La cause du désenchantement du projet européen vient en réalité du détournement de celui-ci par les élites politiques nationales se réclamant d’un européisme de façade tout en refusant lorsqu’elles sont au pouvoir tout progrès significatif vers la démocratie fédérale européenne.
Cet establishment européiste, ces « euroconservateurs », ce sont ces acteurs des affaires publiques – politiques ou haut fonctionnaires – qui bénéficient du status quo et s’efforcent de le maintenir. L’insatisfaisante gouvernance européenne actuelle, fondée sur un inter-gouvernementalisme post-démocratique qui place le Conseil européen et les autres organismes contrôlés par les gouvernements nationaux au centre du jeu institutionnel, laisse à la marge nos élus au Parlement européen.
Les euroconservateurs récusent donc à la fois les réactionnaires désireux de rompre avec le projet européen et les progressistes exigeant un saut qualitatif vers l’Europe fédérale.
Une Europe qui apparaît absente et inefficace
Le décalage entre le discours européiste officiel et la réalité fondée sur les égoïsmes nationaux suscite des attentes qui ne sont pas suivies d’effets. Les euroconservateurs aiment à se payer de mots, à nommer « Constitution » un texte qui n’est qu’une compilation de traités existant vaguement dépoussiérés, à laisser parler d’une « présidence de l’Union » là où cette fonction n’existe pas, ou à imaginer une novlangue basée sur des expressions vides de sens en parlant de « gouvernement économique » ou de « fédération d’États-nations ». Les formules diplomatiques risibles telle que une politique étrangère et de sécurité commune, y compris la définition à terme d’une politique de défense commune qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune
sont caractéristiques de cette approche.
En faisant précéder les faits par des mots – et des mots ambigus à dessein – les eurosconservateurs font croire au public que l’Europe existe quand elle n’existe pas.
Sans surprise il ne faut pas longtemps pour constater que rien ne se passe et l’Union gagne ainsi une réputation d’inefficacité dans des domaines où les Européens attendent pourtant des progrès. Les politiques communautaires réellement intégrées et leurs effets sont ainsi occultées.
Le refus d’une démocratisation de l’Union européenne
Robert Toulemon dénonçait en novembre sur son blog « une manoeuvre redoutable » d’un haut fonctionnaire, ancien représentant du gouvernement français auprès de l’Union européenne, qui a remis une note à François Hollande hostile à tout progrès de la construction européenne. Sous prétexte de préserver l’existant, cette note prône le refus de changements institutionnels autres que des bricolages hors-traité comme une assemblée rassemblant des représentants des parlements nationaux ou un président de l’eurogroupe qui ne serait pas membre de la Commission européenne. Ce haut fonctionnaire refuse explicitement tout progrès vers ce qu’il appel avec dédain une « fédération parlementaire européenne ». Naturellement il récuse le choix du président de la Commission par la majorité issue de notre vote aux élections européennes.
La dénonciation du contrôle de nos élus sur la Commission européenne est une constante dans le discours des euroconservateurs qui évoquent avec nostalgie le temps où celui-ci était une simple assemblée consultative dépourvue d’influence. Charles Grant, directeur du Center for European Reform, un think-tank britannique le confirme : L’Allemagne et la France sont devenues anti-Commission, surtout Berlin, notamment parce que la Commission est perçue comme trop proche du Parlement européen.
[1]. Cette observation est d’autant plus cocasse que la Commission est devenue depuis longtemps une institution essentiellement soumise au Conseil européen, plus que jamais à l’ère Barroso.
Ce discours euroconservateur est très présent au sein de l’élite politique et administrative française. Elle a conduit à des fautes majeures comme le silence méprisant qui a répondu aux initiatives allemandes visant à faire avancer l’Europe comme le mémorandum Schäuble - Lamers de 1994 ou le discours de Joschka Fischer à Humboldt en 2000. Périodiquement l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine revient à la charge [2] pour défendre cette vision relevant d’un nationalisme plus policé que celui des eurosceptiques avoués mais plus dangereux car dominant au sein des cercles du pouvoir.
Ce refus de mettre en oeuvre les réformes nécessaires pour combler le définit démocratique [3] de l’Union européenne a pour conséquence que celle-ci est perçue comme dessaisissant les citoyens de leur pouvoir d’influence sur les politiques publiques menées au niveau européen.
Les fédéralistes face aux euroconservateurs
Pour les euroconservateurs les citoyens européens ne seraient « pas prêts » pour aller vers le fédéralisme. C’est pourtant le contraire que nous disent les enquêtes d’opinion années après années : les attentes envers l’Europe sont fortes, et trop souvent déçues par l’Union européenne intergouvernementale.
La confiscation de l’idée européenne par les euroconservateurs a pour conséquence la perte de confiance de l’opinion envers l’idée européenne qui ne permet pas d’obtenir les résultats espérés tout en aboutissant à un sentiment de dépossession du pouvoir démocratique.
Les ultra-nationalistes ont alors beau jeu de prétendre que le retour à un passé mythologique serait une solution. Les commémorations de la première guerre mondiale seront en 2014 une occasion de rappeler à quoi mène leur idéologie.
Les fédéralistes ont donc un rôle essentiel à jouer non pas seulement en s’opposant frontalement aux europhobes nationalistes mais aussi et en priorité en dénonçant dans les termes les plus sévères l’imposture des euroconservateurs. Sans progrès vers le fédéralisme européen, l’idée européenne telle qu’ils l’incarnent aujourd’hui risque le discrédit.
La plupart des traités européens furent des compromis entre les gouvernements les plus jaloux de leurs prérogatives et ceux conscients que seul le renforcement des caractéristiques fédérales de l’Union européenne pourrait lui donner une efficacité et une légitimité suffisante. Ainsi chaque traité comportait des progrès vers le fédéralisme et une dimension intergouvernementale. Ces progrès ont conduit la plupart des fédéralistes à soutenir ces textes tout en étant conscient de leurs insuffisances. Le traité de Rome lui-même n’avait pas fait l’unanimité et les organisations fédéralistes s’étaient à l’époque divisées avant de se rejoindre pour la mobilisation en faveur de l’élection du premier parlement supranational, le Parlement européen.
Mais l’on observe que trop souvent, le langage diplomatique habillant les progrès obtenus donne une marge de manoeuvre aux gouvernements nationaux pour les abandonner. Ainsi la perspective de voir les partis politiques investir des candidats à la présidence de la Commission européenne pour donner à l’élection du Parlement européen un enjeu plus compréhensible pour les citoyens est décrit en termes peu clairs dans le traité de Lisbonne ce qui donne à certains gouvernements la tentation de s’affranchir du choix des citoyens. On pourrait facilement émettre un théorème selon lequel tout progrès d’un traité européen qui laisse aux gouvernements nationaux la possibilité d’y renoncer, même à l’unanimité, sera abandonné... parfois même avant l’entrée en vigueur du traité. Ce fut par exemple le cas pour la limitation du nombre de membres de la Commission.
Il est essentiel que les militants de l’Europe soient conscients de la nature de leurs plus dangereux adversaires. Inutile de se mobiliser contre l’ultra-nationalisme des extrémistes politiques si nous ne nous mobilisons pas au moins autant contre le nationalisme poli des euroconservateurs qui suscite auprès de nos concitoyens la défiance envers le projet européen.
1. Le 22 janvier 2014 à 14:24, par tnemessiacne En réponse à : Pourquoi les eurosceptiques ne sont pas les pires adversaires des fédéralistes européens
Concernant le débat sur les qualificatifs je dirais pour ma part qu’il y a les europhobes, ceux qui ont peur de l’Europe ne serait ce que parce qu’elle a et peut acquérir énormément de pouvoir, ce qui peut faire un peu peur.
Il y a les eurosceptiques qui pour moi sont pour la construction européenne mais veulent plus de démocratie et de compétences et pas seulement au sein des institutions européennes.
Et puis il y a les européistes qui sont pour la construction européenne et et qui y œuvrent et d’autres qui sont très très motivés pour la construction européenne.
Et puis les fédéralistes mais là ça devient compliqué.
2. Le 22 janvier 2014 à 18:52, par Jean-Luc Lefèvre En réponse à : Pourquoi les eurosceptiques ne sont pas les pires adversaires des fédéralistes européens
Si je partage largement l’opinion de M. LENTZ, j’aimerais toutefois lui apporter certaines nuances.
Toutes les élites politiques nationales ne sont pas à mettre dans le même panier.
Il y a celles qui ont eu une histoire, un empire, des colonies, une flotte...et qui sont nostalgiques d’un paradis perdu. Elles ont confisqué la construction européenne à leur profit.
Il y a celles qui n’ont pas cette grande histoire, qui savent leurs fragilités à l’heure de la mondialisation. Certaines d’entre elles, en créant le Benelux, ont montré le chemin...
Il y a l’Allemagne qui a longtemps culpabilisé et a voulu se refaire une place dans le concert des nations et a aussi, à sa manière, montré la route...Elle abuse aujourd’hui de sa puissance économique et rejoint le camp des nostalgiques de l’état-nation.
Puis, les autres, les unes conscientes de l’importance de la solidarité (la Méditerranée), les autres, frustrées par le communisme de leur passé, qui rejouent l’histoire des nationalismes.
Qui, à travers l’Europe des états, calcule le return de sa quote-part en termes de pouvoir ??? quelques-uns seulement, qui ont du mal à se défaire de la règle de l’unanimité !!!
Des élites nationales qui ont le pied sur le frein de l’intégration, sans doute, mais pas toutes !!!
3. Le 3 février 2014 à 13:09, par Valéry En réponse à : Pourquoi les eurosceptiques ne sont pas les pires adversaires des fédéralistes européens
Olivier Ferrand avait formulé une thèse semblable : “L’Europe contre L’Europe”, par Olivier Ferrand
4. Le 27 juillet 2015 à 13:29, par Lame En réponse à : Pourquoi les eurosceptiques ne sont pas les pires adversaires des fédéralistes européens
La cause du désenchantement du projet européen vient en réalité du détournement de celui-ci par les élites politiques nationales se réclamant d’un européisme de façade tout en refusant lorsqu’elles sont au pouvoir tout progrès significatif vers la démocratie fédérale européenne.
Robert Toulemon dénonçait en novembre sur son blog « une manoeuvre redoutable » d’un haut fonctionnaire, ancien représentant du gouvernement français auprès de l’Union européenne, qui a remis une note à François Hollande hostile à tout progrès de la construction européenne.
Je souhaite une fédération européenne indépendante dont l’autorité fédérale serait un Etat fédéral, démocratique, laïc et social et les entités fédérées les Etats nations. Je rejette l’institution d’un Etat unitaire européen, à fortiori un Etat régionaliste.
Voilà qu’on nous sert une conte de fée manichéen : Il y aurait d’un côté des gentils eurocrates qui essayent de démocratiser l’UE et de l’autre des méchants mandataires nationaux qui les en empêchent. Et le tout servi avec une pincée de gallophobie, histoire de faire croire aux lecteurs que le gouvernement français est le principal opposant à la démocratisation de l’UE.
En tant que fédéraliste, j’ai été confronté à une réalité bien différente :
– Des militants européistes qui n’ont d’autres arguments que de traiter leurs opposants de demeurés/illétrés/xénophobes/fascistes.
– Des militants européistes qui taxent mes aspirations fédéralistes de ringuardes.
– Des fonctionnaires européens qui critiquent ouvertement la démocratie (et non uniquement les référendums) parce que tout rejet de leurs propositions ne peut être qu’une erreur.
– Une majorité de parlementaires et fonctionnaires européens sans autre projet européen que de vendre leurs services aux lobbies.
Symptomatiquement, l’article critique beaucoup les Etats mais ne parle pas de remplacer le Conseil des ministres par un Sénat élu d’inspiration américaine, d’instituer le référendum d’initiative populaire et procédure de recall, d’élire l’exécutif européen et les membres de la Cour européenne. Pas de réclamation d’un droit d’initiative législative pour les eurodéputés mais une critique de la représentation égalitaire des Etats au sein de la commission qui le monopolise.
Le tort des mandataires nationaux, c’est d’être généralement complices de ce système vicié, ceux-ci étant plus soucieux de rester politiquement correct aux yeux de leur caste que de défendre les intérêts de leurs citoyens. On se rappellera des progrès réalisés par l’UA et l’UNASUR, deux "copies" de l’UE qui sont de plus en plus influentes sur la scène internationale. Dépourvues de fonction publique communautaire, ces deux organisations ont développé une force commune au lieu de s’enliser dans la persécution stérile des Etats membres.
5. Le 28 juillet 2015 à 17:27, par Alexandre Marin En réponse à : Pourquoi les eurosceptiques ne sont pas les pires adversaires des fédéralistes européens
@Lame
Personne n’est pour un Etat unitaire européen qui aura fait disparaître les démocraties nationales, il s’agit de créer un Etat fédéral soumis à la subsidiarité, et une démocratie européenne qui fonctionnerait en parallèle avec les démocraties nationales sans interférer dans les questions de société ou autres politiques pour lesquelles on n’a pas besoin d’Europe.
Mais force est de constater que ce sont les Etats qui bloquent tout progrès de la démocratie européenne. L’échelon européen est dominé par l’échelon national qui le paralyse car les chefs d’Etats qui gouvernent l’Europe se préoccupent surtout de considérations nationales car ils ont été élus au niveau national et n’ont qu’une légitimité nationale et aucune légitimité européenne. C’est là que se trouve le problème de démocratie dans l’U.E.
Ce qui explique qu’ils n’aient pas de vision de l’Europe, qu’ils ne pensent qu’à court terme.
Le parlement européen dont les membres sont élus au niveau européen, jouit d’une légitimité démocratique européenne, ce qui permet aux différents groupes politiques qui le composent de nourrir une vision, que l’on approuve ou non.
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