Le 29 février 2020, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a annoncé que la frontière avec la Grèce était ouverte. Près de 13 000 migrants ont tenté de passer les portes de l’Union européenne via la frontière extérieure grecque – pour la plupart, en vain. Les organisations non gouvernementales (O.N.G.) ont qualifié ce qui a suivi de catastrophe humanitaire : les autorités grecques et européennes ont utilisé des matraques, des gaz lacrymogènes et des grenades assourdissantes pour empêcher les réfugiés d’entrer et pour les dépouiller de leurs biens.
En raison de l’urgence humanitaire dans laquelle se trouvent les migrants échoués à la frontière gréco-turque, de nombreux Turcs et Européens se sont portés volontaires afin de les aider. Parmi ces derniers se trouvent Lorenz Böttcher et Eva Schade, deux étudiants allemands. Eva Schade, 23 ans, est étudiante en Master de psychologie interculturelle à Osnabrück. Elle travaille bénévolement dans un centre d’aide psychologique pour réfugiés. De plus, elle a acquis de l’expérience en travaillant auprès de réfugiés en Jordanie, au Liban et en Grèce.
Lorenz Böttcher, 22 ans, étudie le droit à Berlin. Il est actif depuis 2016 auprès de l’initiative étudiante berlinoise Refugee Law Clinic qui apporte des conseils juridiques aux réfugiés. Il réalise présentement un semestre d’études à Istanbul. Ensemble, ils se sont rendus à la frontière turque pour distribuer aux réfugiés des fournitures de première nécessité issues de dons privés, parmi lesquelles environ 250 bâches, plus de 300 couvertures et des médicaments, pour une valeur de plus de 8 000 euros.
treffpunkteuropa.de : Quand et pourquoi avez-vous décidé de vous engager ?
Eva Schade : En voyant ce qu’il se passait à la frontière turque, je me suis dit que je ne pouvais pas rester assise là, à regarder sans rien faire. Il fallait que j’agisse. Il en allait de même pour d’autres. C’est la raison pour laquelle j’ai créé le groupe Facebook « What can we do now ». Dans ce groupe, nous nous sommes posé la question de savoir s’il valait mieux se rendre à la frontière ou s’il était plus pertinent, par exemple, d’organiser une manifestation à Bruxelles. Mais rapidement, la réponse s’est imposée à nous : il fallait se rendre à la frontière. À ce moment, Lorenz se trouvait déjà à Istanbul, ce qui nous a permis de passer les premières nuits chez lui. Ça s’est très bien goupillé.
Les reportages mettent en lumière une situation de grande misère. Cela s’est-il confirmé sur le terrain ?
Lorenz Böttcher : Je n’étais pas très au courant de la situation et les autres m’ont prévenu que je pourrais être choqué par la réalité du terrain. Le premier jour, nous sommes allés d’Istanbul à Edirne avec une grande voiture. Des contrôles douaniers avaient lieu le long de différents fleuves et, en tant qu’étrangers avec une plaque d’immatriculation istanbuliote, nous avons été contrôlés à chaque fois. En fin de compte, la police nous a refusé l’accès à la zone frontalière. Notre voiture était déjà chargée et nous étions si frustrés que nous avons commencé à penser que nous ne pourrions pas accéder à la frontière. Le soir, nous avons pu atteindre la zone frontalière via des chemins de terre et, par grande chance, nous avons évité les contrôles. Nous avons passé la nuit dans la voiture. Le lendemain, les choses étaient déjà bien différentes : il y avait par exemple une petite place centrale couverte de réfugiés. Certains ne portaient presque pas de vêtements, étaient frigorifiés, toussaient, étaient parfois même trempés et sales.
Mais les images d’extrême misère, c’est-à-dire les images de la zone frontalière fermée, où les gens sont allongés dans la boue sous quelques bâches sommaires, sont restées pour moi des images issues de médias, puisqu’on nous a refusé l’accès jusqu’au bout.
Quel rôle jouent les initiatives civiles comme la vôtre, comparées au travail des O.N.G. ?
Eva Schade : Notre travail était dans tous les cas nécessaire. Les O.N.G. présentes sur le terrain devaient ménager la politique turque. Cela signifie qu’elles ne pouvaient pas trop contrarier le régime ni distribuer autant de matériel qu’elles l’auraient souhaité ou pu et surtout qu’il en aurait fallu. C’est le cas par exemple du Croissant-Rouge, la principale organisation humanitaire turque. Dans ce cas, des organisations comme la nôtre ont toute leur importance puisqu’elles peuvent s’opposer à la politique. Beaucoup de locaux ont également prêté main-forte. Sans eux, il est certain que ç’aurait été pire.
Comment les migrants à la frontière parlaient-ils de leur situation, de leur expérience et de la traversée de la frontière ?
Eva Schade : Comme je parle arabe, j’ai pu entrer en contact avec eux. Ceux qui avaient réussi à passer en Grèce m’ont raconté, sans exception, à quel point ils avaient été maltraités : leurs documents, leur argent, leurs téléphones leur ont été confisqués, de même que leurs vêtements et chaussures. Souvent, ils étaient battus, parfois à coups de matraque dans le dos ou sur la plante des pieds. Ils ont ensuite été ramenés en Turquie et certains d’entre eux ont été abandonnés au milieu des champs.
Lorenz Böttcher : Globalement, les gens n’ont pas peur de raconter leur histoire. Quand je suis rentré à Istanbul, beaucoup m’ont dit vouloir faire entendre leur histoire. Ils se plaignent, sollicitent notre point de vue, ainsi que les droits de l’homme en Europe.
Eva Schade : Beaucoup sont décontenancés, car ils pensaient que l’Europe appliquait les droits de l’homme. Ils se demandent où aller et ce qu’ils ont bien pu faire pour en arriver là ; ils ne sont, à leurs yeux, que des êtres humains en quête d’une vie meilleure et de protection. L’une des questions récurrentes était : « Qu’avons-nous fait pour être traités comme des animaux ? »
Impressions depuis la frontière. Photo : Lorenz Böttcher
Que pensez-vous du comportement de la Turquie et de la manière dont l’UE traite les réfugiés à la frontière grecque ?
Lorenz Böttcher : Je pense que la Turquie s’est servie de ces êtres humains comme moyen de négociation et l’UE a coopéré de bonne grâce. Au lieu de réagir et de placer l’humain au premier plan, l’UE a joué le jeu de la Turquie en renforçant ses frontières et a créé de nouvelles réalités. De mon point de vue, une politique qui ne met pas l’humain et les difficultés rencontrées par les réfugiés au premier plan est un échec complet.
Eva Schade : Je crois aussi que c’est un échec complet lorsque l’Europe, Prix Nobel de la paix, utilise des gaz lacrymogènes sur certaines populations. En particulier lorsqu’il est périmé, ce qui le rend toxique et possiblement léthal. C’est une atteinte aux droits de l’homme lorsque des individus sont battus et blessés par des Européens et que leur droit d’asile est suspendu. Et lorsque le calcul politique, la « prétendue » peur du populisme de droite, conduit à nier les droits de l’homme ou à les suspendre pour une minorité, c’est un échec de l’Europe et c’est une honte. Il est incompréhensible que cela se passe de la sorte.
Ce que je trouve dingue, c’est que l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) ait dit en 2015 qu’en cas de nécessité, nous devrions nous défendre avec des armes afin de sécuriser les frontières. Et c’est maintenant le cas. Derrière tout cela, on argumente en disant que cette situation était inévitable pour se protéger afin que les populistes de droite ne l’emportent pas. Un réfugié irakien m’a très justement dit : « Qu’est-ce que ça apporte, si, par peur de l’extrême-droite, vous faites exactement ce qu’ils feraient ? ». Je partage son questionnement.
La pandémie de la Covid-19 s’étend mondialement. En Turquie, qu’est-ce qui est fait vis-à-vis des migrants ?
Eva Schade : Le 26 mars, la situation à la zone frontalière a été résolue, en partie avec violence. Il a été dit aux réfugiés qu’ils devaient évacuer à cause de la pandémie. Beaucoup ont refusé, car ils ont tout perdu et conservaient l’espoir d’atteindre l’Europe pour y être protégés. Certains ont été déplacés par bus, d’autres sont restés et ont été forcés de regarder les forces de l’ordre réduire les tentes et l’ensemble de leurs possessions en cendres jusqu’à ce qu’ils acceptent d’être évacués en bus.
Actuellement, nous savons que 9 camps hébergent des réfugiés. Ils se trouvent en partie dans la zone frontalière avec la Grèce, et en partie à Malatya, à 15 heures de route de là, non loin de la frontière syrienne. Ils y sont actuellement en « quarantaine ». À vrai dire, nous n’avons que peu d’informations. Nous savons cependant qu’au début, ils manquaient déjà de nourriture et qu’il n’y en a toujours pas assez à ce jour. Leurs téléphones portables ont été confisqués et ils sont hébergés à plusieurs dans des tentes ou des gymnases. Il ne s’agit pas d’une quarantaine, mais plutôt une mise à l’écart de la scène publique.
Que représente cette expérience que vous avez vécue en Turquie pour votre engagement futur ?
Lorenz Böttcher : Notre préoccupation principale est de tendre la main aux personnes qui ont été incitées et parfois forcées de se rendre à la frontière à cause de renvois de balle stratégiques entre la Turquie et l’UE. C’est incroyablement difficile en ce moment, bien que la situation d’urgence perdure. Par ailleurs, ici à Istanbul, j’essaye d’apporter de la nourriture et des fournitures de première nécessité aux réfugiés plus âgés et pour lesquels la situation est difficile, même en temps normal.
Eva Schade : Il faut surtout être attentif à ce qu’il se passera lorsque les soi-disant « deux semaines de quarantaine » seront terminées. On ne sait pas où ces populations se rendront, ni si une nouvelle catastrophe se produira à la frontière. De plus, nous essayons de rendre la situation des migrants en Turquie publique grâce au travail des médias et à notre blog.
Diriez-vous que vous avez une identité européenne ? Si oui, comment a-t-elle été influencée par les actions de l’UE à la frontière ?
Lorenz Böttcher : Bien sûr, il y a eu du changement. Je dirais que je me sens européen. Néanmoins, lors de discussions avec des migrants, je me suis souvent excusé de la politique irresponsable de l’UE. Ils voient que je porte des vêtements décents, que je suis ici pour mes études et non pas parce que j’ai été chassé. C’est pour cela que je peux apporter de l’aide. Mais parallèlement, le pays dont je viens et ceux d’où viennent d’autres volontaires, tirent sur les réfugiés et leur ferment les frontières. Tant de fois, je me suis excusé et je leur ai dit combien j’ai honte.
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