OPINION. Crise ukrainienne – A l’Est, rien de nouveau

, par Lucas Thibault

OPINION. Crise ukrainienne – A l'Est, rien de nouveau
Photo : Shutterstock

Donald Trump a intensifié le mouvement ; Joe Biden suit. Washington portera dorénavant un regard circonspect vers le Pacifique et l’Empire du milieu. La rivalité sino-américaine, nouvel épicentre de la géopolitique mondiale, se fait au détriment du Vieux Continent. Le Kremlin l’a compris et presse ses revendications. Face à la menace d’une invasion russe de l’Ukraine, de « lourdes sanctions » sont envisagées par l’UE et ses partenaires de l’OTAN : on ne saurait effrayer un ours avec des pichenettes.

Une situation ancienne

En septembre 2013, des manifestations pro-européennes à Kiev se muent dans le sang en une révolte ouverte : c’est la Révolution de Maïdan. En cause, la rupture des accords d’association entre l’UE et l’Ukraine par le président Viktor Ianoukovitch. Ce dernier tente d’abord la répression, puis s’essaie à la fuite. Le vide laissé par son départ permet au Verkhovna Rada, le parlement ukrainien, de nommer son président Olexandre Tourtchinov à la tête de l’État en février 2014.

Mais voilà, à l’est du pays, les populations russophones ne reconnaissent pas le nouveau gouvernement. A sud, la Crimée est rattachée à la Russie par voie référendaire et de « petits hommes verts », des soldats dépourvus d’insignes, font leur apparition. Dans la foulée suivent les révoltes des deux provinces frontalières de Donetsk et de Lougansk auto-proclamées républiques populaires. Le Donbass devient l’épitomé du problème ukrainien.

L’internationalisation d’un conflit régional

Réduire la chose à la seule question des velléités sécessionnistes serait omettre le moteur de cette crise. Ce qui se joue est un choc entre deux sphères d’influences rivales ; celle du Kremlin et de l’axe Bruxelles-Washington. L’exemple balte en atteste, selon l’historienne Emilija Pundziute-Gallois. [1] La Russie voit d’un mauvais œil la proximité de ses frontières avec celles de l’UE/OTAN : l’Ukraine n’appartenant jusque-là ni à l’une ni à l’autre, son rôle d’État tampon rassurait et laissait une marge de manœuvre à Vladimir Poutine. L’éventualité du renversement de ce statu quo ne pouvait que rendre prévisible — et dans une certaine mesure justifier — la réaction russe. Géographiquement, l’Ukraine est une voie royale vers le coeur de l’ancienne « Mère patrie ». Il en va de la souveraineté russe que de contrôler son accès. L’effet palliatif des accords de Minsk, signés le 5 septembre 2014 par l’Ukraine, la Russie, les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk pour mettre fin à la crise du Donbass, s’est confirmé : les positions des parties engagées n’ont pas bougées d’un iota. Pour le Kremlin, il s’agit toujours de conserver en Ukraine un gouvernement allié, si ce n’est fantoche. Poutine ne cache plus ses intentions : pour lui, les deux pays formeraient « un même peuple ». Du côté ukrainien, la souveraineté nationale et l’unicité du territoire ne sauraient être morcelées au profit de l’ancienne puissance soviétique. N’oublions pas que cette dernière est responsable, entre autres, de l’Holodomor, cette grande famine de 1933. Les souvenirs du despotisme meurtrier de Moscou sont toujours inscrits dans les mémoires ukrainiennes.

L’UE est une organisation opiomane en perte de crédibilité

Tiraillée entre la défense de ses valeurs mais soucieuse de cajoler la main nourricière qui alimente ses foyers en énergie, l’UE s’adonne au grand écart. Sous l’impulsion du couple franco-allemand, elle dénonce « l’annexion illégale de la Crimée » et « la déstabilisation délibérée d’un pays souverain frontalier par la Fédération de Russie ». Le temps passe et les intérêts économiques reprennent implacablement le dessus. Incarnation ultime de ce louvoiement diplomatique imposé par le tandem Paris-Berlin, on trouve le controversé gazoduc Nord Stream. Le pipeline qui traverse la Mer Baltique, achevé début septembre 2021, épargne à Gazprom les droits de passage ukrainiens, mais fournit surtout à Moscou un moyen rêvé de resserrer au besoin le collier que l’Europe a sciemment accepté d’enfiler. En 2019, près de 40% des importations de gaz européennes sont assurées par la Russie, selon un rapport du Sénat français. La traduction d’une dépendance digne d’un grand consommateur d’opium. L’Europe n’est pas capable de se priver de sa dose face aux impératifs d’une géopolitique impitoyable qui, lentement mais sûrement, dresse une ombre menaçante sur le Vieux Continent. A côté, l’ingérence dans le Donbass, le groupe Wagner et l’affaire de l’empoisonnement de Navalny semblent être bien vites passés à la trappe. À l’Est, rien de nouveau ; tant que les chaudières fonctionnent…

Enfin, l’éternel problème inhérent à l’UE réside dans la grande difficulté pour les 27 d’arrêter une attitude commune vis-à-vis de la crise. Là où le couple franco-allemand s’abstient de brusquer son fournisseur en jouant la carte des négociations, la Pologne et les pays baltes entrevoient déjà le retour des blindés dans leurs avenues et craignent la gourmandise d’une Russie à nouveau sûre d’elle. Certes, cela n’est pas absolu et n’interdit pas le consensus européen sur l’attitude générale à adopter : c’est la manière qui diffère. Les pays baltes doublent depuis 2014 leurs parts budgétaires allouées à la défense. Quant à la Pologne, elle entame la rénovation de son appareil militaire. Le pays a par ailleurs légalisé en 2017 la formation de milices volontaires en réponse aux « intentions agressives de la Russie » . Cette dichotomie au sein de l’Union entache sans conteste la crédibilité européenne.

La crise ukrainienne montre la dépendance des Européens envers les États-Unis

Il n’est donc pas étonnant de voir Vladimir Poutine esquiver le dialogue avec ses partenaires européens. La vidéo-conférence du 6 décembre au sujet de l’Ukraine s’est seulement déroulée avec Joe Biden. Un geste habile, diplomatiquement fort, révélant le peu d’estime accordée par l’ex-agent du KGB aux institutions européennes.

Poutine ne fait que rendre apparent une triste réalité héritée de la Guerre froide : pour certains, l’Europe est devenue un vassal des Etats-Unis ; sa défense une chimère inféodée à l’OTAN. L’achat par le gouvernement finlandais de 64 chasseurs F-35 américains le 10 décembre dernier le confirme. Cette “préférence américaine” se manifeste également en Italie, en Belgique et aux Pays-Bas, toujours au détriment de la souveraineté européenne. L’angoisse des Européens reste celle de voir les Américains se détacher de l’Alliance. Trump avait initié le mouvement, Biden en revient timidement. En effet, en cas d’invasion, le locataire de la Maison Blanche promet de lourdes sanctions économiques à la Russie, « comme elle n’en a jamais vues ». Comprenez-ceci : les Etats-Unis n’interviendront pas directement en Ukraine en cas de conflit. Le ministre ukrainien de la Défense, Oleksiy Reznikov, avertit les Européens que si l’Ukraine tombe, plus rien n’empêchera la Russie de poursuivre sa route vers l’Ouest. Mais ne dramatisons rien ; il s’agit pour l’instant de montrer les muscles pour peser sur les négociations. Toujours est-il que la Russie semble prête à risquer une guerre d’ampleur avec l’Occident. Elle est toujours la seconde puissance militaire mondiale selon le Power Index. L’Europe doit comprendre que ses principes pacifistes n’intéressent pas le Kremlin et les russes. Parmi ces derniers, 66% se déclarent nostalgique d’une époque où l’immensité de l’armée rouge imposait le respect et la crainte. Depuis 1992, le service militaire obligatoire disparaît quasiment des pays de l’UE, en contraste avec la Russie. Pour le haut-fonctionnaire et philosophe, spécialiste des relations internationales français Cyrille Bret, l’Europe n’est pas disposée à mener une guerre matérielle ou morale contre la Russie.

Pour une Europe de la défense

Les Européens doivent comprendre qu’ils ne pourront pas compter éternellement sur l’OTAN, que les manœuvres militaires russes risquent à l’avenir de dépasser le cadre de la simple démonstration de force, et que tôt ou tard il leur faudra défendre seuls leurs intérêts. C’est pourquoi il est essentiel de relancer les travaux d’une Communauté européenne de la défense, projet sublime dont le tragique échec en août 1954 nous cantonne au rôle de témoin. L’absence d’une armée européenne nous empêche de faire valoir nos intérêts sur la scène internationale.

Le constat est fait. La solution est simple : il faut établir une armée commune, indépendante du commandement intégré de l’OTAN, placée sous la direction conjointe du Conseil de l’Union européenne et de la Commission européenne. Il faut constituer de grands groupes industriels européens dans les domaines de la défense, à la manière d’Airbus. Il faut imposer une “préférence européenne” pour les Etats membres, c’est-à-dire forcer les européens à acheter du matériel européen. Il faut instituer un service militaire obligatoire pour tous les jeunes européens sur le modèle d’Erasmus, avec un réseau de casernes européennes aptes à recevoir et former les conscrits de toute l’Europe.

Nous devons nous donner les moyens de nos ambitions. Sinon, nous continuerons de nous voir imposer les termes d’un jeu duquel nous sortirons forcément perdants.

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Notes

[1Pundziūtė-Gallois, E. (2015, 3 février). Les Etats baltes face à la Russie sur fond de crise ukrainienne : la gestion d’une situation précaire | Sciences Po CERI. https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/les-etats-baltes-face-la-russie-sur-fond-de-crise-ukrainienne-la-gestion-d-une-situation-pre

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