L’héritage historique et l’émergence du rêve américain
La « glorieuse » révolution anglaise de 1689, et celle qui lui succède un siècle plus tard ont fait émerger un nouveau modèle en Europe, celui de l’Etat de droit, et de la souveraineté populaire. Cet idéal était fortement soutenu par des auteurs comme Bentham, Locke, Montesquieu, Voltaire, ou Rousseau. Ces philosophes revendiquaient davantage de libertés politiques comme le droit d’exprimer librement ses opinions, le droit à l’intégrité corporelle, l’égalité de tous les Hommes devant la loi, ou encore le refus de l’arbitraire.
Il ne faut pas croire que de tels droits étaient tous systématiquement bafoués sous les gouvernements des différents rois et princes qui les précédaient. Le droit à la propriété était inaliénable depuis le XIVe siècle. Il existait également une certaine tolérance dans l’expression des idées politiques, même si elle a beaucoup varié au fil du temps. Une telle liberté de ton est présente et répandue, que ce soit dans les fabliaux satiriques du Moyen-âge dénonçant les mœurs dissolues de l’Eglise et du clergé, dans les sirventès, poèmes de la même époque politiquement « engagés », ou dans les fables de La Fontaine et les mémoires de Saint-Simon, qui critiquaient, parfois sévèrement, Louis XIV et sa cour.
Pourtant, il faut attendre 1781 pour que Louis XVI abolisse l’usage de la torture. De même, le XVIIe siècle est ravagé par la reprise des persécutions religieuses, lors de la guerre de Trente ans, de 1618 à 1648, des massacres de catholiques perpétrés par Cromwell en Irlande dans les années 1650, ou de l’édit de Fontainebleau en 1685, révoquant l’édit de Nantes. Une paix fragile entre les différentes confessions s’installe progressivement durant le XVIIIe siècle.
Enfin, l’ordre juridique du royaume de France souffrait d’innombrables exceptions, faiblesses, et imprécisions. Ces défauts rendaient très arbitraires les décisions de justice. Les révolutions anglaise et française innovent en ce qu’elles abolissent un « Ancien Régime » dans lequel les droits subjectifs limitent l’action du souverain à un nouveau système où ces mêmes droits commandent et servent de fondements aux actes régissant la « vie de la cité ». Ce « nouveau régime », qui se répand par la suite dans toute l’Europe et aux Amériques, continue à faire rêver bien au-delà.
Les Etats-Unis adoptent ce modèle quelques années avant la France. Le Nouveau Monde est initialement peuplé de populations fuyant les tensions religieuses. Ne souhaitant guère vivre avec des personnes partageant d’autres croyances qu’eux, les nouveaux migrants se répartissent selon leur foi en treize colonies. Ces nouveaux territoires se forment entre 1607 et 1732. Après l’indépendance, en vue d’assurer l’unité des colons américains, la nouvelle fédération consacre au rang de ses principes fondamentaux la liberté religieuse. Mais les Etats-Unis érigent un nouveau modèle qui les distingue : celui d’un pays où peuvent se réfugier les misérables et les parias rejetés par l’ancien monde.
Au cours des XIXe et XXe siècles, la nation de l’Oncle Sam devient celle où les humbles peuvent venir faire fortune, en cherchant l’or de la Californie ou en développant une activité économique qui participe à la vie d’un pays où tout reste à faire. L’émergence d’une classe moyenne et l’amélioration des conditions de vie dans les années 1950 et 1960 consacrent le rêve américain et l’« American way of life » aux yeux du monde. Comme le rappelle l’essayiste Jeremy Rifkin, l’Amérique demeure encore aujourd’hui le pays qui ouvre sa porte au nouveau venu, et dans lequel chaque être humain a une seconde chance. Le modèle américain a vocation à défendre ceux qui souffrent et à valoriser ceux qui ont dû surmonter des difficultés au cours de leur existence. Chacun est responsable de sa vie et répond de ses actes personnels. C’est ce sens aigu de la responsabilité personnelle qui demeure la force des Américains.
Les Galápagos, incarnation du modèle européen ?
Le rêve européen repose en grande partie sur les acquis de ces modèles franco-britannique et américain, mais il va au-delà. Le modèle européen trouve son équivalent animalier sur l’archipel des Galápagos. Ces îles sont situées dans l’océan Pacifique à 965 km des côtes sud-américaines, et appartiennent à l’Equateur. En 1959, conscient de l’exceptionnelle biodiversité présente dans l’archipel, le gouvernement équatorien y a créé un parc national, inscrit en 1978 sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. En 1998, le parc est complété par une zone de quarante miles nautiques, elle aussi inscrite au patrimoine mondial depuis 2001. Des règles strictes ont été adoptées pour préserver cet écosystème. Elles sont mises en œuvre par les gardiens du parc et les guides biologiques de la fondation Charles Darwin.
Celui-ci, lors de sa visite en 1835, a été émerveillé par l’archipel et y a étudié la diversité des espèces présentes. C’est en partie grâce à ces observations que fut publiée en 1859 son étude sur l’évolution et la sélection naturelle. L’archipel recense en effet huit cent soixante-quinze espèces de plantes, dont deux cent vingt-huit endémiques, cinquante-huit espèces d’oiseaux, dont vingt-huit endémiques, trois cents espèces de poissons, cent vingt espèces de crabes, six cent cinquante espèces de mollusques et de coquillages, quatre-vingts espèces d’escargots, le même nombre d’espèces d’araignées, et mille six cents espèces d’insectes. Les îles Galápagos sont un havre de paix où chaque espèce animale, dont l’habitat et le mode de vie sont menacés, peut trouver refuge, retrouver et maintenir ses habitudes, se reproduire et se développer à l’abri des prédateurs.
Peu importe où l’on va, en Ukraine, en Biélorussie, en Géorgie, en Syrie, en Egypte, en Libye, ou au Maghreb, il suffit de franchir la frontière pour être témoin de la guerre, de l’oppression et de la misère, qui sévissent en dehors de l’Union européenne. Qui plus est, l’Union a pour devise « Unie dans la diversité », ce qui signifie que nous ne sommes pas « unis bien que différents », mais « unis parce que différents ». C’est pourquoi nos chartes garantissent l’usage, non seulement de nos langues et cultures nationales, mais aussi de nos langues et cultures locales et régionales. Aussi, ouvrons-nous nos portes à ceux qui aspirent à une vie meilleure, à une seconde chance, et/ou qui sont persécutés en raison de leur appartenance ethnique, de leurs croyances, et de leurs pratiques religieuses, politiques, culturelles, sexuelles ou linguistiques. Ces personnes, une fois arrivées en Europe, pourront bénéficier d’une vie meilleure, s’enrichir par l’exercice d’une activité professionnelle, et jouir des droits collectifs accordés aux peuples et aux citoyens européens, c’est-à-dire conserver et transmettre leurs traditions, leurs langues, leurs visions du monde, et leurs manières de vivre, tout en dialoguant et en se mélangeant avec les autres. Ces droits collectifs font le prestige de l’Europe aux yeux du monde, tout autant que notre sens des responsabilités collectives.
En effet, notre conscience collective européenne défend les droits universels de l’Homme et de la nature. Elle encourage une politique qui préserve l’environnement et qui assure la paix et l’harmonie à l’échelle de la planète. Elle tient également à préserver un certain nombre de standards sanitaires et sociaux. Cette responsabilité collective apparaît parallèlement comme le point faible des Américains. Ceux-ci consomment le tiers de l’énergie et des ressources du globe, alors qu’ils ne constituent que 5% de la population mondiale. Les politiques sociales ne semblent pas être la priorité aux Etats-Unis, et les présidents Johnson et Obama ont eu toutes les peines du monde à imposer une réforme de la santé au niveau fédéral, permettant l’accès aux soins aux personnes les plus démunies. Les rues de certaines villes américaines sont délabrées, leurs habitants s’opposant à tout impôt local. Lorsque l’une d’elles est rénovée, une plaque indique le nom du généreux mécène ayant financé les travaux. Les critiques les plus vives du modèle américain en arrivent parfois à réduire celui-ci à un simple idéal d’accumulation de richesses matérielles. Cependant, pour le meilleur et pour le pire, l’« American dream » et ses aspects les plus nobles ont résisté pendant près de deux siècles aux épreuves et aux défis. L’Amérique n’a jamais renoncé à ses idéaux.
Qu’en est-il du rêve européen ? À peine né, il paraît rendre l’âme. L’individualisme, force du peuple américain, est le talon d’Achille du vieux continent, parce qu’il ne s’y accompagne pas d’une responsabilité individuelle. La crise que nous traversons permet un approfondissement de la construction européenne et nous oblige à repenser nos politiques et notre mode de développement. Mais elle sert aussi de prétexte à tous les nationalismes, qu’ils soient régionaux, comme en Catalogne, en Ecosse, ou en Flandre, ou qu’ils soient étatiques, à l’instar de la France, du Royaume-Uni, de la Hongrie, ou du Danemark. Les initiatives collectives et les réformes législatives demeureront impuissantes à sauver l’Europe si les Européens n’ont pas un sentiment un peu plus profond de leurs responsabilités personnelles, et s’ils ne parviennent pas à surmonter un certain cynisme, source d’égoïsme et de repli national.
Aujourd’hui, plus que jamais, il est temps de faire nôtre la phrase prononcée par Kennedy lors de son discours inaugural du 20 janvier 1961 : « Ne nous demandons pas ce que l’Europe peut faire pour nous, demandons nous ce que nous pouvons faire pour l’Europe. »
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