Certains ont parlé de « victoire » européenne. Alors que l’exploration spatiale est devenue pour l’essentiel affaire de coopération internationale, le mot est sans doute mal choisi. Si victoire de l’Europe il y a, c’est avant tout sur elle-même. A l’heure où les partis anti-européens progressent, où l’Union européenne est souvent perçue comme un monstre technocratique, l’atterrissage de Philae sur Chury est l’un de ces évènements rares, qui peuvent fédérer et rendre fiers les citoyens européens.
Nées en même temps que le système solaire, les comètes sont susceptibles de fournir des indices importants sur la formation et l’évolution de celui-ci, et sur l’apparition de la vie en son sein. L’Europe a toujours été en pointe dans l’exploration des comètes. Déjà Jules Verne, en 1877 dans son roman Hector Sarvada, imaginait un de ses héros, Palmyrin Rosette, voyageant deux ans sur l’une d’elle. Plus d’un siècle plus tard, la réalité rejoignait presque la fiction lorsque la sonde européenne Giotto fut la première à approcher le noyau d’une comète, d’abord la mythique comète de Halley en 1986, puis la comète Grigg-Skjellerup en 1996. Giotto réalise à cette occasion plusieurs premières techniques, et elle est à l’origine de découvertes scientifiques importantes comme la présence de composés organiques dans le noyau. L’étude des comètes depuis l’espace devient un des rares domaines de l’exploration spatiale où l’Agence spatiale européenne (ESA, European Space Agency) devance son homologue américaine, la NASA.
Celle-ci mène néanmoins, au cours des deux décennies suivantes, plusieurs missions spatiales dédiées à l’étude des comètes : Deep Space 1, Stardust, Contour qui fut un échec, et enfin Deep impact. Mais aucun atterrissage, ou « acométage » devrait-on dire, ne fut tenté. C’est là que la mission Rosetta entre dans l’histoire.
L’aventure commence en janvier 1985. Les ministres des pays européens membres de l’ESA entérinent à Rome un premier plan scientifique à long terme, baptisé « Horizon 2000 ». L’ESA fonctionne sur la base d’un retour géographique, c’est-à-dire que la somme versée par un État membre est approximativement affectée à l’industrie spatiale de ce pays dans le cadre des développements effectués. En 2013, le budget fut de 4,28 milliards euros ou 5,6 milliards de dollars (l’Allemagne et la France contribuent pour un quart du budget chacune), dont 12,3% affectés au développement scientifique. Le budget européen est relativement faible puisqu’il représente l’équivalent du prix d’un ticket de cinéma par citoyen d’un État membre de l’ESA. Aux États-Unis, les investissements consacrés aux activités spatiales civiles sont presque quatre fois plus élevés.
Le plan « Horizon 2000 » prévoit notamment le lancement d’ici l’an 2000 de quatre missions ambitieuses, dites « pierres angulaires », dont une mission de retour d’échantillon d’une comète. Mais le coût de cette mission, estimé à 800 millions de dollars, est trop important pour le budget dont dispose l’agence européenne. Parallèlement, la NASA avait un projet analogue. En 1986, les deux agences ont réuni leurs efforts autour d’un projet commun baptisé Rosetta. La NASA doit fournir le lanceur et le générateur électrique nucléaire, et l’ESA l’atterrisseur. Une capsule d’échantillons doit revenir sur Terre.
Ce projet initial, au fil des restrictions budgétaires des uns et des autres, évolue constamment. D’un atterrisseur, on passe à deux, puis de nouveau à un. La NASA se désengage peu à peu, et l’alimentation électrique nucléaire de la sonde doit être remplacée par des panneaux solaires. L’échec du lancement de la fusée européenne Ariane V en 2002 oblige l’ESA à changer l’objectif et la date de la mission Rosetta. Au final, celle-ci prend sa configuration actuelle : un projet exclusivement européen, avec un lancement en 2004 vers la comète 67P/Tchourioumov-Guérassimenko et un atterrisseur, le robot Philae.
Pendant que la mission se dessinait peu à peu dans les couloirs des agences spatiales, les scientifiques et les industriels s’étaient déjà mis au travail, sous la coordination de l’ESA. Le développement de l’orbiteur Rosetta est confié à la société allemande Daimler-Chrysler (devenu en 2014 Airbus Defence and Space) qui dirige un regroupement d’industriels européens : le Royaume-Uni fournit la plateforme, les industriels français l’avionique, et l’Italie réalise l’assemblage et les tests. La sonde pèse près de trois tonnes pour dix mètres cubes, et son coût est validé à 800 millions d’euros. Le développement de l’atterrisseur est coordonné par l’Agence spatiale allemande, la DLR, avec des contributions significatives des agences spatiales, des institutions scientifiques et de cinquante entreprises de quatorze pays (France, Italie, Hongrie, Royaume-Uni, Finlande, Autriche, Suède, Irlande, et d’autres parmi lesquels la Suisse et les États-Unis). L’ESA décide finalement de financer 50% des coûts de développement de l’atterrisseur, évalués à 200 millions d’euros. Près de deux mille personnes ont travaillé sur ce projet, et ont mis au point vingt-sept instruments de mesure.
Le module Rosetta en cours de finition. - European Space Agency
Le coût de Rosetta peut paraître énorme, mais il faut d’abord considérer qu’il est réparti sur plus de vingt ans. D’autre part, les développements de la haute technologie nécessaire à la réalisation d’une telle mission ont des retombées industrielles et scientifiques dans de nombreux domaines (matériaux, miniaturisation, capteurs, etc.), et on considère que le retour sur investissement est d’un facteur quatre.
Cette ambition, cette persévérance et cet investissement de l’Europe, à travers l’ESA, ont fini par payer, malgré les risques encourus. A cinq cents millions de kilomètres de là, nous avons tous pu suivre avec une curiosité croissante le réveil de la sonde en janvier 2014, après dix ans de voyage et plus de six milliards de kilomètres parcourus. La curiosité céda peu à peu la place à l’émotion lors de sa mise en orbite très délicate autour de Chury, le largage puis l’atterrissage de Philae, avec les interrogations et la course contre la montre qui s’en sont suivi. Le petit robot (100 kilos sur Terre, un gramme sur Chury) et son orbiteur ont envoyé vers la Terre des données que nos scientifiques mettront des années à éplucher. Et ce n’est pas fini. Rosetta continuera sa mission jusqu’en décembre 2015, et Philae devrait se réveiller en août prochain pour nous livrer ses dernières observations. Les sentinelles des différents centres de commande (ESOC à Darmstadt pour le contrôle de Rosetta, ESTEC aux Pays-Bas pour la collecte et la diffusion de données collectées, DLR à Cologne pour le contrôle de Philae et le CNES à Toulouse pour le traitement des données collectées) seront encore à pied d’œuvre de longs mois. Il ne faut pas oublier non plus, cela est moins connu du grand public, que Rosetta a été plusieurs fois réveillée pendant son voyage à travers le système solaire, pour observer divers astéroïdes, dont Steins et Lutetia.
Photographie de la comète 67P/Churyumov–Gerasimenko par la sonde Rosetta. - ESA Rosetta NAVCAM
Alors oui, pour le prix d’un ticket de cinéma chacun, nous, Européens, pouvons être fiers de cet exploit réalisé en notre nom, et pour le bénéfice de la science et de toute l’humanité.
Il reste encore beaucoup de choses à apprendre sur les comètes, et l’on peut parier que l’Europe aura à cœur de rester leader dans ce domaine de l’exploration spatiale. Il n’y a actuellement plus de mission en cours à l’ESA pour « Horizon 2000 », jusqu’au prochain plan « Cosmic vision » qui concernera la période 2015-2025.
Comme Jules Verne à l’époque, les comètes font toujours rêver les auteurs de science-fiction. Citons D. Brin et G. Benford qui, dans leur roman Au cœur de la comète, imaginent celles-ci habitées dans d’immenses cavités internes. Une prochaine étape, sans doute lointaine, pour nos scientifiques européens ? A moins que nous ne soyons devancés. En effet, une branche du CNES chargé des phénomènes OVNI, le GEIPAN, envisage d’ailleurs très sérieusement que des extra-terrestres puissent occuper le centre des comètes pour nous observer. La vérité est ailleurs.
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