Les travailleurs détachés, au coeur des controverses

, par Juliette Rolin

Les travailleurs détachés, au coeur des controverses

Si la question de la mobilité interne à l’Union européenne est au coeur de nombreux débats depuis bien longtemps, celle-ci s’est renforcée en 2004 et en 2007, avec les élargissements en Europe centrale et balkanique.

La directive de 1996 : contenu et faiblesses

En 1991, une première proposition concernant le détachement des travailleurs est proposée par la Commission européenne, proposition qui sera adoptée en 1996.

La mise en place de cette directive va ainsi permettre à tout salarié d’une entreprise au sein de l’Union européenne de venir travailler dans un autre pays membre, sous condition de respect des conditions de travail et de la législation imposée par le pays en question. Les travailleurs vont ainsi bénéficier d’un « noyau dur » de droits, comprenant un salaire minimum, des périodes maximales de travail, des conditions de sécurité ou encore des congés payés.

Cette directive définit un travailleur détaché à son article 2 comme « tout travailleur qui, pendant une période limitée, exécute son travail sur le territoire d’un Etat membre autre que l’Etat sur le territoire duquel il travaille habituellement ».

Si cette directive est un premier pas dans la réglementation des travailleurs détachés, une dizaine d’années après sa mise en place, on s’aperçoit qu’en pratique, elle s’est révélée sujette à critiques.

En effet, cette directive a régulièrement été accusée d’encourager le « dumping social », alors que son objectif premier était d’encadrer ce dernier. Les pays d’Europe centrale et orientale ayant un niveau de vie inférieur à ceux de l’Ouest, les salaires à payer par les entreprise à l’Ouest aux employés de l’Est seront donc plus bas, tandis que les charges sociales restent à la charge du pays d’origine, entraînant une potentielle révision à la baisse des salaires. Il y a également un fort écart des niveaux de cotisations sociales en Europe.

Cette directive laisse également la porte ouverte à différents types de fraudes et infractions, qui furent d’ailleurs pointées du doigt par un rapport parlementaire de mai 2013. On y retrouve la non-déclaration des salariés, mais aussi le contournement des règles en vigueur par certains employeurs, avec le non respect du salaire minimal ou de la durée du travail légal. Certains employeurs pouvaient faire travailler leurs salariés le week-end, ne pas rémunérer les heures supplémentaires, ou encore exclure des salaires les frais d’hébergement et de transport.

La dernière pratique courante de fraude était celle de « faux détachement », avec l’établissement de sociétés « boîtes aux lettres » dans des pays où elles n’exercent aucune activité réelle, afin d’obtenir des taux de cotisation plus faible.

La révision

Le 8 mars 2016, la commissaire européenne au travail, Marianne Thyssen, propose une révision de la directive de 1996 afin de remédier aux problèmes évoqués précédemment, en suggérant notamment d’étendre le droit du travail en vigueur dans l’Etat membre, dans le cadre de détachement sur une durée plus longue. La réforme de la directive (96/71/CE), a pour objectif d’introduire le principe « à travail égal, salaire égal ». Cela signifie qu’un travailleur détaché dans un autre Etat membre devra toucher le même salaire que les locaux, l’écart des salaires entre certains pays d’Europe étant devenu trop important.

Dans la première proposition de réforme, les principales modifications proposées concernaient la réglementation du travail détaché des intérimaires, le détachement de longue durée, ainsi que la question de la rémunération des travailleurs détachés. Cependant, si la première proposition fut faite en 2016, elle s’en suivit de 2 ans d’intenses et virulentes discussions, qui débouchèrent sur la directive finale du 28 juin 2018.

Cette directive, qui semble mettre d’accord tous les pays d’Europe, conserve le nombre de propositions faites par la Commission, mais y apporte d’importantes modifications. La directive révisée prévoit :

  • Que le détachement longue durée puisse durer jusqu’à 12 mois, avec une prolongation de 6 mois.
  • L’application du principe d’égale rémunération pour un même travail réalisé au même endroit (« à travail égal salaire égal »), ainsi qu’une clarification des règles concernant les indemnités et les frais de transport et d’hébergement.
  • Que les Etats membres puissent appliquer des conventions collectives régionales ou sectorielles représentatives et largement applicables.
  • Une égalité de traitement pour les travailleurs intérimaires détachés.
  • Enfin, la réforme ne s’applique pas au transport routier, qui reste encadré par la directive 1996 jusqu’à ce qu’une législation européenne vienne modifier cela.

Les oppositions

Toute proposition législative faite par la Commission européenne doit faire l’objet de l’approbation du Conseil des ministres européens et du Parlement européen. En effet, la longueur des négociations pour aboutir à la directive finale est due aux débats parlementaires ainsi qu’à la difficulté de trouver un compromis et une position commune.

La proposition faite par la Commission européenne a suscité une majorité de réactions positives au sein des pays d’Europe de l’Ouest comme la France (le président Emmanuel Macron, nouvellement élu, avait notamment fait de ce sujet son cheval de bataille au niveau européen dès 2017) ou l’Allemagne, qui font partie des pays recevant le plus de travailleurs détachés, souffrant ainsi de concurrence déloyale et de « dumping social ».

L’opposition à la révision de la directive venait principalement des pays d’Europe centrale et orientale, car l’augmentation des salaires prévue par la révision afin de respecter le principe de « à travail égal salaire égal » allait faire augmenter le coût du travail pour les entreprises et donc les faire perdre en compétitivité-coût. Parmi les arguments avancés par l’opposition des pays de l’Est, mais aussi de l’Espagne et du Portugal, on retrouve notamment l’idée d’entrave à la liberté de circulation des personnes, ces pays se trouvant parmi les principaux pourvoyeurs de travailleurs détachés. 11 pays vont ainsi se défendre contre la proposition de réforme en ayant recours à un « carton jaune » à l’encontre de la Commission, procédure permettant l’invocation d’une atteinte à un principe de subsidiarité. La réforme s’est ainsi retrouvée bloquée jusqu’au mois de juillet.

Afin de trouver une position commune, plusieurs concessions ont été faites, la plus notable étant l’exclusion du transport routier du champ d’application de cette directive,. Cette exemption était en quelque sorte la condition sine qua non de la révision de la directive de 1996.

Les oubliés du détachement

Si l’aboutissement des négociations et la mise en oeuvre de la directive révisée est un pas de plus vers une Europe « sociale », avec une meilleure protection des travailleurs, le domaine du transport routier se voit désolidarisé de la directive révisée, sous prétexte que ce secteur est trop mobile pour être soumis à la même législation que d’autres secteurs en termes de détachement.

Cependant, les distorsions de concurrence sont tout aussi fortes dans ce secteur, et la fraude est loin d’être absente.

Le 31 mai 2017, une série de huit propositions législatives sont faites par la Commission concernant le transport routier, dans le cadre de « l’Europe en mouvement ». Ces propositions concernent la réglementation en matière de repos hebdomadaire, de cabotage, de détachement des travailleurs, dans un esprit de rentabilité des entreprises et de réduction de leur impact sur l’environnement. A cette date est lancée une période de négociations sans fin, réactivant les clivages Est/Ouest, c’est en quelque sorte la revanche de la révision de la directive sur les travailleurs détachés.

Si le cabotage, les temps de repos, et le détachement des travailleurs constituent le « Paquet mobilité », le détachement apparaît comme le point le plus sensible et sujet à divisions.

Le 4 juillet 2018, suite à des débats houleux, le Paquet mobilité est rejeté par le Parlement européen qui, allant contre l’avis de la Commission, préfère une absence d’accord plutôt qu’un accord qu’il juge inacceptable.

Les textes rejetés prévoyaient notamment des seuils de cabotage élevés à sept jours par mois, un assouplissement des règles concernant les temps de repos, ainsi que l’exclusion du transport international des règles du travail détaché.

Où en est on aujourd’hui sur ce “Paquet mobilité” ?

Si le Conseil des ministres avait arrêté sa position sur le Paquet mobilité le 3 décembre 2018, proposant un accord considéré par la France comme une « avancée majeure », mais poussant le clivage Est/Ouest encore un peu plus loin, il fallut attendre le 4 avril 2019 pour que les négociations au sein du Parlement européen aboutissent, et qu’un accord soit signé pour le « Paquet mobilité », donc pour la directive pour le détachement des conducteurs dans le secteur du transport routier. Concernant le repos des chauffeurs routiers, est décidé notamment l’interdiction du repos hebdomadaire obligatoire en cabine, ainsi que la possibilité pour les chauffeurs de rentrer chez eux au moins toutes les quatre semaines.

Pour le cabotage, celui-ci est autorisé, mais limité. Lors de transport bilatéral, seules deux opérations de cabotages seront autorisées, un délai de 60 heures devra être respecté avant la prochaine opération, et les véhicules doivent être équipés de tachygraphes. Enfin, concernant le détachement des conducteurs, le transport routier se verra appliquer la directive sur le détachement, à l’exception du transport bilatéral et du transit. Une lutte contre la fraude pour une concurrence juste et loyale est également mise en avant dans le texte adopté par le Parlement, avec la lutte contre les sociétés « boîtes aux lettres », entreprises localisées dans un pays avec une réglementation avantageuse alors qu’elles n’y exercent aucune activité réelle.

Grâce à cet accord, la dernière phase de la procédure s’est alors ouverte à cette date. Si cela pouvait sembler n’être qu’une simple formalité, rien n’était joué, les élections européennes de 2019 ayant bloqué le processus depuis le mois d’avril 2019. Si l’on estimait que le texte serait voté fin 2019, il semblerait que la procédure prennent plus de temps qu’il n’avait été estimé.

Le 12 décembre 2019, la dernière des quatre réunions du trilogue a eu lieu, aboutissant à un accord, qui s’avère ne pas être si éloigné de celui du Parlement européen. Pour le détachement, est notamment décidé que celui-ci s’applique au cabotage, à la partie route du transport combiné, ainsi qu’au transport international, excluant le transition ainsi que le bilatéral de la directive du détachement.

Suite à cela, le 21 janvier 2020, la commission transport du Parlement européen a adopté l’accord trouvé en trilogue. Si la procédure semble déjà être à rallonge, ce n’est pas fini ! Il faut maintenant que les ministres européens du transport approuvent eux aussi le texte, pour qu’enfin, le Parlement européen puisse passer au vote final, en session plénière, de ce “Paquet mobilité” qui n’en finit pas d’être ponctué de rebondissements.

D’après l’assistant parlementaire de l’eurodéputé française Karima Delli (Verts), ou de l’eurodéputé bulgare Petar Vitanov (S&D), rien n’est assuré, et de gros doutes persistent quant au vote de ce texte, qui devrait avoir lieu entre juin et juillet.

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