L’Europe face aux migrations comme nouvel enjeu global
Les grands processus migratoires globaux qui découlent d’une part de raisons essentiellement économiques et d’autre part, et d’une manière croissante, de véritables « catastrophes » (conflits, guerres civiles, désastres environnementaux, etc.), constituent une réalité nouvelle et inédite, au moins par sa rapidité et ses dimensions. L’Europe, avec les grands flux migratoires provenant de l’aire méditerranéenne (Moyen-Orient, Afrique du Nord et Afrique sub-saharienne, etc.), est ces derniers mois et dernières années, un des principaux points critiques de cette nouvelle réalité.
Des centaines de milliers et en perspective des millions de personnes, principalement des réfugiés provenant de pays en guerre, d’« Etats faillis » et de régimes politiques despotiques, se pressent aux frontières de l’Europe et adhèrent de diverses manières aux différentes sociétés nationales du continent. De nouvelles diasporas ou des éléments de diasporas déjà présentes sur le territoire européen déterminent donc, déjà maintenant mais encore plus dans l’avenir, des types de sociétés toujours plus multiculturelles, intriquées avec d’autres venant d’autres continents, maillées et mélangées. Les grandes migrations des dernières années, et la présence des diasporas toujours plus évidentes qui s’ensuivent, ont ouvert en Europe, une Europe dont l’Union d’Etats est politiquement incomplète et donc impuissante, une phase sociale et politique toujours plus difficile à gérer qui est intriquée avec et aggravée par la crise économique née des années 2007-2008 qui a été affrontée avec des politiques totalement erronées et qui n’est donc pas encore résolue.
Les migrations et la présence de diasporas, et dans la dernière période l’émergence ou la réapparition d’attentats terroristes d’inspiration principalement islamiste, ont alimenté en Europe des méfiances, des peurs, des réactions néo-nationalistes et xénophobes, surtout dans les secteurs de la société les plus faibles, davantage touchés par les effets négatifs de la mondialisation et des politiques européennes d’austérité et moins armés culturellement. De cette manière, les secteurs les moins à même de bénéficier de l’opportunité positive la plus séduisante de la mondialisation qui consiste en la possibilité d’être « de la maison du monde », physiquement et virtuellement, et condamnés en revanche à subir, ou au moins à percevoir qu’on doit subir « le monde dans la maison » avec tous les problèmes et inquiétudes que tout cela comporte.
L’Europe, un « noeud de réseaux de diasporas » ?
D’une manière plus générale, la présence de diasporas, c’est-à-dire de populations « dispersées » provenant d’autres pays et continents mais en même temps, dans une certaine mesure, encore liées aux lieux d’origine, caractérise toujours davantage non seulement l’Europe mais tous les continents du monde. Ce n’est pas un hasard si un anthropologue indo-américain qui fait autorité, Arjun Appadurai (Modernity at Large. Cultural Dimensions of globalization, éd. University of Minnesota Press, 1996), déjà dans les années quatre-vingt-dix, avait défini les Etats-Unis, non plus comme un « melting pot », selon une définition classique, mais comme « le noeud d’un réseau post-national de diasporas ». Vraisemblablement, à cause des migrations et en même temps de l’opportunité offerte par les nouvelles technologies des transports et des communications qui permettent « d’aller et venir » entre nouveaux pays d’installation et lieux d’origine, un nombre croissant de sociétés, en Europe et hors d’Europe, tendent à devenir également « des noeuds de réseaux de diasporas », dans un horizon toujours plus global et post-national.
Les données empiriques, pour ne donner que quelques exemples, témoignent dès maintenant d’une manière évidente, de cette nouvelle configuration du monde. L’Europe d’où ont émigré au cours du XIXe siècle au moins 70 millions de personnes, compte aujourd’hui dans le monde une diaspora (descendants d’Européens) estimée autour de 480 millions d’individus. L’Italie, pour prendre un cas européen spécifique, avec 60 millions d’habitants, a aujourd’hui une diaspora estimée à 80 millions de personnes. On présume que la diaspora chinoise est d’environ 40 millions de personnes. La diaspora indienne de 20 à 30 millions. Un petit pays comme le Liban, avec 4 millions d’habitants, a au-delà de ses frontières, dans les divers continents, 14 millions de Libanais avec leurs descendants.
Toutes les diasporas, celles mentionnées à titre d’exemple et les nombreuses autres qui parcourent le monde, ont assumé au cours du temps une subjectivité et aussi un « poids » dans les rapports internationaux toujours plus visibles et importants. Un signe de la visibilité et de la subjectivité de la présence des diasporas est offert sur les réseaux virtuels. Une recherche internationale initiée en 2003 (E-Diasporas Atlas, publié par la Maison des Sciences de l’Homme de Paris en 2012) a recensé la présence en ligne de 28 diasporas, avec leurs sites, leurs forums, leurs « médias sociaux ». Et pour ce qui concerne en particulier leur rôle et leur « poids » (actuel et plus encore potentiel), il est significatif qu’en mai 2011, la Secrétaire d’Etat des Etats-Unis, Hillary Clinton, ait fait naître IDEA (International Diaspora Engagement Alliance), organisation non-lucrative et non-partisane, sous la forme d’un partenariat public-privé entre le Département d’Etat des Etats-Unis, l’US Agency for International Development (USAID) et Calvert Foundation, avec un programme de promotion du rôle, de l’engagement et de la connexion entre toutes les diasporas. Cette initiative est, c’est évident, en fonction des intérêts et de la politique extérieure des Etats-Unis, mais elle n’en est pas moins significative du rôle et du poids croissant des diasporas, que ce soit dans la réalité ou dans la perception collective.
Les diasporas, des ponts entre les civilisations
Mais que sont donc, en substance, les diasporas ? Qu’est-ce qui les connote et en détermine le rôle et l’identité ? La condition de la diaspora a été efficacement définie comme une condition de tension entre le « d’où l’on vient » et le « où l’on est maintenant ». Celui qui vit en diaspora a une identité « avec un trait d’union » (il est indo-américain, turco-allemand, italo-américain, franco-algérien, etc.), il a plusieurs appartenances, pratique plusieurs langues et plusieurs cultures, il a même plusieurs citoyennetés. Le problème de l’identité se situe dans ce cadre central de la condition de la diaspora. L’identité, de toute évidence, n’est pas donnée mais construite, relationnelle (construite dans le rapport aux autres), procédurale et plurielle, en tant qu’on pratique et qu’on perçoit en même temps plusieurs dimensions identitaires.
Dans le discours de l’écrivain italien Claudio Magris, « l’identité authentique ressemble à une poupée russe, chacune d’elle en contient une autre et s’insère à son tour dans une autre plus grande ». Comme tous, mais d’une manière plus spécifique et sensible, les personnes en diaspora vivent aussi le « paradoxe de l’identité » : l’identité offre une cohésion et un sens de l’appartenance, mais en même temps elle divise entre « nous » et « les autres » et il y a toujours un équilibre difficile entre ces deux potentialités. C’est justement cette condition complexe, brièvement dessinée, qui explique quel est et surtout quel peut être le rôle culturel et social des diasporas.
La diaspora, comme cela a été dit, ouvre des espaces de négociations entre les cultures. « C’est une alternative à la métaphysique de la race, de la nation et de la culture territoriale délimitée... c’est un concept qui dérange la mécanique historique et culturelle de l’appartenance » (Paul Gilroy, The Black Atlantic. Modernity and Double Consciousness, éd. Verso, Londres, 1993). De ce point de vue, la subjectivité des diasporas, si elle émerge et mûrit, peut contribuer au dialogue des civilisations, à la vie en commun au sein des sociétés et des Etats et entre les différentes sociétés et les différents Etats. En bref, la diaspora fonctionne selon la logique des ponts et non selon celle des murs qui est au contraire typique des sociétés et des Etats dominés par la peur qui, habituellement dans l’histoire, prélude aux conflits et aux guerres.
Le défi mondial de la diversité et du « vivre-ensemble »
Dans un contexte et une perspective comme celle que nous avons ici dessinée, la nécessité de repenser le problème de la forme de l’Etat, de la démocratie et du projet fédéral lui-même « incarné » pour la première fois dans la Constitution américaine de 1787, apparait évident. En ce début du XXIe siècle, alors qu’il semble qu’une sorte de guerre civile permanente globale se soit engagée, gérée par des acteurs privés (le terrorisme transnational, la criminalité organisée, etc.) et publics (les Etats et leurs guerres plus ou moins « préventives »), nous sommes confrontés à un défi existentiel décisif : comment faire vivre ensemble, pacifiquement et dans une affinité réciproque, selon les mécanismes de la démocratie et du consensus, des groupes humains toujours plus différents et mélangés sur un même territoire, dans un espace partagé et sous une autorité politique commune ? Le constitutionnalisme du XXIe siècle, plus spécifiquement, est confronté à un défi tout aussi décisif : comment garantir, par quelle architecture et avec quelles procédures, une unité politique malgré les différences et, inversement, comment préserver les différences malgré l’unité politique ? Et la pensée fédéraliste, en particulier, comment peut-elle assumer dans sa perspective et ses réflexions, la « segmentation » inédite dont les diasporas transnationales constituent un cas exemplaire mais non unique qui, d’une certaine manière, désarticule et fragmente les sociétés et les Etats ?
Un « foedus » (pacte) entre différents Etats disposés à partager la souveraineté, avec une architecture multi-niveaux, du local au global, est historiquement à la base du projet fédéraliste. Mais comment le réaliser entre des Etats fragmentés, désarticulés, mélangés ? Le « foedus » (pacte) doit, dans une certaine mesure, s’articuler en « foedera » (pactes), assumer des dimensions et des aspects culturels en plus des aspects institutionnels et se traduire dans un processus complexe de constitutionnalisation de la pluralité d’identités, d’appartenances et de citoyennetés qui sont destinées à vivre ensemble dans un même lieu et sous une autorité commune. Il s’agit de faire face à des demandes de reconnaissance des différentes identités collectives, dans une logique partagée de réciprocité, de garantir les biens publics fondamentaux (la paix, la sécurité, le travail, la connaissance, etc.) à toutes les parties diverses et plurielles qui composent la société et en même temps de garantir l’unité de la « polis », sous une forme commune d’Etat.
Il faut qu’il soit bien clair que l’alternative à tout cela, c’est le conflit, la « purification ethnique », la guerre au sein des civilisations et entre les civilisations. En substance, et pour mettre aussi en évidence la stupidité pathétique de ceux qui soutiennent la logique des murs et de la défense identitaire contre la vie en commun dans la diversité, le triomphe des stratégies et des (anti)valeurs du terrorisme transnational, qui nous proposent précisément la construction de sociétés fermées, terriblement identitaires, fondées sur une opposition métaphysique entre « nous » et « eux ».
Ce défi historique auquel les sociétés du XXIe siècle sont confrontées survient, au moins et avant tout en Europe, dans le contexte du déclin des grandes idéologies du XXe siècle qui donnaient du sens et un horizon, même si elles étaient inadaptées par rapport aux temps nouveaux, à l’histoire et à la politique. Dans une situation de crise et de déclin des grandes organisations politiques (les partis politiques de masse, les organisations intermédiaires entre les individus et la collectivité, etc.) qui, dans une certaine mesure incarnaient ces grands projets et les traduisaient en politiques et en programmes. Dans un contexte de crise et de dépérissement des systèmes de sécurité sociale (eux aussi nés du XXe siècle) qui alimentaient le sentiment d’appartenance et de reconnaissance réciproque et, en substance, fondaient la légitimation de l’Etat commun. Enfin, dans une situation de recul des processus d’intégration supranationale, de retour aux nationalismes xénophobes, et par conséquent aussi de prédominance croissante des pouvoirs économiques globaux par rapport aux démocraties nationales qui, par leur nature même (étant donné qu’elles constituent un niveau de gouvernement inadéquat par rapport à la mondialisation des problèmes et des acteurs en jeu), sont impuissantes à les contrôler et à les gérer.
Un défi intellectuel que doivent relever les fédéralistes
Pour la pensée et les mouvements d’inspiration fédéraliste, un grand chantier s’ouvre, théorique et de projet politique, qui implique cependant une disponibilité à l’innovation et au dialogue avec d’autres expériences et d’autres cultures. Comment penser, concevoir, donner une politique opérationnelle à un fédéralisme, non seulement des Etats, mais aussi des cultures et des civilisations ? Comment donner au discours fédéraliste une dimension, nous seulement institutionnelle, mais aussi culturelle, anthropologique, « narrative » ? Comment construire une forme d’Etat multi-niveaux et à la fois multiculturel, en mesure de correspondre aux nouveaux problèmes du vivre ensemble ? Et enfin, pour reprendre le thème des disporas, comment mettre en valeur les objectifs dessinés jusqu’ici par le grand patrimoine d’expériences et de cultures de ces nouveaux acteurs transnationaux et globaux ?
Un ensemble de questions difficiles et exigeantes auxquelles il faut toutefois tenter au plus vite de répondre si l’on veut contribuer à garantir la paix et redonner une perspective crédible à la démocratie politique. Comme il arrive souvent dans l’histoire, le temps disponible pour donner ces réponses risque à la fin, et avec l’inconscience des acteurs en jeu, de manquer.
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