Les “salauds de l’Europe” ce sont, pour l’auteur, “à la fois les États, les maîtres de l’Union, qui ont trahi les rêves des pères fondateurs, et les démagogues qui essayent de faire croire qu’un retour vers le passé résoudrait tous les problèmes”.
Les États à tous les étages
Le mythe le plus fort et le plus grave sur l’Union européenne est celui du rôle des gouvernements des États membres. Jean Quatremer explique longuement comment, à tous les niveaux, c’est plus que jamais ces derniers qui contrôlent et pilotent l’Union européenne. Ceux qui ont exercé de hautes responsabilités et qui nous expliquent qu’il faut “redonner au Conseil européen” la prééminence sont donc tout simplement des menteurs de la pire espèce.
L’Union européenne actuelle “est davantage une confédération où le premier et le dernier mots reviennent aux États qui la composent et statuent à l’unanimité ou par consensus”.
Désignation des membres de la Commission européenne, Comité des représentants permanents, conseil, comités d’experts désignés par les gouvernements pour l’exécution des décisions, ce sont les gouvernements nationaux qui ont à tous les niveaux le contrôle. Si dans certains pays l’action de ceux-ci est contrôlée par les parlements des États, ce n’est pas le cas en France où “le chef de l’État considère que la politique européenne échappe à tout processus normal de délibération”. Alors que le déficit démocratique se résorbe au niveau des institutions européennes avec l’émergence progressive - ralentie par les gouvernements français successifs - du Parlement européen ; on a en France une préférence pour un autoritarisme éclairé dans la manière dont le pays s’implique dans la gouvernance de l’Union.
La complexité des traités et des politiques menées, les décisions tardives et insuffisantes sont autant de caractéristiques de l’Union européenne dues au rôle prééminent des États. “L’Europe est complexe car les États se méfient les uns des autres” explique l’auteur. En effet, si les États acceptent de voir certaines compétences gérées en commun au niveau européen, ils souhaitent limiter les marges de manœuvre de l’Union européenne pour s’assurer de conserver le contrôle. Dès lors les traités sont excessivement détaillés et prescriptifs.
Les fautes de la Commission européenne
C’est après la présidence Delors de la Commission européenne que les États ont accentué plus encore leur mainmise sur les institutions communes notamment en s’assurant que l’institution dont la mission est la définition de l’intérêt général ne puisse plus se comporter qu’en secrétariat du Conseil. La nomination de personnalités médiocres comme Santer ou Barroso a été le résultat de cette volonté de contrôle.
L’institution a beaucoup souffert également, dénonce Jean Quatremer, de la réforme voulue par le Britannique Neil Kinnock de l’organisation de la fonction publique européenne pour la faire passer d’un corps d’élite conscient de sa mission à une culture managériale. Cette réforme aurait abouti à une administration de gestion incapable de faire le lien entre les intérêts nationaux pour permettre à l’intérêt général européen d’émerger.
La Commission européenne attaquée à la fois par le haut, avec des présidents issus du club des chefs de gouvernement et serviles envers ces derniers, et par le bas avec une politique de recrutement qui en fait un organisme sans âme et dépourvu de vocation européenne, est désormais incapable de jouer son rôle et de contribuer face au Conseil européen à définir un cap.
Le principal progrès de ces dernières années est venu de la relation entre la Commission et le Parlement européen. Ce dernier a accentué son contrôle avec l’affaire Santer-Cresson, que Jean Quatremer lui-même avait contribué à révéler. Il auditionne les commissaires avant leur confirmation depuis 2004, et réussit à écarter une partie de ceux qu’il estime ne pas avoir les qualités requises parmi les personnes nommées par les gouvernements des États. Nos élus ont aussi réussi à imposer que ce soit leur candidat lors des dernières élections européennes qui soit nommé à la présidence de la Commission, c’est à dire le chef de file proposé par le parti ayant remporté le plus de sièges lors du vote des citoyens. Cette dynamique démocratique, rendue possible grâce à une lecture volontariste du traité de Lisbonne par nos députés, n’a pas été prise au sérieux à temps par les gouvernements qui ont finalement dû s’y rallier. Il est désormais “indéniable que l’Europe est partiellement entrée dans l’ère de la démocratie parlementaire”.
Quelles alternatives ?
Il est facile de considérer que cet édifice européen brinquebalant est la preuve d’un défaut de conception et qu’il eut été plus simple de passer par un processus constituant démocratique en bel et due forme. Jean Quatremer rappelle donc les circonstances politiques de la création des communautés européennes pour conclure que de telles tentatives auraient été alors condamnées à l’échec. Il rappelle ainsi la communauté européenne de défense et son rejet par le Parlement français. Si il faut réformer l’Europe, il démonte le mythe du Grand soir rédempteur qui serait l’alternative à sa destruction pour beaucoup de critiques, mais aussi le mythe des coopération interétatiques qui serait pour d’autres une alternative.
Si une forme d’Europe fédérale fondée sur la zone Europe est présentée comme un horizon souhaitable la priorité est une clarification des responsabilités. En l’absence de construction d’ensemble comme l’annonçait Robert Schuman, les citoyens sont confrontés aujourd’hui à une complexité excessive. Jean Quatremer souhaite donc « cinq minutes de courage politique » nécessaires pour améliorer l’existant, à commencer par le Conseil européen, « le premier point noir auquel il faut s’attaquer » mais aussi la Commission qui devrait être recentrée sur son rôle de conception.
Pourquoi lire Les salauds de l’Europe ?
Même s’il recoupe les critiques, sévères et sans concession, des fédéralistes européens envers l’Union européenne actuelle : intergouvernementale, post-démocratique, et peu efficace, l’ouvrage n’est certainement pas un manifeste fédéraliste. Jean Quatremer, en journaliste s’efforce d’abord d’expliquer les tenants et aboutissants de cette situation.
À ce titre il passe en revue tous les mythes, mensonges et demi-vérités utilisées par les nationalistes à droite de la droite comme à la gauche de la gauche pour discréditer dans l’opinion le projet européen et rétabli les faits. Mais à la différence d’initiatives comme celle des “décodeurs de l’Europe” il ne se contente pas de décrire l’existant mais met en contexte, explique comment on en est arrivé à la situation actuelle et pointe les insuffisances de ce qui est aujourd’hui en place. Et il désigne les responsables. Son regard d’observateur exigeant du fonctionnement de l’Union européenne présente à ce titre un intérêt exceptionnel.
Cette approche est particulièrement rafraîchissante et nous change de l’européisme de façade des institutions et de la “pédagogie” gentillette sans grand intérêt de certains “pro-européens”. Le militant fédéraliste y trouvera donc de nombreuses billes pour contribuer à solidifier son propos eurocritique. Car si le projet européen mérite qu’on se mobilise en sa faveur, cette mobilisation ne peut avoir pour objet que de transformer radicalement l’Union européenne qui l’incarne aujourd’hui.
1. Le 13 juin 2017 à 22:35, par Jouvenat pierre En réponse à : Les salauds de l’Europe
Excellent article de recension (j’ai lu le livre)
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