La première conférence panafricaine à Londres en 1900 adopte une Adresse aux nations du monde rédigée par l’afro- américain William E. Burghardt du Bois, considéré comme l’un des pères du panafricanisme [1]. Malgré la décision d’organiser de nouvelles conférences aux États-Unis (1902) et en Haïti (1904) il n’y en aura pas d’autres jusqu’au congrès de Paris (1919), au lendemain de la Première Guerre mondiale qui, organisé par du Bois en liaison avec le député noir du Sénégal Blaise Diagne, dépose une requête à la Société des Nations pour que les colonies allemandes soient gérées internationalement. Le congrès suivant se tient à Londres en 1921 et publie une nouvelle déclaration rédigée par du Bois, la Déclaration au monde insistant sur l’égalité raciale et un Manifeste sur le besoin de corriger l’inégale répartition des richesses entre les métropoles et les colonies, avant une deuxième session à Bruxelles, puis une troisième à Paris actant un désaccord entre conservateurs (Diagne) et « réformistes » (du Bois). Le troisième congrès a lieu à Londres puis à Lisbonne en 1923 avec une représentation des colonies portugaises mais l’absence des francophones. Le quatrième se déroule à New York en 1927 avec plus de 200 délégués de treize pays ou territoires et une audience de milliers de personnes. Selon Decraene, « la doctrine panafricaine commence à y prendre forme » tandis que les participants proclament le droit des Noirs à la terre d’Afrique et à ses ressources, à une justice adaptée aux conditions locales et comprenant des juges africains, mais aussi le désarmement mondial et la suppression de la guerre. Des Antillais sont impliqués dès les années 1930 à Londres : George Padmore, communiste à New York, responsable du Comintern à Moscou jusqu’à sa rupture avec le communisme en 1935, fonde l’International Africa, Service Bureau et est, avec du Bois, considéré comme l’un des pères du panafricanisme [2] ; son ami Cyril Lionel Robert James, ancien trotskiste, et Eric E. Williams, futur président de Trinidad…
La crise de 1929 repousse la tenue du cinquième congrès qui se réunit à Manchester en mars 1945, organisé et mené de fond en comble par deux hommes, Padmore, « figure méconnue mais incontournable du panafricanisme » [3] et le futur président du Ghana, Kwame Nkrumah [4]. La préparation du congrès permet aux anglophones de renouer avec des francophones grâce à des contacts noués par Nkrumah en France, et de nouveaux leaders se révèlent tandis que sont dénoncées les divisions territoriales issues de la colonisation, l’exploitation économique et les freins à l’industrialisation, l’appropriation des terres cultivables par des européens, l’analphabétisme ou la malnutrition... et demandées l’indépendance au nord du Sahara de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie.
Dès les années 1930 certains intellectuels noirs se posent le problème de la balkanisation de l’Afrique qui, après 1945, aspire de plus en plus fortement à retrouver son indépendance ; nombre d’entre eux considèrent la question de l’unité africaine comme une condition de l’indépendance et du devenir de l’Afrique. Pourtant, « seuls » les futurs chefs d’État Nkrumah (Ghana) [5], Julius K. Nyerere (Tanzanie) [6] et l’universitaire sénégalais Cheikh Anta Diop [7] vont réellement poser la question d’un État africain continental et fédéral. Il convient aussi de rappeler les divergences et les incompréhensions, entre les anglophones, panafricanistes (afro-américains, antillais ou africains) et les francophones (comme Senghor ou Aimé Césaire) qui, animateurs du mouvement de la négritude affirmant les valeurs propres à l’homme noir. D’après notre ami, fédéraliste et Citoyen du monde sénégalais, Fall Cheikh Bamba [8], c’est dans une grande confusion idéologique que les leaders africains mènent la lutte anticoloniale. Ils souhaitent fréquemment l’unité en même temps, ou avant, l’indépendance, mais aucun ne se pose réellement la question de la nécessité d’un mouvement fédéraliste continental, spécifiquement africain et autonome des classes politiques (européennes ou africaines) comme vecteur indispensable de l’unité africaine. Les tentatives ébauchées au V° Congrès panafricain de Manchester fin 1945, la dernière manifestation du Pan African Federation en 1944, n’ont pas permis de créer une solide organisation. Le voyage de Nkrumah à Paris en 1947 pour rencontrer Senghor et des intellectuels noirs francophones ne débouche sur rien de concret. Plus tardive, la tentative de Senghor de créer le Parti fédéraliste africain, concernant le Sénégal et certains de ses voisins, s’achève aussi par un échec. En l’absence d’un programme africain unique et coordonné, les revendications sont posées dans la désunion et restent confinées dans les limites territoriales (souvent celles des États africains actuels) imposées par le colonialisme lors des découpages arbitraires du Congrès de Berlin de la fin du 19° siècle.
En ce qui concerne l’Afrique francophone (Afrique équatoriale française et Afrique occidentale française) les projets fédéralistes ou confédéralistes sont nombreux et la place manque ici pour les analyser en détail. Philippe Decraene dresse un inventaire des regroupements régionaux envisagés par les leaders africains (1958 et 1959). Union entre le Ghana anglophone et la Guinée de Sékou Touré, rejoints un temps par le Mali de Modibo Keita (après l’échec de son union avec le Sénégal) ; Union Sahel-Bénin (Côte d’Ivoire de Houphouet-Boigny, Haute Volta, Dahomey du député Sourou Migan Apithy un temps proche de Senghor et Niger) visant à contrecarrer le projet de Fédération du Mali ; Union douanière de l’Afrique équatoriale (République centrafricaine, Gabon, Tchad et Congo Brazzaville) ; États-Unis de l’Afrique latine promus dans une visée panafricaniste par le député-maire de Banghi Barthélémy Boganda (Moyen Congo, Gabon, future République centrafricaine, Tchad puis si possible Congo belge, colonies portugaises, Cameroun et Ruanda-Urundi) ; États-Unis de l’Afrique centrale visant à perpétuer l’AEF ; Union du Bénin (Togo, Niger et Dahomey)...! Aucun de ces projets, liés ou non à une Union française fédérale ou confédérale censée être un « Commonwealth à la française », n’a pu être mené à bout.
D’autre part, dans un contexte d’exaltation nationaliste, les projets de fédérations eurafricaines entre certaines puissances coloniales et leurs colonies sont souvent considérés comme d’ultimes tentatives des États européens de maintenir leur domination. L’échec de la Fédération projetée par Senghor en 1958 (Sénégal, Soudan, Haute Volta et Dahomey) puis de sa tentative plus limitée de Fédération du Mali (Sénégal, Soudan), ou l’absence de suite aux efforts de Nkrumah après la convocation de la Conférence panafricaine d’Accra de 1958 : tout est, selon Bamba, encore imputable au vide organisationnel qui a prévalu pendant la période précédant les indépendances africaines. Seule l’union du Tanganika et de Zanzibar, l’actuelle Tanzanie, a un temps réussi grâce à Nyerere.
Senghor, lui, ne limite pas son fédéralisme à l’Afrique. Il collabore étroitement, avant l’indépendance, avec les fédéralistes européens, en particulier en tant que Vice- président de l’Intergroupe fédéraliste au Parlement français durant les débats pour la Communauté européenne de défense (CED, 1954) puis au Conseil de l’Europe [9]. Il est également en contact avec les fédéralistes mondiaux et va demeurer jusqu’à sa mort Vice-président du World Mouvement for World Federalist Governement auquel il était lié par son conseiller à la Présidence du Sénégal, Jean Rous [10], ancien Secrétaire général du Congrès des peuples contre l’impérialisme fondé, avec l’aval de Gandhi, par lui et le britannique Ronald G. MacKay, membre de la Federal Union britannique dès la fin des années 1930 [11].
En 1963, à Addis-Abeba, malgré les efforts désespérés de Nkrumah, les chefs d’États africains adoptent la Charte de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) qui va définir pour des décennies les principes politiques et les règles juridiques de l’unité africaine. Elle proclame comme base de la nouvelle Afrique les principes du « respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’État » et de « l’intangibilité des frontières africaines héritées du colonialisme ». La constitution de l’OUA scelle ainsi une étape importante dans l’histoire de l’Afrique en signifiant l’affirmation des nouvelles entités étatiques africaines bâties suivant le modèle européen de l’État-nation et de la souveraineté nationale absolue. Comme l’a écrit Bamba, l’OUA a ainsi ouvert « une période toute nouvelle dans le combat des fédéralistes africains. Le “nationalisme étatique” qui sévit en Afrique depuis lors remet régulièrement à l’ordre du jour avec une particulière acuité la question du fédéralisme ».
Aux Amériques, les colonies espagnoles ont acquis l’indépendance bien avant le 20° siècle et nous ne les abordons pas. En ce qui concerne les Antilles françaises et la Guyane, les débats sur la Constitution de la IV° République se focalisent sur l’idée de départementalisation et d’un niveau d’autonomie acceptable. Césaire, député communiste en 1951 de la Martinique, est l’un des acteurs ; il quitte le Parti communiste en 1956, s’inscrit au groupe parlementaire du Rassemblement africain et des fédéralistes et crée le Parti progressiste martiniquais [12]. Lors de son Congrès constitutif il revient sur la départementalisation qui n’a pas apporté les résultats espérés, cite Le principe fédératif de Proudhon et affirme que seule l’idée fédérale permettrait une vraie synthèse entre assimilation et autonomie, envisageant qu’un jour, « Martinique, Guadeloupe et Guyane réunies formeront un État dans une République fédérale française » [13].
Le débat aux colonies britanniques est antérieur et plus ambitieux. Dès 1932, la Grande-Bretagne organise une conférence, et en 1938 un Labour Congress rédige un schéma fédéral émanant de la société civile. En 1942 est créée une Commission anglo-américaine pour les Caraïbes, élargie aux territoires français et hollandais ; consultative et aux pouvoirs limités elle s’accompagne d’une Conférence des Indes occidentales non gouvernementale. Nombre d’hommes politiques, d’intellectuels, de syndicalistes prennent position. Eric Eustace Williams, Premier ministre travailliste de Trinidad, envisage la fédération antillaise dans une perspective mondialiste [14]. À la Conférence de Saint- Thomas en 1946, l’un des représentants de la France, le député guadeloupéen Rémy Nainsouta, « communiste indépendant », appelle de ses vœux la naissance future d’une « Communauté antillaise » multinationale sans craindre qu’elle puisse aller jusqu’à la fédération... il est accusé de séparatisme [15]. En 1947, un 2ème Labour Congress réclame une fédération de toutes les Antilles sans distinction de nationalités et à la Conférence de Montego Bay des délégués de sept colonies britanniques réunis à l’initiative de la Grande-Bretagne approuvent les principes d’une fédération assortie d’une autonomie accrue des territoires. Le débat s’étend sur le continent américain où Richard Benjamin Moore, barbadien, milite au parti socialiste puis au Workers Party communiste dont il est exclu au début des années 1940 [16]. Des années 1920 aux années 1960, il défend ses thèses : Congrès de Bruxelles contre l’impérialisme (1927), Congrès pan-africanistes, Conférences de La Havane (1940) ou de San Francisco (1945) où voit le jour l’ONU. Il anime divers comités : West Indian National Emergency Committee (1940) ou American Committee for West Indian Federation qui adresse un Memorandum au Labour Congress de 1947. Une autre conférence se tient en 1955, à Trinidad, sous présidence britannique [17]. Norman Manley, Premier ministre de Jamaïque voit se dessiner une confédération de toutes les Antilles mais Césaire reste dubitatif même s’il ne peut exclure, dans un avenir indéfini et lointain, une communauté antillaise confédérale [18]. La West Indian Federation, fondée en 1958 (Barbade, Jamaïque, Trinidad et Tobago, îles Leewards et îles Windwards) éclate en 1961, payant son caractère hétérogène, les oppositions entre la Barbade et la Jamaïque, ou entre les grands et petits territoires. La Fédération n’a pas non plus attiré les colonies britanniques du continent (Guyana et Belize) malgré ses efforts et une conférence à Georgetown (1959, au Guyana) de C. L. R. James, Secrétaire général du très important West Indian Federal Labour Party [19].
Padmore, et James, natifs de Trinidad émigrés aux États-Unis au début des années 1920, militants de la cause noire engagés le premier dans l’Internationale communiste et le second auprès de Trotsky [20], vont poursuivre leur action panafricaniste auprès de Nkrumah que James avait découvert à New York et mis en contact avec Padmore à Londres. Un autre compagnon de Nkrumah, Komla Agbeli Gbedemah, Ministre ghanéen des finances préside à l’époque et durant quatre ans le WMWFG [21]. Pour sa part Senghor, proche de Rous, conclut ainsi son message au Congrès de Vienne de 1961 du WMWFG : « Nous vous proposons après votre congrès, de créer à Dakar une section du Mouvement universel pour une fédération mondiale » [22].
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