Les Entretiens de Strasbourg organisés du 01 au 03 décembre ont eu pour thématique la couverture des sujets européens dans les médias français, allemands, suisses et transfrontaliers. Un programme des plus alléchants, tant ces thématiques font l’objet de nombreux questionnements dans les opinions publiques. Toutefois, un autre aspect pourrait être évoqué : quel est le rôle des médias dialectophones en Alsace dans l’émergence d’une sphère publique trinationale dans le Rhin supérieur ?
On ne compte plus les multiples initiatives sur la rive gauche du Rhin pour « sauver l’alsacien ». La Collectivité européenne d’Alsace, créée en 2021, s’en fait le héraut, par la voix de son Président Frédéric Bierry qui n’hésite pas à écrire quelques mots de dialecte (strasbourgeois, a priori) dans ses posts publiés sur les réseaux sociaux. Cette politique semble compléter les actions de terrains des acteurs associatifs pour tenter de lutter contre un état de fait : la pratique des parlers dialectaux en Alsace ne cesse de chuter. Selon les derniers sondages, un peu moins d’un Alsacien sur deux en aurait une connaissance. Si le chiffre peut faire pâlir d’envie les militants du breton, du basque, du catalan, et surtout de l’occitan ou du flamand occidental, il doit être nuancé dans la mesure où différents degrés de maîtrise, toute catégorie d’âge confondues de surcroît, sont représentés. En outre, la période du 2ème Reich (1871-1918) joue encore un rôle dans le décalage temporel avec la situation des langues dites régionales ailleurs en France.
Il faut dire que les parlers dialectaux alsaciens sont confrontés à des obstacles que ces dernières n’ont pas. En premier lieu, son statut : les circulaires rectorales (nécessaire pour comprendre l’enseignement des langues) mentionnent clairement à ce sujet « l’allemand standard et dialectal ». D’un point de vue linguistique, le lien est largement vrai. L’allemand standard qui a émergé et s’est diffusé à la fin du XIXème siècle est un mélange de dialectes parlés sur les territoires germanophones (dont les dialectes alsaciens du Rhin supérieur). En revanche, l’assertion pose plus de problème d’un point de vue sociolinguistique : hormis la période d’annexion allemande précitée, les parlers dialectaux alsaciens sont coupés de l’évolution de l’allemand depuis le milieu et la fin du XVIIème siècle, avec une accélération à la Révolution française. Si bien qu’aujourd’hui, l’intercompréhension entre les deux codes est des plus délicates. L’auteur de ses lignes est un Hergëllofener parlant couramment l’allemand standard, mais ayant dû apprendre l’alsacien strasbourgeois pour se rendre compte de ces différences. Autrement dit, les services de l’Etat ne reconnaissent pas entièrement l’alsacien comme la langue « régionale » de l’Alsace.
En second lieu, quand le même auteur de ces lignes écrit « parlers dialectaux alsaciens », ce n’est pas pour faire des Schnirichle (fioritures). Il n’existe actuellement aucune norme officielle pour écrire et parler l’alsacien. Cela met de l’eau dans le moulin de celles et ceux qui pensent que « ce n’est pas une vraie langue ». Qu’on soit bien clair ici : si l’alsacien n’est pas une langue, alors qu’est-ce que c’est ? (La formule est de Pascale Erhart, directrice du département de dialectologie à l’Université de Strasbourg). Un dialecte est une langue, mais une langue n’est pas forcément un dialecte. En d’autres termes, les parlers dialectaux alsaciens sont marqués par la variation géographique et aucune variété, pas même la strasbourgeoise, ne semble à même de faire office de « norme ».
Le paradoxe de l’offre et de la demande médiatiques
Toute cela a naturellement une influence sur la production médiatique en dialectes alsaciens. Le début de cette production peut être datée du début du XXème siècle, dans le sillage, à l’époque allemande, du renouveau de la littérature dialectale comme marqueur identitaire distinct. Entre 1930 et 1939, le grand poète et artiste Gustave Stoskopf animait des soirées radiophoniques alsaciennes en soirée.
La production s’est accrue à partir des années 1980, à la faveur de l’espoir permis dans un premier temps par l’élection de François Mitterrand. De nombreuses émissions de télévision, comme Heissi Ise, ont émergé (on peut y retrouver sur Youtube une interview assez fascinante de Tomi Ungerer par Germain Muller). Si de très nombreuses émissions ont disparu depuis, on retrouve encore aujourd’hui des émissions télévisées comme Sùnndi’s Kàter ou encore Rundum. Du côté de la radio, France Bleu Elsass diffuse de nombreux programmes en alsaciens (les plus motivés pourront se lever à 6h28 pour suivre la matinale). On peut voir ici un premier paradoxe, la production dialectale est réelle, mais s’adresse à une dialectophonie de plus en plus âgée et restreinte.
Diglossie alsacien-allemand
La presse écrite est confrontée à une situation bien particulière : la diglossie entre une production orale susmentionnée en dialecte, et une production écrite en allemand standard. Si le concept de diglossie est bien connu des Suisses alémaniques qui écrivent largement en allemand standard et s’expriment à l’oral dans leurs dialectes haut-alémaniques, la diglossie a disparu en Alsace : quasiment plus personne ne s’exprime quotidiennement en alsacien et n’écrit en allemand standard.
Pourtant, la presse écrite régionale est bilingue français-allemand, lorsqu’elle n’est pas unilingue français. Les derniers suppléments bilingues des Dernières Nouvelles d’Alsace et de l’Alsace ayant disparu au cours des années 2010, le supplément Rheinblick fait désormais office de publication en allemand à vocation transfrontalière, de même que le désormais peu diffusé Ami Hebdo. Certaines publications associatives très confidentielles, comme Heimetsproch ùn Tradition, publient toutefois en français-alsacien.
Un deuxième paradoxe est ici mis en exergue : beaucoup de gens veulent le maintien de l’alsacien, mais son absence dans les grands médias écrits peut être un obstacle à sa diffusion.
Une question idéologique
Une dernière chose avant de vous laisser à vos réflexions, chers lecteurs. Puisqu’il était question en début de propos de variation géographique, il faut mentionner sa politisation (dans une certaine mesure) entre les tenants d’une variété ou d’une autre. Pour faire très simple, il existe deux grands ensembles dialectaux en Alsace : le bas-alémanique au Nord et le haut-alémanique au Sud. Pour faire encore plus simple, ces ensembles dialectaux se caractérisent notamment par la plus grande présence du « e » ou du « a » (pensez un instant aux querelles de clocher entre le « Mänele » et le « Manala »).
Ces différences peuvent être facteur d’enrichissements quand les différentes variétés sont présentes au sein d’un même média, mais peuvent empêcher aussi la convergence (si tant est qu’elle soit souhaitée ?) des parlers dialectaux pour utiliser une norme commune (et non unique !) diffusable à plus grand échelle dans les médias.
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