Présidentielle en Turquie : un fauteuil pour deux visions

, par Volkan Ozkanal

Présidentielle en Turquie : un fauteuil pour deux visions
Recep Tayyip Erdoğan contre Kemal Kılıçdaroğlu ©indyturk.com

A quelques jours de l’issue d’une élection présidentielle capitale dans son histoire, presque centenaire, la République de Turquie est sur le qui-vive. L’avantage est à Recep Tayyip Erdoğan face à son opposant, Kemal Kılıçdaroğlu, mais ce dernier n’a pas dit son dernier mot.

Dernière ligne droite pour le futur du régime ?

Toute la Turquie attend avec impatience, voire anxiété, le résultat final du second tour de l’élection présidentielle qui aura lieu le 28 mai prochain. Dimanche soir, les deux candidats seront fixés sur leur sort après un premier tour remporté par Recep Tayyip Erdoğan (69 ans), le 14 mai dernier. Tout d’abord, une avance pour l’actuel président (49,52 % face à 44,88 % pour son adversaire) lors de la présidentielle puis, cerise sur le baklava, 321 députés sur 600. Ce score octroie à son parti, l’AKP, la majorité absolue au parlement. Malgré 20 ans de pouvoir, Erdoğan tient bon face à son challenger, Kemal Kılıçdaroğlu (74 ans). Dans un pays profondément divisé et qui a subi de plein fouet un terrible tremblement de terre survenu dans les villes de Kahramanmaraş, Antakya et Hatay ayant provoqué la mort de plus de 40 000 personnes.

Cette élection met en avant deux visions radicalement différentes de la société turque. Si le troisième candidat Sinan Oğan, un ancien du MHP (Parti d’action nationaliste), parti qui soutient l’AKP d’Erdoğan, s’est rallié à Erdoğan cette semaine, la mobilisation et les derniers discours des candidats font que tout va se jouer dans les ultimes instants. Plus encore que le résultat, ce sont deux visions du pays et de la politique qui se confrontent.

Deux décennies au pouvoir en tant que premier ministre puis président, quantités d’élections remportées jusqu’aux dernières municipales où son parti a perdu Istanbul et Ankara, Erdoğan a réussi à écarter tous ses opposants avec une idée en tête. Une double date qu’il voit comme l’apogée de sa politique et de son action sur tout le pays. 2023 tout d’abord, année du centenaire de la fondation de la République turque par Mustafa Kemal Atatürk (le 29 octobre prochain) sur des bases laïques mais rognées par Erdoğan depuis deux décennies. Mais aussi, et plus loin encore avec 2071, référence historique avec la bataille de Malazgirt représentant la victoire des Seldjoukides face aux Byzantins et l’arrivée des Turcs sur les terres d’Anatolie. Enfin, tout un symbole avec une troisième date, 2053, six cents ans de la prise de Constantinople par le Sultan Mehmet II.

Kemal Kılıçdaroğlu, opposant historique, a pour sa part et pour la première fois une occasion de vaincre Erdoğan lors d’une élection, la plus importante qui plus est. Lui qui s’est incliné à chaque échéance face à son rival politique a une occasion unique de vaincre la fatalité, cela malgré son retard du premier tour. Un homme qui est passé par toutes les situations politiques et personnelles. En subissant toutes les avanies aussi bien au sein de son parti, le CHP, où il a été longtemps contesté en raison de sa bienveillance et de son absence de charisme, que physiquement, entre un pavé sur la figure asséné lors d’un meeting et un attentat déjoué sur sa personne il y a quelques années. Mais c’est un homme tenace n’hésitant jamais à donner de sa personne notamment lors de sa fameuse marche pour la justice de 2017. Plus de 400 kilomètres effectués à pied pour protester contre l’arrestation arbitraire d’un de ses députés, un ancien journaliste. C’est donc, au-delà des hommes, deux visions de la société turque qui s’affrontent dans un duel qui tient en haleine tout un pays, mais également les chancelleries, notamment européennes. Erdoğan contre Kılıçdaroğlu, une sorte de baroud d’honneur pour le vaincu qui dira sans doute adieu à ses rêves de gloire.

Pour Erdoğan, l’expérience de terrain, pour Kılıçdaroğlu, le renouveau programmatic

Dans ce contexte, chacun des candidats possède des atouts mais aussi des points faibles, c’est un fait. Mais, dans un pays où le culte de l’homme fort est encré dans les moeurs, Erdoğan a sans aucun doute exacerbé sa fonction en s’arrogeant de nombreux pouvoirs. Que ce soit politique, judiciaire, économique ou diplomatique, tout passe par le « Reis », sans aucune contestation possible. Tant et si bien que même le rôle de premier ministre a été supprimé en 2018 lors d’une réforme constitutionnelle taillée sur mesure pour le natif de Kasımpaşa. Erdoğan peut se targuer d’avoir pour lui une certaine vision de la Turquie qu’il veut modeler à son image. En mettant en avant son expérience politique et internationale, le président sortant se place au-dessus de la mêlée lors de ses discours. Tel un caméléon et un homme politique hors pair sentant le vent tourné, il s’est également mis sous la coupe d’un nationalisme exacerbé pour capter les voix du candidat Sinan Oğan, chantre de l’extrême-droite turc, qui a récolté 5,2% des voix au premier tour de l’élection présidentielle.

Cependant, après des années de pouvoir, l’usure est là, et la solitude qui accompagne ses décisions aussi. Car, peu à peu, Erdoğan a perdu ses soutiens les plus fidèles du début de son aventure politique. Au gré de ses intérêts et d’une certaine façon de concevoir le pouvoir, il s’est même résolu à s’allier avec deux partis prônant un Islam radical. Le Yeniden Refah Partisi de Fatih Erbakan, fils de son mentor politique, Necmettin Erbakan, décédé en 2011, et le Hüda Par (Parti de la cause libre), branche du Hezbollah en Turquie, qui a été classée comme terroriste. C’est dire, dans ces conditions, et malgré l’expérience du pouvoir, que les alliés sont de circonstances et que rien n’est acquis pour Erdoğan au-delà du 28 mai.

De l’autre côté du spectre politique turc, Kemal Kılıçdaroğlu, économiste de formation, même s’il n’a jamais été au pouvoir, se détache de cette lacune en mettant en avant son profil d’homme humble, conciliant et ouvert au dialogue. De culture alévie, une branche minoritaire de l’islam, Kılıçdaroğlu, comparé au début au de sa carrière politique au Mahatma Gandhi, est un acharné de travail. Surtout, il représente une certaine idée de noblesse dans la politique. Une sorte d’idéaliste rompu au dialogue et qui souhaite plus que tout apaiser les tensions. Représentant de la tendance laïque qui s’oppose au conservatisme de l’AKP et de son leader Erdoğan, Kılıçdaroğlu met en avant le renouveau qu’il veut impulser s’il devient président de la République. Dialogue donc, ouverture aux larges pans de la société civile, plus de justice sociale et économique ainsi que de la liberté d’expression, il est le garant de tout ce qu’une nombreuse frange de la population turque demande. Notamment sa jeunesse étouffée dans une société de plus en plus conservatrice. Dans un pays corseté où les opposants sont systématiquement muselés, l’actuel député du CHP promet une Turquie plus sereine, débarrassée de la corruption et de l’autoritarisme.

Deux candidats, deux méthodes : Homme fort contre conciliation

Même si les deux hommes sont opposés sur pratiquement tous les sujets, il leur est arrivé à une époque de discuter ensemble. Toutefois, ce sont deux caractères résolument différents qui s’affrontent dimanche pour cette présidentielle ô combien importante. Recep Tayyip Erdoğan n’a jamais caché que pour lui la politique est un moyen d’arriver au sommet pour y imposer sa volonté. Envers et contre tout, envers et contre tous. Toutes ses décisions sont dès lors tournées vers une certaine idée qu’il se fait de la Turquie. Un conservatisme dans les valeurs morales et traditionnelles où la religion a une place omnipotente. Une présence à l’internationale entre conciliations lors des conflits et liens plus troubles dans d’autres. Dans un pays qui a vécu les soubresauts de l’instabilité propre au parlementarisme dans les années 1990, Erdoğan n’a jamais fait confiance au parlement. D’où sa volonté de tout contrôler et décider seul pour éviter la contestation. En face, Kemal Kılıçdaroğlu a un avantage substantiel à ce niveau sur Erdoğan, sa capacité de conciliation. Dans une candidature soutenue par un large spectre allant de la gauche à la droite nationaliste en passant par les islamistes dits modérés, anciens alliés d’Erdoğan, et avec six chefs de parti à gérer, Kılıçdaroğlu a été capable de naviguer intelligemment afin de gérer une potentielle future coalition.

En travaillant avec son équipe, Kılıçdaroğlu a réussi à la gageure impossible sur le papier que toutes les forces d’oppositions s’unissent derrière lui. Mais c’est aussi une faiblesse sur le long terme car rien ne dit que cet ensemble hétéroclite ne va pas péricliter s’il arrive au poste suprême. Erdoğan décide seul et s’est peu à peu isolé en gardant un pré-carré de fidèle. De tous ses anciens affidés, tous sont passés dans l’opposition que ce soit Ahmet Davutoğlu, son ancien premier ministre ou Ali Babacan, son ex-ministre de l’économie. Tant et si bien que seuls quelques ministres représentent l’AKP des années 2000 aujourd’hui : Mevlüt Çavuşoğlu, ministre des Affaires étrangères, le contesté ministre de l’Intérieur Süleyman Soylu et et Bekir Bozdağ, titulaire du ministère de la Justice. Quant à Kılıçdaroğlu, la question qui se posera certainement est le rôle offert à chacun de ses alliés. Promis à des postes importants en cas de succès présidentiel, Kılıçdaroğlu doit également faire de la place à deux maires. Ceux d’Istanbul et d’Ankara, ce qui feraient huit postes de vice-présidents en cas de victoire. Un chiffre hautement élevé et qui représentera certainement une épine dans le pied pour le candidat lors de l’après-présidentiel, s’il remporte le scrutin.

De nombreuses interrogations demeurent

Dès lors, qu’attendre de cette élection ? Si Recep Tayyip Erdoğan est bien parti pour l’emporter une nouvelle fois, une chose semble établie. Pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir, Recep Tayyip Erdoğan sent que les choses peuvent lui échapper, lui qui avait remporté les deux derniers scrutins sur des marges minimes (51% en 2014 et 52% en 2018). Dans un pays miné par une inflation galopante, cette usure du pouvoir, visible notamment chez les jeunes, est un risque majeur pour le leader de l’AKP. De l’autre côté, l’opposition et son candidat Kemal Kılıçdaroğlu, peuvent réussir là où aucun autre candidat n’a réussi jusqu’alors : déloger le président sortant par les urnes. Unis pour la première fois, Kılıçdaroğlu a une occasion unique de remporter la présidence et de rentrer dans l’histoire.

Dans ces conditions, une interrogation demeure et pas des moindres : comment vont voter les électeurs du HDP (Parti démocratique des peuples) ? Avec près de 10 millions de voix, cette grosse réserve de voies qui se trouvent dans l’est anatolien a un rôle capital. Si le vote dit kurde arrive vers l’opposition, Kılıçdaroğlu aura un grand avantage. Mais, quel que soit le vainqueur dimanche prochain, la route n’est pas dégagée pour autant. Chômage, injustice sociale, économie exsangue et surtout manque de vision sur l’avenir avec des Turcs peu optimistes sur leurs conditions de vie, voilà les sujets sur la table.

Sans compter le sort des réfugiés notamment syriens qui s’est invité dans le débat national. Les candidats rivalisant sur un point, faire partir les presque trois millions de réfugiés de Turquie. Tels sont les défis qui se présentent face à la Turquie de l’AKP ou du CHP. Erdogan aura-t-il la volonté et l’envie de s’attaquer à ces chantiers, lui qui veut laisser une trace profonde et marquante dans l’histoire turque ? Kılıçdaroğlu pourra-t-il rattraper son retard de 4 points et mettre ensuite en place son programme et satisfaire ses alliés de circonstance sans pour autant jouer à l’équilibriste ? Il y a 100 ans, Atatürk fondait la République turque au sortir de guerres et de luttes acharnées pour la liberté d’un pays qui partait de loin. Un siècle plus tard, ce sont deux hommes, deux visions de la politique, deux visions de la Turquie qui s’affrontent pour dessiner l’avenir d’un pays.

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