce qu’elles sont femmes, mais parce qu’elles représentent et prônent le changement.
La lutte contre les violences, les préjugés et les inégalités de genre dans les médias est fondamentale pour le journalisme, pour la démocratie et pour l’égalité. Si nous restons inactifs, nous serons tous perdants.
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