D’aucuns pouvaient craindre, ou du moins attendre avec appréhension la fin de « l’époque Merkel ». La chancelière avec laquelle toute une génération a grandi (j’avais dix ans au moment de son investiture, j’en ai vingt-six aujourd’hui) a été un pôle de stabilité et de pragmatisme durant les multiples crises que l’Europe a connues au cours des quinze dernières années, et ce malgré les critiques reçues pour des décisions qu’elle a prises lors de ces mêmes crises. Usée par le pouvoir, tout comme son mentor Helmut Kohl avant elle, Angela Merkel n’aura pourtant pas réussi à transmettre le flambeau à un dauphin de son parti. Armin Laschet, miné par des contestations internes, a essuyé une défaite historique pour la CDU-CSU (24% des suffrages, une baisse de 9 points par rapport au score, déjà faible, de 2017).
Grâce à son expérience et à son réalisme très « merkélien », l’ancien maire de Hambourg et vice-chancelier chargé des finances Olaf Scholz a convaincu des électeurs allemands aspirant à l’alternance mais peu enclins aux expériences de rupture dont nous avons quelque peu l’habitude de notre côté du Rhin. Dès sa première visite officielle en France, le chancelier Scholz a d’ailleurs rappelé quelques lois d’airain de la politique allemande, comme la maîtrise des déficits publics, bien mise à mal en cette période de Covid-19.
Émiettement de la scène politique allemande, reflet d’une situation analogue en Europe
Cette apparente continuité cacherait presque une mutation profonde du paysage politique allemand, à l’œuvre également au niveau supranational européen : l’émiettement de la scène politique. Hormis les coalitions composées de « L’Union », le tandem CDU-CSU au niveau fédéral, c’est la première fois depuis 1949 qu’un gouvernement est formé de trois partis distincts (le SPD, les Verts et le FDP). À eux trois, ces formations n’ont rassemblé qu’un peu moins de 52% des voix, alors que la majorité absolue des votes directs tourne autour de 45% au Bundestag. De manière encore plus frappante, le SPD et la CDU-CSU n’ont rassemblé que 49,8% des voix. Par titre de comparaison, ces deux grands partis ont remporté plus de 90% des suffrages lors de l’élection fédérale de 1976, et comptaient encore environ 70% des voix en 2005.
Avec de tels résultats, une « grande coalition » entre le SPD et la CDU-CSU est de moins en moins possible, ce qui pousse à conclure des alliances avec des formations plus modestes, augmentant mathématiquement le nombre d’acteurs pour composer un gouvernement.
Cet émiettement a une cause et une conséquence principales.
L’entrée au Bundestag de partis à l’origine contestataire (les Verts en 1983, die Linke en 2005, l’AfD en 2013) a remis en cause un équilibre formé par un grand parti de centre-gauche et un grand parti de centre-droit avec un petit parti libéral, souvent faiseur de roi. La conséquence est, comme nous venons de l’évoquer, la multiplication des interlocuteurs lors des pourparlers (Sondierungsgespräche) menant à des négociations en vue de former un gouvernement. Une situation qui n’est pas sans risque, comme en ont témoigné en 2017 les longues négociations – finalement soldées par un échec – entre la CDU-CSU, le FDP et les Verts.
Une érosion des grands partis au centre de l’échiquier qui n’est pas sans rappeler ce qu’il se passe depuis des années lors des élections européennes. En 2019, le groupe du Parti Populaire européen et l’Alliance progressiste des socialistes et des démocrates au Parlement européen avaient récolté seulement 38% des voix, bien loin, par exemple, des 66% obtenus en 1999. Tout comme au niveau allemand, le Parlement européen doit se départir de l’accord de principe entre ses deux plus grandes formations et expérimenter les coalitions partisanes, garantes d’une politisation croissante des débats dans l’hémicycle strasbourgeois, et par conséquent d’une meilleure appropriation des enjeux européens par les citoyens.
Un contrat de coalition pro-européen... parmi d’autres
Un autre point qui doit retenir notre attention concerne bien évidemment le contenu de la politique européenne prônée par la nouvelle coalition au pouvoir à Berlin. À la lecture du « contrat de coalition » (Koalitionsvertrag), document de compromis entre les partenaires de la coalition définissant la politique pour la législature à venir, l’on est frappé par un certain degré d’ambition à l’égard de la réforme de l’Union européenne, comme en témoignent les premières lignes du chapitre consacré, à la page 131 :
« La Conférence sur l’avenir de l’Europe doit aboutir sur des réformes. Nous soutenons des changements de traités nécessaires. La Conférence devrait aboutir à une Convention ayant le pouvoir de rédiger une Constitution et mener à la formation d’un État fédéral européen ».
Une ambition dans le texte qui n’est pas sans rappeler le discours en 2017 de Martin Schulz, candidat malheureux à la chancellerie avec le SPD, dans lequel il appelait de ses vœux la création d’un État fédéral européen d’ici 2025. Seulement voilà, entre-temps, le SPD a formé une coalition avec la CDU-CSU, et la refondation de l’Union européenne n’a pas vraiment eu lieu, mis à part le bond fédéral – et temporaire – représenté par le plan de relance Next Generation EU en 2020.
En 2018, le contrat de coalition avait mis l’Europe à l’honneur dans son titre « Un nouveau départ pour l’Europe. Une nouvelle dynamique pour l’Allemagne, une nouvelle solidarité pour notre pays ». La fermeture unilatérale des frontières avec la France dans les premiers mois de la pandémie de Covid-19 n’a été qu’un exemple de la différence entre les paroles et les actes.
Le nouveau gouvernement allemand doit utiliser la Conférence sur l’avenir de l’Europe pour insuffler une nouvelle politique européenne plus efficace, et donc plus fédérale. Pour ce faire, elle devra d’abord compter sur un soutien équivoque du partenaire français qui assure la présidence du Conseil de l’Union européenne, mais qui reste paralysé par une campagne présidentielle où la voix des eurosceptiques est plus forte que jamais. En évitant l’écueil d’un tandem franco-allemand exclusif, Olaf Scholz devra travailler main dans la main avec l’ensemble des partenaires européens.
Les élections fédérales de 2021 ont montré une nouvelle fois que l’Allemagne était un des principaux, sinon le principal laboratoire de la politique européenne.
Suivre les commentaires : |