La voiture, marqueur des inégalités territoriales
Dans les zones rurales françaises, la voiture n’est en réalité pas un choix mais bien une nécessité. Selon le Cerema, 70% des déplacements en dehors des villes s’effectuent en automobile. Pour les jeunes ruraux âgés de 18 à 29 ans, la dépendance est encore plus marquée : 69% en dépendent quotidiennement, contre 38% des jeunes urbains. Cette dépendance peut notamment s’expliquer par l’éloignement croissant des services publics, des emplois et des commerces, causé depuis les années 1970 par la désindustrialisation. Ainsi, selon l’Insee, la distance médiane domicile-travail pour les actifs ruraux atteint 13 kilomètres en 2019, soit une augmentation de moitié par rapport à 1999 (8,1 km).
Cette réalité façonne le quotidien des populations rurales. D’après l’Institut Terram, les jeunes habitants des communes très peu denses passeraient près de 2h37 dans les transports chaque jour, soit une moyenne de 42 minutes de plus que les jeunes urbains. En outre, le budget moyen de transports pour un jeune rural s’élève à 528 euros par mois, contre 307 euros pour un jeune urbain, un coût largement plus élevé. Dans l’ensemble, la voiture représente 21% des dépenses des ménages ruraux.
Cette dépendance automobile structure également les rapports sociaux et l’identité territoriale des classes populaires rurales. Sans voiture, l’accès à l’emploi, aux soins ou encore aux loisirs devient presque impossible. Ainsi, selon l’Institut Terram, 49% des jeunes ruraux déclarent avoir déjà renoncé à la pratique d’activités culturelles en raison de contraintes de déplacement, et 38% de ceux en recherche d’emploi ont même renoncé à passer un entretien pour les mêmes motifs.
Des gilets jaunes à la contestation de 2035 : l’automobile comme révélateur politique
Déclenché en novembre 2018 par la hausse de la taxe sur le diesel, le mouvement des gilets jaunes a révélé au grand public cette fracture territoriale. Ce qui était pourtant présenté comme une précaution écologique a été perçu par les classes populaires rurales comme une mesure injuste. Celle-ci fragilise effectivement les plus modestes vis-à-vis des plus riches, alors même que les 10% des ménages les plus riches émettent 2,7 fois plus de CO2 que les 10% les plus pauvres. Ainsi, cette injustice climatique alimente fortement le sentiment d’abandon politique vécu par les ruraux. De fait, ces derniers dénoncent le poids jugé disproportionné des efforts environnementaux qui leur sont demandés par rapport aux populations urbaines, sans aucune reconnaissance des contraintes spécifiques vécues au quotidien.
Ce sentiment d’abandon nourrit un euroscepticisme marqué dans les campagnes françaises. Selon l’Institut Jacques Delors, la France se situerait parmi les pays les moins favorables à l’UE, avec 50% de défiance vis-à-vis de l’Union. Cette défiance est par ailleurs particulièrement forte dans les zones rurales, de part la surreprésentation des classes populaires dans ces milieux. Désormais perçue comme un projet technocratique, les décisions prises à Bruxelles, comme l’interdiction des voitures thermiques en 2035, n’améliorent pas l’euroscepticisme des citoyens.
Le défi de la voiture électrique : une mesure impossible ?
L’ambition européenne de basculer vers le tout-électrique d’ici 2035 fait face à de nombreux obstacles dans les zones rurales. D’abord, le coût d’achat reste plus que contraignant pour les ménages modestes : seul un ménage modeste sur dix serait prêt à acheter une voiture électrique aujourd’hui.
Ensuite, les infrastructures de recharge demeurent dramatiquement insuffisantes hors des grandes villes. Selon le ministère de l’Écologie, "80% des habitants des zones rurales sont dépendants de la voiture [...]. Peu d’alternatives s’offrent à ce jour aux populations de ces territoires”. La faible densité de population, les coûts élevés d’installation ainsi que l’absence de réseau électrique performant dans plusieurs territoires compliquent le déploiement de bornes de recharge. Pour les habitants de ces zones, déjà forcés à de longs trajets chaque jour, l’autonomie et l’accès à ce type de bornes constituent des freins majeurs à l’adoption de véhicules électriques.
Vers une transition plus juste
La transition vers l’électrique ne peut être un succès sans politiques d’accompagnement : un réel développement des transports en commun ruraux, l’installation de bornes de recharge accessibles ou encore des aides financières. Globalement, le rapprochement des services publics et des emplois est nécessaire dans ces milieux. L’euroscepticisme rural trouve alors une part de son explication dans cette dépendance automobile.
Tant que ces politiques européennes continueront d’être perçues comme des contraintes déconnectées des réalités territoriales, elles alimenteront la défiance des citoyens. Ainsi, l’enjeu n’est pas seulement environnemental : il est surtout politique et social. Sans justice territoriale, il n’y aura alors pas d’acceptabilité de la transition écologique.

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