« Manifestation noire » en Pologne : Grève des femmes ou opposition généralisée à l’égard du gouvernement ?

, par Alicja Rajpert, Traduit par Alexia de Galembert, Traduit par Alexis Vannier

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« Manifestation noire » en Pologne : Grève des femmes ou opposition généralisée à l'égard du gouvernement ?
Manifestation à Varsovie. Photo : Przemek Krysiak Fot. Przemek Krysiak

Le 22 octobre dernier, le Tribunal constitutionnel polonais, sous la coupe du gouvernement, s’est prononcé sur le projet de durcissement de la loi sur l’avortement, déclarant que l’interruption volontaire de grossesse « quand il existe une forte probabilité de handicap ou de maladie incurable du fœtus » était contraire à la constitution. À l’annonce de cette décision, des femmes des quatre coins de la Pologne sont descendues dans les rues pour s’opposer à ce qui s’apparente en soi à une interdiction totale de l’avortement.

Ces femmes manifestent désormais depuis 14 jours consécutifs et ont, depuis lors, été rejointes par des membres de nombreux autres groupes sociaux qui, par ce biais, ont non seulement exprimé leur soutien vis-à-vis des revendications des femmes, mais également leur mécontentement à l’égard de la politique du gouvernement. Ainsi, ces manifestations ne représentent-elles vraiment que le symbole de l’opposition à la décision du Tribunal constitutionnel ? Ou sont-elles plutôt le reflet d’un mécontentement généralisé de la population vis-à-vis des politiques menées par les autorités polonaises ?

Le Tribunal constitutionnel : quel est son statut et dans quel contexte a-t-il rendu cette décision ?

En octobre 2015, le parti Droit et Justice (mieux connu sous son acronyme polonais, PiS) ainsi que ses partenaires au sein de la coalition ont obtenu la majorité des voix lors des élections parlementaires, soit une majorité absolue leur permettant de gouverner le pays seuls. Depuis lors, PiS multiplie les réformes dans tous les secteurs de la vie publique : notamment en matière de justice, d’éducation, d’aide sociale ou de médias publics. Néanmoins, c’est dans le domaine de la justice que ces réformes ont été les plus marquantes puisqu’elles ont engendré des modifications importantes du fonctionnement des tribunaux et des procédures de poursuites judiciaires. L’une des institutions les plus en proie aux réformes n’est autre que le Tribunal constitutionnel. Entre novembre 2015 et décembre 2016, six projets de loi, préparés par PiS, ont été adoptés, avec pour objectif de modifier les bases juridiques sur lesquelles repose le fonctionnement de cette institution.

Sur papier, ces lois devaient résoudre les problèmes liés à la « double nomination » des nouveaux juges. En décembre 2015, le Tribunal constitutionnel statue sur le projet de loi proposé par PiS visant à réformer le fonctionnement de ce même tribunal, le considérant comme totalement anticonstitutionnel. En mars 2016, la Première ministre, Beata Szydło, suspend la publication de ce verdict, ainsi que des suivants, dans le Journal officiel, interrompant ainsi de manière durable le processus de publication des décisions du tribunal. C’est ainsi que s’est fait jour un véritable dualisme juridique polonais.

La composition du tribunal a, en outre, été largement modifiée au cours des 5 dernières années. Aujourd’hui, 14 des 15 juges ont été nommés par la majorité politique actuelle. Il convient d’ailleurs de préciser que les représentants des partis au pouvoir n’ont jamais caché que principal critère d’éligibilité était la loyauté et l’obéissance à l’égard des autorités. Cette nouvelle composition, tout comme les réformes adoptées, a transformé l’institution, à l’origine impartiale et indépendante des pouvoirs législatifs et exécutifs, en une machine d’État conçue pour approuver les décisions du parti et placée sous la coupe du gouvernement.

Parallèlement, à partir de 2016, la loi relative à l’avortement, en vigueur à l’époque, a fait l’objet de plusieurs tentatives d’amendement. En effet, le parti au pouvoir a plusieurs fois tenté de faire adopter des projets d’interdiction totale. Cependant, à chaque reprise, la majorité a fini par se rétracter et revenir sur ces propositions, sous la pression des manifestations de masse organisées notamment par l’association Manifestation générale des femmes polonaises. Finalement, c’est au bien docile Tribunal constitutionnel qu’est revenue la décision. Fin 2019, un groupe de 119 membres du parlement associés à PiS, Konfederacja et PSL-Kukuz’15 (les partis de la coalition au pouvoir) ont déposé une motion visant à rendre contraire à la constitution l’avortement en cas de malformation congénitale du fœtus.

Près d’une année après le dépôt de la motion, en pleine pandémie de Covid-19, le Tribunal constitutionnel de décidé de rendre illégales les interruptions volontaires de grossesse dans le cas où « les examens prénatals ou tout autre examen médical font état d’une forte probabilité de malformation grave et irréversible ou de maladie incurable du fœtus ».

Les conséquences de cette décision

Les décisions du Tribunal constitutionnel sont définitives, ce qui signifie que l’on ne peut en faire appel et qu’elles sont universellement contraignantes. Dès le moment où cette décision sera publiée, l’avortement ne sera plus légal en Pologne que dans deux cas : lorsque la vie ou la santé de la mère sont menacées et quand la grossesse est le résultat d’un acte criminel, à savoir un viol, un inceste ou un acte pédophile. Il convient d’ajouter qu’en 2019, sur les 1 100 avortements légaux pratiqués en Pologne, 1 074 (soit près de 98 %) étaient motivés par une malformation du fœtus, 33 par un risque pour la vie de la femme enceinte et seulement 3 par une grossesse résultant d’un acte criminel.

Toutefois, la décision du Tribunal constitutionnel n’entrave pas la possibilité dont dispose le parlement de modifier la loi relative à l’avortement à l’avenir. Ainsi, il serait possible de libéraliser cette loi ou de supprimer la clause jugée anticonstitutionnelle. Évidemment, ces changements peuvent être considérés indéfiniment comme contraires à la constitution. Néanmoins, le Tribunal constitutionnel pourrait, à l’avenir, adapter son interprétation de la constitution, car seule une interprétation bien fondée clôt définitivement les discussions relatives à une thématique précise.

Les manifestations les plus importantes depuis celles de « Solidarité »

Si l’on se rappelle les dernières années, émaillées de manifestations, on ne s’étonne pas que ce verdict ait suscité une grande émotion au sein de la société polonaise. Émotion qui a engendré une vague de manifestations de masse à travers tout le pays ; pour beaucoup, les plus importantes depuis l’époque du mouvement « Solidarité ». Depuis désormais 14 jours, chaque jour, des citoyens descendent dans les rues de Varsovie, mais aussi de plus petites villes, pour dénoncer ces privations de libertés fondamentales imposées aux femmes. L’une des plus importantes manifestations a été organisée le 30 octobre à Varsovie, sous le slogan « Tous et toutes à Varsovie ». D’après la police, quelque 100 000 individus y ont pris part.

Toutefois, la défense du droit à l’avortement, qui était et reste à la source des manifestations, n’en est plus la seule revendication. D’autres groupes sociaux, à l’instar des chauffeurs de taxi, des agriculteurs, des artistes et des étudiants, ont rejoint le mouvement pour à la fois manifester leur soutien aux femmes, mais également pour faire montre de leur désaccord à l’égard des politiques du gouvernement.

Des signes de solidarité envers les femmes polonaises émanent du monde entier. Ces deux dernières semaines, dans pratiquement chaque capitale européenne, se sont tenues des manifestations de soutien. Des voix se font entendre, même des endroits les plus éloignés, comme Bali ou l’Australie.

L’association Manifestation Générale des femmes polonaises endosse désormais le rôle de coordinatrice des mouvements sociaux de base. Dans la soirée du 1er novembre, l’association a mis sur pied le Conseil consultatif, un organe chargé de convertir les revendications émises par des milliers de manifestants en solutions juridiques. Comptent parmi les exigences les plus importantes :

• le financement du système de soins de santé grâce à 10 % du budget de l’État ; • la démission du tout nouveau ministre des Sciences et de l’Éducation, Przemysław Czarnek, personnalité largement controversée ; • l’arrêt immédiat du financement de l’Église catholique par l’État et la séparation de facto de l’Église et de l’État ; • la suppression des contrats de travail de droit civil (très peu avantageux pour l’employé) afin de lutter contre le harcèlement et l’exploitation ; • la lutte contre la crise climatique ; • l’amélioration des conditions de vie des personnes LGBT+ en Pologne ; • le retour de médias publics libres, aujourd’hui largement contrôlés par l’appareil d’État, afin qu’ils redeviennent une véritable source d’informations et de connaissances ; • un soutien financier plus large envers les entrepreneurs.

La réaction des autorités face aux manifestations

Les manifestations gigantesques bien que pacifiques ont provoqué un tollé du côté de l’exécutif. Jarosław Kaczyński, patron du parti PiS, s’exprimant au nom de la majorité au pouvoir, estime que ces contestations constituent une atteinte grave à l’identité polonaise. M. Kaczyński va même plus loin en déclarant : « Il y a des éléments de préméditation, voire de préparation par le biais de formation, dans ces attaques. Elles ont pour objectif de détruire la Pologne. Ces manifestations sont menées pour faire gagner les puissances qui veulent mettre un terme à l’histoire de la nation polonaise telle que nous la connaissons. La Nation que nous portons dans notre âme et notre cœur. »

Dans la même déclaration, Jarosław Kaczyński encourage ses électeurs à défendre l’Église catholique et ses valeurs chrétiennes, ce qui a été compris comme un appel à la violence. Cependant, comme on peut déjà le voir depuis quelques jours, certains membres de la majorité ont tenté en vain d’apaiser la colère populaire. Le Premier ministre, Mateusz Morawiecki, dans une déclaration du 4 novembre dernier, appelle à la fin des manifestations en raison de la menace épidémiologique et à déplacer les manifestations au sein de la sphère virtuelle (en somme, à manifester sur Internet).

Le président Andrzej Duda a décidé de s’impliquer personnellement en annonçant vouloir soumettre une loi au Parlement, qui restreindrait les conditions de l’avortement telles qu’édictées le 22 octobre. Selon les mots du Président, « ce projet offre (…) la possibilité d’interrompre la grossesse dans des circonstances en accord avec les principes établis par la Constitution polonaise, seulement dans les cas où les résultats des tests prénataux ou d’autres observations médicales indiquent une forte probabilité que l’enfant soit mort-né ou affecté d’une maladie incurable ou d’une malformation qui entraîneraient une mort inévitable et directe de l’enfant, malgré les soins médicaux pratiqués ». Cela veut dire que si les tests prénataux indiquent un handicap sévère et incurable, qui n’entraîne cependant pas la mort de l’enfant, la femme enceinte sera contrainte de donner naissance à cet enfant.

Jusqu’à maintenant, cette forme d’avortement était légale et autorisée. Le président a déclaré cependant que sa proposition était soutenue par la majorité de la société, ce qui est loin d’être la vérité. D’après le sondage IBRIS pour le journal Rzeczpospolita de décembre 2019, 50 % des Polonais soutenaient la législation en vigueur au moment du sondage et 29 % déclaraient même souhaiter une ouverture de l’accès à l’IVG. Dans une enquête IPSOS pour le groupe OKO.press de décembre 2018, 78 % des répondants estimaient qu’une femme devrait avoir le droit d’avorter si les tests prénataux indiquaient une malformation sévère et inévitable du fœtus, ou une maladie incurable menaçant la vie du fœtus.

Évolutions probables de la situation

La décision du Tribunal constitutionnel sur l’avortement a eu pour effet une prise de conscience au sein de la société civile polonaise. Comme on peut le voir, les manifestants expriment leur colère non pas seulement contre la restriction de l’accès à l’avortement, mais également contre la politique du gouvernement sur certains aspects de la vie quotidienne notamment l’éducation et la santé. PiS, à travers l’adoption ces cinq dernières années de son programme de réformes, est parvenu à un pouvoir quasi absolu, muselant les représentants des différents organes nationaux et les rendant réticents à répondre aux besoins des citoyens.

Il est inquiétant de constater le nombre élevé de citoyens qui connaissent si peu le fonctionnement de l’État et la manière dont il est établi. Jusqu’à aujourd’hui, le gouvernement a pu, sans rencontrer d’opposition, démanteler progressivement des organes de la démocratie institutionnelle et de l’État de droit. La majorité de la société civile n’a pas suffisamment assimilé les réformes et ne les a pas considérées comme problématiques. À vrai dire, toutes les réformes néfastes de l’appareil judiciaire ont toujours cristallisé l’opposition de l’opinion publique, cependant, l’indépendance des cours et des procédures recueille le soutien massif de citoyens avertis et éveillés, qui possèdent une connaissance solide des libertés et droits fondamentaux. C’est seulement quand la législation a constitué une menace pour les droits humains et la santé que les manifestations sont devenues massives.

De plus, pour la première fois depuis cinq ans, c’est la jeune génération, s’impliquant habituellement peu dans la société civile (hormis pour les questions environnementales), qui manifeste à grande échelle. Une vague d’énergie positive et de volonté de bouleverser le système a pris place dans les rues. De nombreuses jeunes femmes qui ont le potentiel de devenir des cheffes de file politiques sont très compétentes, expriment leurs opinions et possèdent un bon instinct politique. Le temps nous dira ce qu’il adviendra de ces femmes. Si elles s’engagent en politique où elles pourront utiliser leur potentiel au maximum, elles représenteraient une vraie chance d’améliorer la situation. Dans les circonstances actuelles, il est crucial pour les médias de prendre en considération tant la jeune génération que les femmes, afin de leur faire une place dans le débat public.

Ces manifestations apporteront-elles des changements profonds sur la scène politique polonaise ? Dans la situation présente, il est difficile de répondre clairement à cette question. Les représentantes du Mouvement national des femmes tentent de convertir l’énergie mobilisatrice qui remplit les rues en revendications et propositions concrètes pour des réponses législatives. Malgré cela, le parti au pouvoir reste sourd aux demandes de dialogue de ses citoyens. Au contraire, il continue de pratique la politique de l’autruche à tous les niveaux de l’appareil de l’État, du pouvoir judiciaire à la police en passant par l’armée.

L’apparition de fissures dans le monolithe gouvernemental

Certaines voix à l’intérieur du groupe majoritaire s’inquiètent du franchissement de certaines lignes rouges pour le parti au pouvoir. Les prochaines semaines nous montreront quel camp parviendra à atteindre ses objectifs. La pression citoyenne sur le gouvernement sera-t-elle suffisamment forte pour faire accepter les revendications populaires, ou le gouvernement s’accrochera-t-il à son pouvoir coûte que coûte ? L’énergie déployée par la jeune génération et les femmes sera-t-elle utilisée efficacement pour engager des avancées dans le pays ? Je l’espère. En tant que femme et en tant que citoyenne polonaise, j’espère que ce sera le cas, pour le bien de tous les Polonais ainsi que le mien.

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