Quelle place pour l’Europe dans la conquête spatiale ?

, par Clémence Dogniez

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Quelle place pour l'Europe dans la conquête spatiale ?
Image : ESA_events / Flickr

Au printemps 2021, Thomas Pesquet sera le premier Européen à s’envoler dans l’espace avec SpaceX. Accompagné des Américains Shane Kimbrough et Megan McArthur, ainsi que du Japonais Akihiko Hoshide, il prendra place à bord de la nouvelle capsule américaine Crew Dragon de SpaceX, pour se diriger vers la Station spatiale internationale (ISS). La participation du français dans ce projet américain montre que l’Europe joue dans la cour des grands dans cette course à l’espace. Cependant est-elle à même de s’imposer autant que ses concurrents ou se contente-elle simplement de participer à leurs exploits ? Quelle place l’Europe arrive t-elle à se faire entre les géants Américains et Chinois dans une conquête spatiale qui semble plus que jamais relancée ?

Une conquête spatiale sous la main mise Américaine ?

Bien que l’envol de Thomas Pesquet fasse émerger l’image d’une Europe active dans le secteur spatial, ce projet reste celui de Space X, une entreprise américaine fondée par Elon Musk. Cet entrepreneur qui s’est fait un nom depuis plusieurs années, notamment grâce à son entreprise Tesla, est désormais associé à un nouvel exploit : le premier vol habité opéré par une société privée. En mai dernier, les astronautes américains Bob Behnken et Doug Hurley ont pris la direction de l’ISS à bord de la fusée Falcon 9 de Space X. Cet événement vient démontrer un retour en force des Etats-Unis dans la conquête spatiale, à la fois par l’implication du privé - apportant un soutien financier et technologique abondant - mais également par le retour de la souveraineté Américaine dans le projet.

En effet, la fusée Falcon a été envoyée depuis la Floride, une première depuis de la navette Atlantis en 2011. « Dans l’histoire de la conquête spatiale, disposer d’un accès indépendant à l’espace pour ses astronautes est un outil de souveraineté », explique ainsi Jean-Yves Le Gall, le président du Centre national d’études spatiales (C.N.E.S.). Depuis 2011, tous les départs des astronautes américains en direction de l’ISS se faisaient par le Kazakhstan, à bord des Soyouz russes.

Cette reprise en main de la conquête spatiale ne se limite pas à l’exemple Falcon 9, mais s’inscrit dans une tendance de plus en plus marquée par la Maison Blanche. En effet, selon la journaliste Agnès Vahramian, Donald Trump « a fait de la reconquête spatiale une priorité » comme l’attestent les accords Artemis. Présentés le 15 mai 2020 par la Nasa, ces accords prévoient de nouveaux vols vers la lune et l’installation d’une base en 2024.

Dans cette optique, la Nasa vient d’établir un cadre juridique autour de la conquête spatiale. Certains principes existant sont réaffirmés, comme l’accord sur le sauvetage des astronautes ou la restitution des objets lancés dans l’espace extra-atmosphérique (prévus dans l’accord de 1968). D’autres se veulent en complément des accords existant, comme la protection des sites explorés « à valeur historique » ou la publication des données scientifiques « afin de garantir que le monde entier puisse bénéficier du voyage d’exploration et de découvertes d’Artémis ». Cependant parmi ces nouveaux points énoncés, deux thèmes font débat et suscitent l’attention de la communauté internationale : l’exploitation et l’appropriation des ressources « extraterrestres » - plus particulièrement les ressources lunaires – et la mise en place de « zones de sécurité ».

Concernant le premier point, deux traités onusiens font office de référence en la matière : le traité de l’espace de 1967, précisé par le traité sur la Lune de 1979. Selon l’article 11 du traité de 1979 : « la Lune et ses ressources naturelles constituent le patrimoine commun de l’humanité » et « la surface et le sous-sol de la Lune ne peuvent être la propriété d’Etats, d’organisations internationales intergouvernementales ou non gouvernementales, d’organisations nationales, qu’elles aient ou non la personnalité morale, ou de personnes physiques ». Cependant, comme l’explique Marco Ferrazzani, chef du service juridique de l’Agence spatiale européenne : « le traité sur la Lune est de moins en moins pris en compte », particulièrement par le locataire actuel de la Maison Blanche : « le Président américain le dit clairement dans son décret du 6 avril. L’idée d’instaurer un régime partagé et multilatéral de la Lune comme cela existe pour l’Antarctique est rejetée ».

Le décret présidentiel évoqué a été signé le 6 avril 2020 dans le but d’« encourager le soutien international pour la récupération et l’utilisation des ressources spatiales ». Cette récupération des ressources est justifiée du fait que « l’espace extra-atmosphérique est un domaine de l’activité humaine unique sur le plan juridique et physique » par conséquent, « les Etats-Unis ne le considèrent pas comme un bien commun mondial ». Autre point de tension : l’idée de « zones de sécurité » visant à « réduire les interférences ou les conflits entre les opérations rivales ». Si ces zones n’ont pas vocation à se soumettre à la souveraineté de certains, pour Xavier Pasco, responsable du pôle « Espace » à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) : « on voit émerger aux Etats-Unis une vision de l’espace qui est presque géographique. Aller dans l’espace de façon plus routinière [¼] conduit à s’y projeter dans une logique presque territoriale et on y a besoin d’une protection parce que le spatial est considéré comme une infrastructure d’intérêt vital. »

Ces accords Artemis viennent ainsi bouleverser le vieux consensus international sur la conquête spatiale. Pour Pierre Barthélémy, journaliste au journal Le Monde, Donald Trump « donne, du haut de son poste de numéro un de la première puissance mondiale, le coup d’envoi de la ruée vers « l’or lunaire » ». Mais ces accords ne font pas l’unanimité au sein de la communauté internationale, comme le démontrent les mots de Dmitri Rogozine, directeur général de Roscosmos (l’agence spatiale russe), le 25 mai dernier : « nous n’accepterons en aucun cas les tentatives de privatisation de la Lune. C’est illégal, c’est contraire au droit international ». Au delà du contenu, c’est également la méthode qui déplait, à savoir le bilatéralisme : « les agences spatiales qui rejoignent la Nasa dans le programme Artémis le feront en exécutant les accords bilatéraux Artémis » a ainsi affirmé la NASA. Pour Xavier Pasco, contrairement aux Russes et aux Chinois qui cherchent à « promouvoir des traités internationaux juridiquement contraignants », les Etats-Unis « préfèrent des arrangements politiques mettant en place une espèce de club dont les membres adhèrent à leur vision ».

Malgré ces critiques, les Etats-Unis restent en position de force pour imposer leur approche intellectuelle et juridique de l’occupation de l’espace : « ils donnent le “ la ”, ils sont les chefs d’orchestre de toute l’activité d’exploration du Système solaire » a souligné Xavier Pasco. En effet, si la Chine investit des milliards d’euros et commence à remporter de nombreux succès - comme le lancement, le 23 juillet 2020, d’une sonde à destination de Mars – elle doit encore rattraper un retard important dans le secteur. Également investisseur massif dans le domaine, l’Europe a elle aussi une place importante. Mais peut-elle réellement se positionner face au leader Américain dans la conquête spatiale ?

Malgré un retard dans la course, l’Europe prépare son retour

Dès les années 1950, les activités spatiales ont débuté en pleine Guerre Froide, devenant un nouvel enjeu de rivalité entre les Etats-Unis et l’URSS. Il faut attendre une dizaine d’années pour que l’Europe fasse à son tour son apparition par le biais de la France et son satellite A1 « Astérix », le 26 novembre 1965, suivie par le Royaume-Uni, qui lance Prospero le 28 octobre 1971. Mais ces deux avancées majeures restent nationales et en aucun cas vues comme un succès « européen ». Dans les années 1960, la conquête spatiale se développant de plus en plus, l’Europe décide alors de se lancer dans la course. En 1964, deux organismes vont ainsi voir le jour. Le premier est nommé le C.E.C.L.E.S. (Centre européen pour la construction de lanceurs d’engins spatiaux) et doit mettre au point le premier lanceur européen. En complément, le second organisme : le C.E.R.S. (Conseil européen de recherches spatiales) vise comme objectif la création de satellites et leurs applications. Cependant le développement du lanceur Europa prend du retard et les échecs de lancements du lanceur complet s’accumulent. Le Royaume-Uni et l’Italie décident de se désengager du programme.

Face à ce constat d’échec, l’Europe fait le choix d’adopter un organisme unique pour concentrer les efforts. Le 30 mai 1975, l’E.S.A ou A.S.E. (l’Agence spatiale européenne) rassemble la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie, la Belgique, le Danemark, l’Irlande, la Suède, les Pays-Bas et la Suisse. Si les Etats s’accordent sur ce projet européen afin de lui conférer une réelle ampleur, l’E.S.A. n’a pas souveraineté sur toutes les activités spatiales des pays membres. Chaque Etat continue de mener ses propres projets en parallèle, seul ou en partenariat avec des pays européens ou non. De plus, si l’E.S.A est une organisation européenne, elle est indépendante de l’Europe communautaire. Aujourd’hui, l’agence spatiale est, par son budget (6 680 millions d’euros en 2020), la troisième agence spatiale dans le monde après la NASA et l’Administration spatiale nationale chinoise.

Au delà du budget alloué, l’E.S.A. a su s’affirmer par des projets innovants et marquants, comme en 2014 avec deux premières historiques. En août, tout d’abord, la sonde Rosetta est mise en orbite autour de la comète 67P/Tchourioumov-Guérassimenko. Puis en novembre, l’atterrisseur Philaé se pose sur cette même comète (à plus de 500 millions de km de la Terre). L’Europe est donc perçue à l’internationale comme un acteur important dans l’exploration spatiale, comme le montre sa participation à l’ISS (Station Spatiale Internationale) avec en 2009, Frank De Winne qui devient le premier astronaute européen à être nommé commandant de l’ISS lors de l’expédition 21 (habituellement américain ou russe). Malgré cela, l’Europe peine à s’imposer comme réel concurrent dans la course à l’espace.

Pour Jean-Yves Le Gall, président du Centre national d’études spatiales (C.N.E.S.) : « l’Europe est en haut du classement avec les États-Unis et la Chine » faisant partie « des leaders spatiaux, notamment en termes qualitatifs ». Il justifie notamment ce leadership par le budget qu’allouent les Etats à ce domaine : la France, par exemple, consacre « le deuxième budget au monde après les États-Unis. Il s’élève à 50 euros par an et par habitant en Amérique et à 37 euros par an et par habitant en France ». Pourtant de nombreux analystes viennent tempérer ce bilan élogieux, comme Arthur Sauzay, expert des questions spatiales à l’Institut Montaigne, qui considère que si « l’Europe est toujours un grand acteur économique du spatial, d’un point de vue politique nous peinons à nous affirmer », ce qui impose à l’Europe de « rester au second plan » face aux États-Unis ou à la Chine. L’une des principales raisons pointée du doigt est le « new space » ou l’apparition du privé comme moteur de la conquête spatiale.

En effet, les programmes initiés par l’E.S.A. sont financés directement par les pays membres. Si des partenariats sont mis en place pour acquérir des soutiens financiers comme avec Thalès ou Airbus, l’Europe ne peut faire face à ses homologues Américains et Chinois qui bénéficient du soutien des géants du numérique : les GAFA pour l’un et les BATX pour l’autre. Ainsi, pour l’expert des questions spatiales à l’Institut Montaigne : « la gouvernance spatiale européenne a longtemps été une force avec l’Agence spatiale européenne, en assurant une vraie continuité des projets, au-delà des alternances politiques, contrairement à la Nasa. Le problème aujourd’hui, c’est que l’ESA a un processus de décision qui est lent, ce qui peut être handicapant avec l’accélération du développement du new space et des acteurs privés notamment américains, qui disposent de capacités financières considérables ». Clarisse Angelier, déléguée générale de l’Association nationale de la Recherche et de la Technologie, insiste donc sur la nécessité d’embarquer les industries du non spatial « qui n’ont pas encore connaissance des atouts que les services et produits spatiaux peuvent leur apporter ».

L’A.N.R.T. propose un « écosystème européen intersectoriel » construit « autour de la participation du Cnes et de l’ESA » qui serait « élargi au-delà des acteurs historiques du spatial ». Pour la déléguée générale de l’association : « l’échelle européenne peut permettre de développer un écosystème durable et économiquement attrayant sur et autour de la Lune » notamment en les « fédérant] au niveau européen de façon à créer dans un premier temps des liens entre les industries et les agences spatiales ». Mais au delà du problème d’investissement privé, s’ajouterait également un manque d’unité européenne dans le secteur. Anaïs Bouissou, pour RTL, explique ainsi que « face à ses rivaux américains et chinois, l’Europe est à la traîne en matière de conquête spatiale à cause de moyens plus restreints mais aussi d’un manque d’unité ». Bien que l’E.S.A constitue un bon exemple de coopération internationale, celle-ci semble freinée par un budget privé sous développé et une indépendance des Etats-membres qui disposent pour la plupart de leur propre agence spatiale nationale.

Pour autant l’Europe reste dans la course et ne compte pas baisser les bras. Celle-ci tente désormais de marquer des points dans les micro-satellites et sa fusée Vega témoigne d’un retour en force du vieux continent. Après avoir été reporté de nombreuses fois, le lancement de la fusée européenne Vega s’est finalement déroulé le 2 septembre dernier au Centre spatial guyanais (CSG) réussissant à placer sur orbite une cinquantaine de nano-satellites. Arianespace tente par là de s’imposer sur le marché des nano et micro-satellites, un marché en plein essor allant de la recherche scientifique au développement des communications. Et l’entreprise a déjà prévu son prochain tir pour la mi-octobre : « c’est un beau symbole, après une Ariane 5, maintenant Vega, nous serons en octobre avec Soyouz, cela illustre notre famille de lanceurs », a commenté Stéphane Israël, le PDG d’Arianespace durant la mission de Vega. Malgré un marché fortement concurrentiel où s’affrontent des acteurs comme Space X, l’Europe a fait le choix d’entrer dans la course et ses débuts sont de bonne augure.

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Vos commentaires
  • Le 9 septembre 2020 à 15:47, par philippejamel En réponse à : Quelle place pour l’Europe dans la conquête spatiale ?

    l’Europe, pardon Ariane, est en difficulté : je ne parle pas de la seule route qui peut être coupée en Guyane pour l’assemblage des morceaux de la fusée soit en raison des tempêtes des grèves ..... elle est en difficulté car tous les morceaux viennent de partout et la logistique et le covid ne font pas bon ménage. Les coûts ont été réduits : construction à plat plus efficace, rapide mais il demeure les problèmes de corruption, de vents (tempêtes) que personne ne souhaite résoudre. Bref, de nombreux nouveaux pays se lancent dans l’aventure spatiale avec des coûts dérisoires : une concurrence dure à affronter, des fusées en kit, imprimées, des rampes de lancement « jetables », des tarifs cent fois moins élevés. Discutez avec des astronautes français à la retraite, c’est un autre monde

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