Une amitié solide nous a liés, Michel Rocard et moi, pendant cinquante ans. Nous nous sommes rencontrés avant qu’il ne soit candidat du Parti socialiste unifié (PSU) à l’élection présidentielle. Nous nous intéressions tous les deux aux modèles d’autogestion. En général, nous nous parlions tous les ans ou tous les deux ans de la nature de la social-démocratie et de ses politiques au XXIe siècle. Au début de 1977, j’avais choisi Paris pour ma première visite officielle en tant que ministre britannique des Affaires étrangères, c’était quelques jours seulement après ma nomination et Michel était un invité spécial pour discuter autour d’un repas à l’Ambassade du Royaume-Uni.
Je me souviens avoir été lui rendre visite à Paris quand il avait la jambe dans le plâtre après un accident au ski et, avec enthousiasme, il m’a montré les sondages qui ne cessaient de grimper en sa faveur depuis qu’il était à l’écart de la vie politique, sur ses béquilles (!).
Je me rappelle aussi de son exaspération quand il était ministre de l’Agriculture et qu’il se battait pour mettre en place des quotas laitiers en 1984. Plus tard, quand il a gagné en popularité en tant que Premier ministre, j’ai mieux compris la complexité de sa relation avec le président François Mitterrand. J’ai vu comment la réforme électorale, sous forme de représentation proportionnelle, a protégé la gauche en France lorsque les socialistes manquaient de soutien. Ce système électoral a ensuite été remplacé par le précédent quand ils ont gagné en popularité.
J’ai pu observer de près les tensions s’exacerber entre les deux hommes à l’époque où j’étais négociateur de paix dans les Balkans pour le compte de l’Union européenne (1992-1995). En mars 1993, dans un entretien au Figaro, Mitterrand a énoncé avec dédain une liste de ceux qui pourraient lui succéder, dans l’ordre : Jacques Delors, François Léotard, Raymond Barre, Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac, son chien, Michel Rocard (!). Je ne crois pas que Michel ait souffert de cette atteinte, il l’a juste balayée d’un revers de main quand je lui en ai parlé. À bien des égards, il faut leur reconnaître à tous les deux le mérite d’avoir réussi à collaborer avec succès aussi longtemps.
En 1997, lorsque j’ai prononcé un discours durant un hommage à François Mitterrand à l’UNESCO, Michel s’est montré étonné, mais il n’a pas émis de critiques personnelles. Par après, pendant que j’écrivais mon livre sur la maladie et les chefs d’Etat [1], il m’a donné des conseils pour que je puisse dîner avec le médecin de Mitterrand dans l’un des restaurants préférés de l’ancien président afin de parler des effets qu’avait eu le cancer de la prostate de l’ancien chef d’Etat.
Michel se montrait pragmatique quant à la collaboration avec le secteur privé. D’ailleurs dans la dernière partie de sa vie et suivant ma proposition, il est entré dans le conseil consultatif de Terra Firma, un fonds d’investissement privé basé à Londres, avec un homme politique allemand issu du SPD et William Hague, alors député conservateur.
Tous les deux, nous avions foi en l’Europe comme entité enrichissante dans tous ses aspects. Pour lui, l’Europe serait une structure politique supranationale et pour moi, un groupement d’États. On trouve beaucoup d’arguments sur cette divergence de points de vue dans son article de juin 2014 (le 70e anniversaire du débarquement de Normandie) sur le rôle du Royaume-Uni en Europe (publié dans Le Monde). Dans cette chronique, Michel exhortait les Britanniques à sortir de l’Union : « […] Vous vouliez faire du commerce, et ne pensiez qu’à cela. […] Jamais ensuite, jamais, vous n’avez permis le moindre pas en avant vers un peu plus d’intégration, un peu plus d’espace pour des décisions vraiment communes. […] Vous avez voulu la paralysie. […] De cela l’Europe meurt. […] Partez donc avant d’avoir tout cassé. » [2]
À l’époque, à Paris, je lui ai fait remarquer qu’il n’avait pas tenu compte du fait que l’enthousiasme d’autres membres de l’Union européenne avait diminué et que la France était peu encline aux réformes et à la restructuration de la zone euro en difficulté.
Au printemps, à Paris, lors d’une rencontre politique du Mouvement Européen, au début de la campagne du référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne, nous avons eu l’occasion de discuter ensemble et à l’unisson au sujet de l’avenir du Royaume-Uni en Europe : l’heure est venue pour l’UE et la zone euro de devenir les États-Unis d’Europe, et pour le Royaume-Uni de sortir de l’Union européenne, tout en renforçant l’amitié entre ces deux pays ainsi formés.
Je suis heureux que Michel ait vécu assez longtemps pour voir la décision des Britanniques ce 23 juin. Je pleure la perte d’un grand Français et d’un internationaliste subtil qui faisait confiance aux débats animés et intellectuellement stimulants.
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