Qu’est-ce que l’Europe centrale ?

, par Samuel Touron

Qu'est-ce que l'Europe centrale ?
Monument à Jan Palach sur la place Venceslas à Prague. Cet étudiant tchèque s’était immolé par le feu, le 16 janvier 1969 pour dénoncer la « normalisation » à la suite de la répression dans le sang du Printemps de Prague.

L’Europe centrale, un espace que nous autres Occidentaux, ne connaissons que trop peu. Entrés pour la plupart dans l’Union européenne à partir de 2004, ces Etats cultivent une appartenance singulière au sein de l’Union. Culturellement occidentaux, la période d’imposition du communisme soviétique par l’URSS a créé un gouffre difficile à combler entre « Est » et « Ouest ». Retard économique, instabilité politique, tensions géopolitiques, questionnements identitaires, inégalités, conflits mémoriels, les défis à relever pour l’Europe centrale et l’UE sont nombreux. Le Taurillon vous propose, cet été, de plonger dans cette « Europe centrale » à la fois si lointaine et si proche , où se joue sans doute l’avenir de l’UE.

Espace aux frontières floues, « entre Baltique et mer innomée » pour les géographes, « Europe de l’est » pour bien des Occidentaux, « étranger proche » pour la géopolitique russe, l’Europe centrale est singulière en tant qu’elle est culturellement occidentale mais fut politiquement « soviétique » ou « russe ». Le rideau de fer qui s’est abattu de Stettin à Trieste - épargnant seulement l’Autriche - s’apparentait plutôt à une hache, amputant douloureusement l’Occident d’une partie de lui-même. La perte de Prague, de Budapest, de Cracovie, de Varsovie et de tant d’autres villes plus petites mais à la culture profondément occidentale et européenne fut un drame terrible dont les Occidentaux ne se rendirent même pas compte. Seule peut-être l’Autriche prit conscience que Vienne était bien terne sans son âme centre-européenne.

« Nous mourrons pour la Hongrie et pour l’Europe »

Lors de la division de l’Europe en deux blocs, c’est l’unité européenne elle-même qui fut détruite, et cette unité ne s’incarne pas seulement dans le politique ou l’économique, c’est aussi et surtout une unité culturelle. L’Europe centrale fut politiquement soviétisée par la force, l’Europe de l’Ouest fut américanisée culturellement par le « soft-power ». Alors, tragiquement, lorsque c’est par la défense de sa culture que l’Europe centrale fit tomber le rideau de fer, elle ne retrouva pas l’Europe de l’Ouest qu’elle avait laissée en 1938. Milan Kundera, dans une de ses brillantes réflexions, nous livre un passage intéressant sur cette identification de l’Europe centrale à l’Occident. Reprenant le télex envoyé par le directeur de l’agence de presse de Hongrie en novembre 1956, quelques minutes avant que celui-ci ne fut écrasé par l’artillerie soviétique - « Nous mourrons pour la Hongrie et pour l’Europe » - il démontre que le directeur de l’agence de presse était prêt à mourir « pour que la Hongrie restât Hongrie et pour que la Hongrie restât Europe ».

Quelle autre phrase, quel autre sacrifice, montre, avec autant de force et de panache que l’Europe centrale est bien européenne ? Les chars soviétiques ne menaçaient pas l’Europe de l’Ouest en novembre 1956. Non, ils se sont arrêtés à Budapest, au cœur-même de la Hongrie et de l’Europe. Rejetons donc en masse tous ceux qui font de l’Europe centrale, « le monde slave » - auquel n’appartiennent ni les Hongrois ni les Roumains - unis à la Russie culturellement. Rien n’est plus faux. L’Europe centrale est Europe et c’est pour le rester qu’elle a lutté pendant un demi-siècle face au communisme soviétique et mené dès la fin des années 1980 une série de révolutions qui firent tomber le rideau de fer.

« Nous autres, petites nations, savons que nous sommes mortelles »

Pour l’Europe centrale, l’unité européenne était culturelle. Elle avait en mémoire la période 1918-1938, véritable âge d’or, durant lequelle, après des siècles de conflits et de domination tantôt russe, tantôt ottomane, tantôt autrichienne et allemande, elle avait conquis l’indépendance de ses « petites nations ». L’hymne polonais commence par la phrase suivante : « La Pologne n’a pas encore péri » montrant la menace existentielle constante qui pèse sur les nations centre-européennes. Conscientes qu’elles sont mortelles, elles s’incarnent pleinement dans l’Occident de la période 1918-1938. L’hymne polonais le devint d’ailleurs officiellement en 1926.

La fin des années 1980 est marquée par des révolutions dans les pays d’Europe centrale qui, pacifiquement comme en Hongrie, ou par la force comme en Roumanie, renversent les partis communistes restés au pouvoir durant près de 50 ans. Heureuse de retrouver en 1989 sa liberté, sa culture, ses nations, l’Europe centrale a formé de nouveaux Etats et s’est retrouvée confrontée à un idéal européen difficile pour elle à appréhender. En effet, comment penser le post-national dans un espace qui sortait à peine de l’expérience post-nationale traumatisante qu’était le communisme soviétique ? D’une unité européenne qu’elle pensait être culturelle, l’Europe centrale s’est retrouvée face à un embryon d’unité européenne politique. La réunification avec « l’Ouest » et la découverte de l’économie de marché et de la société de consommation se fait dans une hystérie générale. Jacques Rupnik parle « d’eurostérie » qui, passée l’euphorie des premières années, bascule dans un marasme généralisé. La « thérapie de choc » recommandée par l’UE et le FMI aux nouveaux dirigeants des Etats post-communistes fait basculer la perception d’un libéralisme synonyme de prospérité vers un libéralisme synonyme de précarité.

Cette grande désillusion fait naître une nostalgie pour les anciens systèmes communistes qui garantissaient un emploi à vie, un salaire minimum, des soins gratuits et promouvaient d’autres principes et valeurs que « le culte de l’argent et de la réussite ». Les retraités, les fonctionnaires, les mineurs, et les ouvriers de l’industrie lourde sont les grands perdants du changement de monde et nourrissent cette nostalgie. La corruption, déjà importante dans les dernières heures du « bloc de l’Est » s’est maintenue et parfois aggravée avec les privatisations des années 1990. En Slovaquie, dès l’indépendance en 1993, le président Vladimir Meciar distribuait à ses amis, pour une somme symbolique, les entreprises dont l’Etat était propriétaire. De la Lituanie à la Hongrie, les scandales et les démissions d’hommes politiques deviennent monnaie courante entraînant une perte de confiance forte dans le jeu électoral et les nouvelles institutions politiques.

« Il faudra des dizaines et des dizaines d’années avant d’intégrer l’Europe de l’est »

Selon l’historien Jean-François Soulet, « l’opinion est-européenne se montre particulièrement sensible au charisme des hommes politiques ». Vladimir Meciar en Slovaquie se pose en 1993 en « homme fort » privilégiant le culte de l’Etat-nation à celui de la démocratie. Vaclav Havel prolonge l’image du « président sauveur » née avec Thomas Masaryk, premier président de l’Etat tchécoslovaque. Pendant plus de 13 ans il est à la tête de la République Tchèque et de la Slovaquie (à partir de 1993 de la République tchèque seule). Vaira Vike-Freiberga dirige la Lettonie de 1999 à 2007. Les exemples pourraient se succéder longuement, le constat est cependant évident : bien que les nouveaux Etats d’Europe centrale soient majoritairement des républiques parlementaires, les présidents ou premiers ministres se maintiennent durablement à la tête de leurs Etats et sont souvent des personnalités charismatiques. Cinquante années de culte de la personnalité ne s’oublient pas aisément.

La plupart des spécialistes de l’intégration européenne s’accordaient à dire au début des années 1990 qu’il faudrait une quinzaine d’années pour que les nouveaux entrants « de l’Est » s’approprient la démocratie et le libéralisme « de l’Ouest ». Plus de trente ans après la chute du mur, force est de constater que nous en sommes encore loin. Nombre d’États ont été incapables d’atteindre les standards pour rejoindre l’UE. Ceux qui l’ont rejoint ont aujourd’hui pour beaucoup à leur tête des gouvernements conservateurs, parfois eurosceptiques : la Hongrie en est le meilleur exemple.

Les formations néo-nazies, les attaques à l’égard des minorités ethniques, sexuelles, linguistiques ont aussi pu renaître et se renforcer, témoignant d’une identité nationale difficile à construire et d’une mémoire officielle et collective compliquée à bâtir. En Lettonie, l’importante minorité russophone n’a pas pu accéder à la citoyenneté lettone à l’indépendance, et l’identité nationale s’est construite, en grande partie, sur la russophobie. En Estonie également, une véritable guerre des mémoires a lieu entre anciens combattants soviétiques et « combattants de la liberté », alliés des nazis face à l’armée rouge. À Lihula, village estonien de 1.425 âmes a été élevé, en 2004, un monument à la gloire des Waffen-SS estoniens « tombés pour la liberté ». Cette problématique mémorielle, exacerbée dans les Pays Baltes gangrène toute l’Europe centrale. Les mémoires officielles construites après la chute du communisme ont fait du communisme soviétique le prolongement du nazisme dont l’horreur et la violence sont mises à un même niveau. La période 1919-1939 est ainsi idéalisée et vécue comme un âge d’or, tandis que la période 1939-1989 s’envisage comme une période sombre d’un seul et même tenant. La période historique qui s’ouvre souhaite donc reproduire un âge d’or passé duquel elle multiplie les références historiques.

« Nous sommes dans la peau de prisonniers qui ont fini par s’habituer à la prison »

Ce désir d’être plus fort pour ne plus disparaître est l’une des raisons qui a poussé les Etats d’Europe centrale à entrer dans l’UE et dans l’OTAN le plus rapidement possible. Une autre raison en est la forte croyance, parmi les élites post-communistes, dans un libéralisme économique vecteur de prospérité, de croissance continue et de bien-être. L’adhésion à l’Union permettait d’intégrer l’espace de libre-échange le plus poussé de l’Histoire et offrait, grâce aux avantages comparatifs, des perspectives de développement économique. Si la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie et la République Tchèque ont effectivement connu des taux de croissance records, jamais, dans ces pays, les inégalités économiques et sociales n’ont été aussi fortes. La pauvreté et la précarité persistent et posent des défis majeurs à ces Etats et à l’Union de par l’adoption et l’utilisation des fonds structurels. Une chose est certaine cependant, l’Europe centrale chérit davantage (au moins les anciennes générations) le bien-être matériel, la prospérité et la stabilité politique que le pluralisme politique, les libertés civiques et les droits humains. L’Ouest lui ressemble d’ailleurs, pour d’autres raisons, de plus en plus. Vaclav Havel parle à ce sujet d’un syndrome du prisonnier : « Nous sommes dans la peau de prisonniers qui ont fini par s’habituer à la prison : une fois libérés, ils ne savent plus quoi faire de leur liberté et sont malheureux du fait de devoir prendre sans arrêt des décisions ».

Alors, quels défis attendent l’Europe centrale et l’UE ? Tout d’abord, réduire les inégalités économiques, maintenir la croissance économique et combler le retard pris sur l’Ouest. Ensuite, poursuivre l’apprentissage démocratique et construire une mémoire apaisée et non-conflictuelle de la période nazie et soviétique. Enfin, et c’est sans doute le défi le plus dur et le plus complexe à relever, il nous faut construire une Union dans laquelle les principes et les valeurs que nous défendons et promouvons sont les mêmes partout. L’Europe occidentale doit à nouveau considérer l’Europe centrale, son histoire, sa culture, sa mentalité : elle s’y reconnaîtra et pourra, dans toute cette diversité, s’unir.

« Sa vraie tragédie n’est donc pas la Russie mais l’Europe »

L’Europe centrale, enfin, doit tourner son regard vers l’avenir et non plus vers un temps passé révolu. Elle se condamne sinon à évoluer en anachronisme permanent avec ses voisins occidentaux. C’est cet anachronisme, menace pour la stabilité de l’Union, que nous devons, en tant qu’Européens, combattre en érigeant des principes et des valeurs en commun, respectés par tous, élaborés par tous. Milan Kundera dans un Occident Kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale trouve une fois de plus des mots d’une justesse bouleversante : « L’Europe centrale doit donc s’opposer (…) à la force immatérielle du temps qui, irrémédiablement, laisse derrière lui l’époque de la culture. C’est pourquoi les révoltes centre-européennes ont quelque chose de conservateur, je dirais presque d’anachronique. (…) Sa vraie tragédie n’est donc pas la Russie mais l’Europe. »

L’Union européenne ne peut pas et ne doit donc pas être une union simplement politique et économique, elle doit aussi être une union de principes et de valeurs, sinon jamais elle ne sera pleinement comprise par l’Europe centrale. Nous devons apprendre de l’Europe centrale, apprendre que nos Etats et nos nations sont également mortels et que seule l’UE nous offre une perspective d’avenir souverain. Cette réalité, même les gouvernements les plus conservateurs et les plus eurosceptiques d’Europe centrale l’ont compris. A-t-on déjà entendu Viktor Orban ou Mateusz Morawiecki menacer sérieusement de quitter l’Union ?

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