Théo Boucart et Jérôme Flury, Le Taurillon : pour que les médias français parlent d’Europe avec des étoiles dans les yeux.
Il y a quelques mois, un ouvrage intitulé Europe – rallumer les étoiles a été publié dans la collection mes des Peuples. Co-écrit par André Gattolin, vice-président de la commission des Affaires européennes au Sénat, ce livre veut avant tout alerter les Français sur la plus grande crise à laquelle l’Union européenne est confrontée : le fait que les pères fondateurs ont réussi à créer un marché unique européen, mais pas des citoyens européens. Dans un entretien pour Le Taurillon, André Gattolin est même allé encore plus loin en affirmant que « la France [était] le pays qui a été le plus profondément marqué par les transversalités européennes, et pourtant, on n’en [avait] pas tiré grand-chose ».
Le paysage médiatique français est certainement l’un des domaines où le « manque d’Europe » est le plus flagrant. Pas une seule chaîne de télévision n’a diffusé de discours d’Ursula von der Leyen sur l’état de l’Union. Plusieurs études ont été menées et aboutissent à la même conclusion : l’Europe est la grande oubliée des médias français. Le mois dernier, les sections françaises du Mouvement Européen et de l’Association des Journalistes Européens, présidée par Véronique Auger, ont publié une lettre ouverte pour dénoncer cette situation, tout en proposant des solutions. En février dernier, un sondage a montré que seul un tiers des Français se considérait comme « bien » ou « très bien informé » sur les sujets européens. En 2019, une étude menée par la Fondation Jean Jaurès a souligné que l’Europe ne représentait que 3% des journaux télévisés. Un problème qui concerne tout autant la presse écrite : Libération éditait autrefois un supplément « Cahier Europe », mais a été supprimé quelques années après son lancement.
Toutefois, ce n’est pas seulement un problème de quantité, mais également de qualité. En tant qu’ancien journaliste, André Gattolin regrette que ses confrères soient de moins en moins capables d’analyser les arcanes bruxelloises. Une situation d’autant plus préoccupante qu’ils ne peuvent plus contrecarrer les fausses informations distillées sur l’Europe par la classe politique. En outre, les correspondants français à Bruxelles sont confrontés à la tâche titanesque d’expliquer des sujets très complexes à un lectorat ou audimat largement profanes. Afin de vulgariser les thématiques européennes, les médias nationaux n’hésitent pas à adopter un angle national (voire nationaliste), plutôt qu’une vision paneuropéenne, ce qui n’encourage pas la création d’un débat, ainsi que d’une démocratie, à l’échelle continentale.
Madelaine Pitt, The New Federalist : les médias mainstream britanniques ont pignon sur rue à Bruxelles, mais pas au Royaume-Uni.
Alors que le Brexit approche à grand pas, nous constatons ironiquement que c’est The Financial Times, basé à Londres, qui remporte la palme de média le plus influent dans les sphères décisionnelles européennes, selon le sondage EU-Media. The Financial Times a supplanté POLITICO, basé à Bruxelles, tandis que The Economist et la BBC viennent respectivement à la troisième et quatrième place. Même si ce sondage est destiné à la bulle bruxelloise des députés, hauts fonctionnaires et autres membres de la classe politique européenne, ainsi qu’aux ONG, plutôt qu’au grand public, il souligne toujours l’influence des médias anglophones dans la diffusion de l’information en Europe, pour des citoyens de langue maternelle différente.
Par (forte) opposition, c’est presque un lieu commun que d’affirmer que la couverture des sujets européens au Royaume-Uni est extrêmement faible. Le journalisme européen, déjà bien bousculé ces dernières années par le processus sinueux de l’accord de divorce, est depuis longtemps la victime des tabloïds aux mains de grandes holdings qui, contrairement aux médias susmentionnés, dominent le marché domestique. Avec l’ambition désespérément basse de faire du journalisme de qualité, surtout en ce qui concerne le tri entre les vraies informations et les infox (notamment si elles viennent des Conservateurs), de telles publications attisent l’euroscepticisme et la désinformation. L’image de l’Europe dans les médias britanniques a toujours été façonnée selon une perspective nationale très biaisée.
Même s’il est déjà trop tard, nous avons besoin, au Royaume-Uni et ailleurs, d’une couverture des sujets européens plus importante et de meilleure qualité, avec un point de vue européen. Que serait-il advenu si les électeurs britanniques avaient compris que nous ne payons pas 350 millions de livres sterling chaque semaine pour l’adhésion, ainsi que la manière dont fonctionne le budget européen ? Que serait-il advenu si nous avions compris que le pot commun financier ne s’évapore pas dans l’air de Bruxelles, mais est investi dans la politique de cohésion, permettant ainsi le bon fonctionnement du marché unique et bien d’autres choses aux conséquences mutuellement bénéfiques pour tous les citoyens et régions du continent.
Avec des médias anglophones européens et internationaux si influents, les médias domestiques n’ont pas d’excuse pour ne pas être mieux informés sur les sujets européens et pour ne pas garantir de couverture médiatique permettant aux Britanniques de comprendre les inquiétudes, les succès, les modes de vie, les réalités et les identités des autres Européens.
Davide Emmanuele Iannace, Eurobull : Couverture des sujets européens dans les médias italiens, une situation terrifiante.
« Houston, nous avons un problème ». Dure réalité pour celles et ceux qui lisent ou écoutent les médias de masse italiens à l’heure actuelle. Nous lisons des articles souvent mal écrits, aux titres à sensation, publiés sur les réseaux sociaux comme appât pour attirer les lecteurs indifférents. Flou et imprécis la plupart du temps, ces articles formulent davantage d’opinions qu’ils n’avancent de faits. Alors que les journalistes indépendants, les petits magazines papier ou en ligne continuent d’assurer un service de qualité au public, la situation générale du panorama médiatique est terrifiante.
L’Union européenne est probablement l’un des sujets les moins estimés par les médias. Ceux-ci ne parlent pas d’Europe, et les rares fois où ils le font, ils manquent de fonds pour analyser et expliquer le fonctionnement de cette organisation incroyablement complexe, souvent qualifiée de technocratie, loin des préoccupations des citoyens européens, et enfermée dans ses bureaux à Bruxelles. Rien n’est plus faux que ces préjugés. Le manque de compréhension générale a un effet domino sur le lectorat et l’audimat des médias. C’est pourquoi il faut changer la manière d’analyser l’Union européenne, en passant en revue ses faiblesses mais aussi en soulignant toutes ses forces. Une objectivité totale des médias est bien sûr impossible : malgré tous les efforts du monde, nous allons toujours être sensibles à telle ou telle position politique.
Malgré tout, il est possible de faire mieux. Il est possible de parler davantage d’Europe, et de manière plus précise, de présenter l’organisation telle qu’elle est. Il ne s’agit pas d’une technocratie, mais de la représentation des citoyens et de leur pays. Ce sont les gouvernements nationaux qui font actuellement l’Europe et ses politiques. Le parlement est directement élu par les citoyens européens. Nous ne pouvons pas nous considérer comme « à l’écart » de l’UE, car nous en faisons partie. Être membre de l’Union européenne implique de reconnaître à quel point l’Union européenne est importante et pertinente pour notre vie. Dans une démocratie, les citoyens ont le droit et le devoir d’être informés sur les dynamiques politiques actuelles. En Europe, cela signifie que les citoyens ont le droit d’être informés sur les politiques européennes, sur le travail des institutions européennes, sur leurs actes répréhensibles et sur leurs résultats positifs ou négatifs.
Seule une presse libre et de bonne qualité peut informer le citoyen. Il faut donc renoncer aux titres à sensation et à l’usage irraisonnable des réseaux sociaux. Les médias de masse doivent arrêter de diffuser de manière insipide des informations et doivent de nouveau décortiquer les faits. C’est comme cela que la presse va non seulement retrouver son rôle de pilier de la démocratie, mais aussi garantir à tous les citoyens, italiens et européens, le droit de savoir, d’être informés, et d’être capables de prendre des décisions en toute connaissance de cause pour leur avenir politique.
Julia Bernard, Treffpunkteuropa.de : Malgré des progrès, une vision toujours très nationale des sujets européens.
Tapez « Europe » et « crise » dans un moteur de recherche (« Europa » et « Krisen » en allemand), et vous tomberez sur un site dédié à tous les évènements crisogènes européens : le Brexit, la soi-disant « crise des réfugiés en Europe », la montée du nationalisme et la sempiternelle lutte de l’Europe contre le terrorisme. Vous pourrez penser que ce site a été créé par un militant plutôt eurosceptique (ce qui ne veut toutefois pas dire que les pro-européens ne doivent pas critiquer quoique ce soit), mais celui-ci est un produit de la ZDF, la télévision publique allemande, la plus regardée dans le pays depuis des années.
Le site internet europas-krisen.zdf.de met uniquement en exergue les difficultés européennes. ZDF analyse l’actualité du continent depuis des décennies, mais quand on constate le style anxiogène avec lequel les graves crises sont décrites, on ne peut s’empêcher de se demander ce que font les médias allemands quand il faut expliquer les faits, et non attiser la division politique ? Les médias allemands dépeignent-ils une image lugubre de l’UE ?
S’agissant de la couverture médiatique de l’UE, la plupart des États membres ont une forte tendance à couvrir l’actualité européenne selon une lecture nationale. On peut citer l’exemple très célèbre d’un reportage sur la couverture médiatique de la crise de la dette souveraine européenne en 2009 qui a montré la forte prédominance d’une vision nationaliste dans la plupart des médias allemands. Cette crise, qui a touché de plein fouet plusieurs pays de la zone euro, a été dépeinte comme un conflit entre la Grèce et l’Allemagne. La plupart du temps, la complexité du sujet s’est réduite à un « duel politique et économique » entre Angela Merkel et Alexis Tsipras. La plupart des médias, avec une couverture partiale, ont non seulement contribué à la division mais ont également sapé la capacité de l’UE à résoudre ses problèmes.
Aujourd’hui, la situation a évolué, assurément. En 2019, les diffuseurs publics allemands ont retransmis en prime time un débat des élections européennes avec des Spitzenkandidaten. Des enjeux tels que le changement climatique ou la politique de santé publique ont permis de manière significative à l’UE de faire les gros titres, et pas seulement dans des termes négatifs.
Cependant, des défauts structurels persistent : les correspondants allemands à Bruxelles sont confrontés à la tâche titanesque de rendre intelligibles des sujets extrêmement complexes à un public largement profane. En outre, et afin d’attirer l’attention, les médias optent pour une analyse nationale, plutôt que transnationale et réellement européenne. Le corollaire devient alors flagrant : les problèmes sont européanisés, alors que les succès (rarement abordés) sont nationalisés.
Jorge Moral Vidal, El Europeísta : Les médias doivent clamer haut et fort l’existence de l’Europe.
Un jour, quelqu’un a déclaré que les choses n’existaient que si elles étaient clamées haut et fort. En Espagne, quand il s’agit de couvrir les thématiques européennes dans les médias, nous n’entendons qu’un bruit timide et peu d’écho. L’Europe y est perçue comme une chose lointaine nous rappelant de temps en temps qu’il faut bien se comporter. C’est exactement pour cela qu’il est essentiel de parler d’Europe, de lui donner la place qu’elle mérite et, ce faisant, de lui permettre d’exister. Par conséquent, nous devons être sûr que l’Europe soit vue comme un outil d’intégration sociale et culturelle, bien plus qu’un simple espace économique partagé.
De la même manière, nous devons mettre l’Europe sur le devant de la scène, la diffuser dans les journaux télévisés, l’écrire dans les journaux, la commenter dans des situations formelles et informelles. En clair, l’inclure dans notre vie quotidienne, tout en l’analysant d’un point de vue critique et constructif. Plus précisément, il est de la responsabilité de tous ceux qui travaillent et œuvre à son service de communiquer sur ce qu’elle est vraiment : un lieux de défis, et parfois de déception. Cela n’empêche aucunement de lire et d’écrire sur l’Europe, bien au contraire, cela n’en devient que plus pertinent. N’oublions pas non plus que parler d’Europe aujourd’hui signifie apprendre du passé. S’il fallait retenir une leçon de l’histoire du continent, ce serait celle-ci : le repli sur soi, en lieu et place de la collaboration en cas de problème, est inefficace.
Chez El Europeísta, nous essayons de faire de l’Europe un peu plus qu’une simple échéance électorale une fois tous les cinq ans. C’est, à n’en point douter, une tâche ardue et importante, d’autant plus dans un contexte de désinformation, d’infox, de post-vérité et de conformité. C’est précisément pour cette raison que nous déployons un plaidoyer politique en Espagne concernant les enjeux européens, afin de banaliser les enjeux européens dans le débat public.
Wojciech Zajaczkowski, Kurier Europejski : L’Union et la liberté de la presse, deux grandes victimes du gouvernement conservateur polonais
La liberté de la presse est garantie dans l’Union européenne par la Charte des droits fondamentaux. Son article 11(2) dispose : « la liberté et le pluralisme des médias doit être respectés ». Cependant, nous avons vu ces dernières années que ce n’était pas forcément le cas dans certains États membres, comme la Hongrie et la Pologne.
Depuis que le parti Droit et Justice (PiS) est arrivé au pouvoir en 2015, la Pologne a glissé de la 18ème à la 59ème place dans le classement établi chaque année par Reporters Sans Frontière (RSF). La principale raison d’une telle dégringolade est à trouver dans la prise de contrôle de la télévision et radio publiques (TVP et Polskie Radio) par le parti au gouvernement. Prétextant le besoin d’assurer un meilleur pluralisme médiatique, le gouvernement a limogé les journalistes pour les remplacer par des fidèles du pouvoir. Le symbole de ce « bon changement » est Jacek Kurski, le patron de la télévision polonaise. Rien que l’année dernière, sa propagande a reçu 450 millions d’euros de fonds publics. Les médias publics louent particulièrement les actions du gouvernement et attaquent l’opposition et les minorités, parmi lesquelles les réfugiés et la communauté LGBT.
Hélas, les médias publics sont la seule source d’information pour les habitants des petites communes, ceux qui ne captent pas la télévision privée. Ce type de propagande peut sembler ridicule pour un habitant des grandes villes, mais elle peut être prise au sérieux par un habitant marginalisé de la campagne. L’image de l’Union européenne en pâtit car elle est décrite en des termes très négatifs. La Pologne ne se considère jamais comme faisant partie de cette communauté. L’UE est plutôt vue comme une force corrompue et aveugle. Et comme une machine à subventions.
Récemment, la plus grande entreprise publique du secteur pétrolier, Orlen a acquis le groupe de presse PolskaPress, rassemblant une centaine de titres locaux. Ceci a été interprété comme la première étape d’une « orbanisation » du secteur médiatique polonais. A la lumière de cet évènement, il est plus important que jamais de continuer à faire du journalisme, que ce soit dans les médias traditionnels ou en ligne.
David Măhălean, România Europeană : De l’espoir pour le journalisme européen en Roumanie ?
Les Roumains ont toujours du mal à avoir accès quotidiennement à l’information. En tant que peuple artificiellement divisé, ils ont toutes les difficultés à accepter qu’il peut y avoir plusieurs opinions et ne veulent même pas vérifier la véracité de ce qu’ils trouvent ou de ce qu’ils apprennent. Un autre problème est que les Roumains sont un peuple traumatisé par 50 ans de dictature et 30 ans de démocratie « artificielle » où les mêmes personnes sont restées au pouvoir en changeant sans aucun remords leur affiliation politique. Les Roumains ont perdu tout espoir et s’attendent toujours à de mauvaises nouvelles et à être déçus, convaincus d’être victimes dans toutes les situations. C’est pourquoi les fausses informations trouvent un écho favorable dans le pays. Tout cela étant dit, même l’article racoleur le plus inoffensif peut s’avérer être un désastre pour la qualité du journalisme en Roumanie.
Pourtant, et malgré le fait que la plupart des médias traitent l’information de manière très subjective, reflétant la plupart du temps les intérêts des partis politiques et d’autres acteurs, il y a de l’espoir. De nouveaux médias de bonne qualité apparaissent et font ce qu’il est convenu d’appeler du bon journalisme : un traitement de l’information impartial et sourcé. D’autres vont encore plus loin en enquêtant sur la corruption et d’autres anomalies du système administratif roumain. Ces médias pourraient bientôt devenir la norme en Roumanie et c’est une bonne chose, car un citoyen bien informé est un citoyen fort. Or, la démocratie ne peut pas fonctionner sans citoyens forts.
Pourtant, les sujets européens sont plutôt bien traités dans la presse roumaine, même en ce moment, car l’UE est un sujet pertinent dans la vie quotidienne. Les Roumains sont connectés à l’UE du fait que leur pays en fait partie, mais aussi du fait que nombre de citoyens vivent hors des frontières de la Roumanie, dans les autres pays européens. Les fonds européens sont aussi vitaux pour le pays, d’où une bonne couverture médiatique de ces sujets, en particulier le fonds de relance post-pandémie. Les aspects politiques et sociaux des autres pays de l’UE sont aussi traités. Les manifestations menées par les femmes en Pologne, les élections au Bélarus, et même les actions anti-LGBT en Pologne et en Hongrie font la Une des médias roumains.
Retrouvez également l’enregistrement de la table ronde ayant rassemblé l’ensemble des rédactrices et rédacteurs en chef des éditions linguistiques du Taurillon, organisée à l’occasion des 3èmes Journées de la Presse Européenne les 23 et 24 octobre dernier (en anglais)
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